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Visages de la précarité (3) : à Bordeaux, des réfugiés pas au bout de leurs Odyssées

L’administration française trie les demandeurs d’asile en deux catégories – peut rester ou doit partir. Venus du Soudan, du Mali et de Guinée, les trois réfugiés installés à Bordeaux que nous avons rencontré flippent de devoir retourner à la misère et la violence de leur pays d’origine. Et ils dénoncent, avec les bénévoles qui les aident, les procédures abusives, si ce n’est illégales, dont ils ont fait l’objet : évaluation de l’âge au doigt mouillé pour déterminer qu’un ado est en fait majeur, homme menotté et enfermé alors qu’il se rendait de son plein gré à la préfecture…

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Visages de la précarité (3) : à Bordeaux, des réfugiés pas au bout de leurs Odyssées

Ils ont traversé des milliers de kilomètres, quittant souvent leurs parents, voire leur compagne et leurs enfants. Parfois, ce sont les enfants eux-mêmes qui ont fait ce périple. Les raisons du départ sont politiques, économiques, en tous cas suffisantes pour les avoir arraché à leur vie, là où ils sont nés.

Ils se sont retrouvés en France par choix, à Bordeaux par hasard. Le français devient petit à petit leur langue, mais souvent ils connaissent mieux l’anglais. Ce sont des hommes – nous n’avons pas croisé de femmes bien qu’il y en a aussi – qui osent difficilement se montrer, par peur de réprimandes administratives.

Certains se sont faits arrêter en allant signer le récépissé actant de leur présence à la préfecture. D’autres ont été rappelés à l’ordre pour s’être adressés à des associations d’aides aux immigrés et aux populations fragiles. Alors parler à un journaliste n’est pas naturel, et être pris en photo inenvisageable.

Parmi ceux que nous avons rencontré, certains sont voués à quitter le département, voire le pays, dans les prochaines semaines. D’autres pourront rester. Pour l’heure, ils cherchent un havre de solidarité que l’État peut leur donner, mais que des citoyens volontaires offrent à coup sûr.

Ce samedi, le réseau Education sans frontière (RESF) organise sa traditionnelle fête de la solidarité, place Saint-Michel pour ne pas que ces histoires restent invisibles.

Lire pages suivantes les portraits de Moustapha, Bakary et Boubakar.

Moustapha : « Demande leur de ne pas m’arrêter »

Déconcertant. Moustapha (appelons le ainsi) est déconcertant. La vingtaine, beau gars, les cheveux courts crépus et le sourire ravageur, le Soudanais a quitté son village natal alors qu’il n’était pas encore un adolescent. Les rebellions et massacres qui s’y déroulent le conduisent avec parents et fratrie à s’installer dans un camp de réfugiés au Tchad. Il y a passé plus de la moitié sa jeune vie.

9 jours dans le désert

Avec le temps, les conditions s’y détériorent tant sur le plan de la nourriture que de l’hygiène, car à la crise alimentaire s’ajoute celle sanitaire, plus taboue – vue de France l’existence du journée internationale des toilettes prête à sourire alors que le manque de WC et donc de salubrité serait à l’origine de la mort de 200000 enfants par an. Moustapha n’a pas honte de nous en parler au même titre que de la pauvreté rampante, du manque d’eau, de nourriture et de médecine.

Moustapha, une vingtaine d’années dont plus de la moitié avec l’étiquette « réfugié ». (XR/Rue89 Bordeaux)

Alors enfant, il se démène, apprend l’anglais et entend les premiers mots d’une autre langue qui se conjugue avec solidarité :

« Tous les membres des ONG parlaient français »

Seulement, la vie devient plus difficile dans la camp. La famille décide que Moustapha doit partir pour aider et améliorer le quotidien. Ce récit qu’il a déjà pu conter a ainsi été retranscrit par des bénévoles :

« 9 jours dans le désert, deux camions, 20 personnes, 1/3 litre d’eau par jour, une ration de nourriture. »

Arrivé en Libye, ses papiers sont volés avec son argent. Il y passe 9 mois puis traverse la Méditerranée :

« J’ai attendu pendant quatre mois au bord de la mer pour espérer partir. »

Il débarque en Italie sur l’île de Lampedusa, immanquable passage pour les migrants. Ses empreintes sont prises. Il ne s’attarde pas. Quatre jours plus tard, le voici à la frontière française.

« Wait, wait, wait »

Il faudra 6 tentatives pour passer en France. Les 5 premières se passent de nuit ou tôt le matin, mais elles échouent. C’est finalement avec le train de midi, dans lequel il s’était caché, qu’il arrive à Nice. Une gare de bus à Marseille ou la station de métro la Chapelle à Paris lui servent d’hôtel à ciel ouvert, avant de se retrouver transféré par l’État au CAO (centre d’accueil orientation) de Mérignac. Et depuis ? « Wait, wait, wait »

Il passe pas mal de temps à la bibliothèque près de son centre et épluche le dictionnaire et la phonétique des mots. En attendant qu’on lui fasse faire marche arrière, et qu’on l’oblige à retourner en Italie, là où il a déposé ses empreintes, et où, selon les accords de Dublin, il doit déposer sa demande d’asile. Cette procédure dite de « dublinage » doit s’appliquer à 33 membres de son CAO.

Un mouvement de bénévoles et anciens bénévoles du CAO en appelle au Préfet qui peut les «dédubliner», indique leur lettre envoyée début mars. La pétition qui accompagne ce courrier a recueilli plus de 700 signatures (voir sur change.org). Par ailleurs, Laurence, une des initiatrices de ce mouvement, s’insurge :

« La police des frontières a interpellé au guichet un jeune homme. Elle l’a menotté et conduit au centre de rétention de l’hôtel de police de Bordeaux. Une juriste a pu prendre l’affaire en main et il était sorti 48 heures plus tard. Mais ce n’est pas normal. Ces gens ne connaissent pas leurs droits. »

Aux frontières de la légalité

Dans la lettre, le mouvement des bénévoles rappelle que « la Cour de Justice de l’Union Européenne juge, dans un arrêt du 15 mars 2017, qu’en l’absence de critères légaux objectifs définissant le risque de fuite, tout placement en rétention administrative d’un demandeur d’asile en procédure « Dublin » est illégal. »

Les services de la préfecture répondent à Laurence qu’une adresse de domiciliation est nécessaire or l’adresse du CAO ne vaut pas une domiciliation. « Un avocat me l’a confirmé après », s’attriste-elle. La police ne peut en revanche ni intervenir dans un CAO ni y installer un centre de rétention administrative.

Résultat : la semaine passée, 6 hommes se sont faits arrêter en se rendant à leur rendez-vous à  la préfecture. « Trois seront renvoyés en Italie ce lundi matin « , nous assure Laurence.

Et la fuite ? Très peu y pensent, rares sont ceux qui tentent, selon elle. En attendant de savoir où il va aller, Moustapha dit rêver de « parler le français et de perfectionner son anglais et son arabe pour devenir traducteur. Si j’apprends, je ne serais plus obligé de faire la manche ».

Son CAO a fermé. Il a été relogé et doit bientôt se rendre à la préfecture. Il lance un SOS par SMS à Laurence :

« Demande leur de ne pas m’arrêter. »

Bakary, broyé dans la machine à explorer le temps

Bakary est à l’image de dizaines de jeunes arrivés en Gironde depuis six mois. Cet adolescent a vécu un retour vers le futur version cauchemar. Voilà un an qu’il a quitté son Mali natal et une vie de misère, pour aider sa mère avec laquelle il vit seul – son père est mort -, et qu’il veut aider.

Alors il s’en va. « C’est dur »  – une expression qu’il ne cesse de répéter tout au long de son récit. Il passe par le Burkina Faso. Du Niger, il nous énumère les villes qu’il a traversé et dont on n’a pas connaissance ni le temps de noter. Une fois en Libye, il travaille plusieurs mois comme jardinier pour se payer un passeur.

Il grimpe dans un bateau une nuit d’août à 22h. Le lendemain, à midi, la Croix Rouge le récupère avec 128 autres personnes à bord du rafiot. De la Sicile, il va à Milan où on lui dit qu’ »il n’y a plus de places ». Il monte dans un train et se retrouve à Cahors. En 9 lignes, voici donc le récit de 8 mois de vie que nous ne connaitrons jamais personnellement et dont nous n’imaginons que trop mal les souffrances et les craintes.

Bakary, adulte redevenu enfant pour l’Etat français. (XR/Rue89 Bordeaux)

Celles-ci, ce sont les mains de Bakary qui les racontent. La mâchoire est serrée, les doigts sont crispés. L’ado, avec son français correct, est en retrait.

Une fois en France, l’extrait de naissance de Bakary est reconnu comme valable. Pour l’administration, il s’agit d’un mineur. Dans le cadre de la procédure de répartition nationale des demandeurs d’asile, il est mis dans un train pour Bordeaux. Mais il ne pensait qu’en Gironde son statut changerait.

Le jeune homme repasse en effet un nouveau test sur son âge (voir encadré) : malheur, il est adulte. Il ne dépend donc plus de la protection de l’enfance et doit donc pour trouver un toit s’adresser au 115, dont le propre semble être son embouteillage permanent.

Destroy

A la rue, en plein hiver, il trouve finalement une place dans le gymnase Palmer de Cenon et adopte un rythme durant plusieurs jours glaçants : « Douche à 6h, sortie à 7h, retour à 20h sans avoir mangé ». Sa colère monte, ses mains se lèvent, son silence se fait.

Les associatifs qui l’entourent (Asti, Resf, Ligue des Droits de l’Homme) parlent pour lui :

« Il aurait dû recevoir une notification qui lui a été refusée lorsqu’il a été jugé comme majeur. Cette notification lui explique les droits et recours possibles qui ne peuvent se faire que dans un temps limité. Or, l’inspectrice ne la lui a pas proposé. C’est illégal. »

Leur protestation est entendue. Le recours entamé, Bakary est aujourd’hui redevenu mineur. Maryse, une bénévole près de lui, prend la parole :

« Ce parcours a été d’une grande souffrance, d’un grand stress. Il est allé au 115 où se trouve aussi des adultes destroy. Il m’a raconté que certains se réveillent la nuit et crient ou se battent. Aujourd’hui, il ne dort pas bien et fait des insomnies. »

Et l’école est encore loin. Quand nous l’avons rencontré il résidait chez des particuliers solidaires de sa situation. Les autorités n’avaient pas de place pour lui.

Boubacar : « Tu es mineur depuis combien de jours ? »

Boubacar aime dessiner. Son dessin plus réussi selon son entourage en France, c’est celui de sa traversée de la Méditerranée entre le Maroc et l’Espagne. Le jeune homme qui vient de Guinée-Conakry y met en scène son zodiac et les dizaines de personnes à bord. Ils y apparaissent inquiets. Leur bouche forme un signe égal rigide et inquiétant (sauf un). Aucun n’a de cheveux (sauf un autre). Ils sont vêtus de jaunes, de gris, d’oranges. « Certains avaient des gilets de sauvetages », nous dit-il.

Il y a quelque chose de nauséeux dans ce dessin sur feuille A4, fièrement encadré et mis sous verre. Boubacar nous raconte ce « moteur qui s’arrêtait toutes les dix minutes » au milieu de la mer mais aussi cette féérie des « dauphins (également couchés sur le papier, NDLR) qui étaient devant nous et cassaient les vagues pour calmer les remous et nous soulager. »

Autre matière à nous rassurer, l’adolescent a pu inscrire quatre lettres sur le pneumatique du bateau : B.O.Z.A. « Boza ! » c’est l’exclamation de la victoire dans plusieurs régions en Afrique de l’Ouest. Quelle victoire ? « On a réussi à entrer en Europe ! » s’exclame Boubacar.

Le dessin de Boubakar, ces réfugiés nauséeux dans leur zodiak. (XR/Rue89 Bordeaux)

Il est orphelin de parents morts dans son pays lors d’un accident de voitures (un « règlement de compte dans un pays en guerre », précise un associatif). Son frère est parti sans « dire au-revoir » peste-t-il : « Je ne sais pas ce qu’il est devenu. Un clandestin ? »

Torture

Il part aussi. En janvier 2016, il quitte son pays et veut voir la France dont il parle un peu la langue. Mali, Burkina, Niger, Algérie, Maroc où il va travailler 8 mois avant de prendre un bateau. Les souvenirs du Niger restent douloureux :

« A un barrage j’ai été violenté par des policiers. Si on n’a pas d’argent, on ne passe pas et on est fouetté. »

Il mime une torture par électrocution, à gauche sur son buste. Une fois en Europe, il y a sa traversée de l’Espagne et son arrivée en France. Un test des os et ses papiers indiquent qu’il est mineur. En tout cas à Perpignan, mais à Bordeaux le voici ré-évalué. Et après « un entretien sans traducteur » il devient majeur. Pas une bonne nouvelle :

« A Perpignan, on m’avait dit que j’allais à Bordeaux pour aller à l’école. Mais je n’ai droit à rien comme on m’a déclaré majeur. »

Un recours plus tard, le juge le déclare à nouveau mineur.

« Alors tu es mineur depuis combien de jours ? » préfère s’amuser une bénévole de la LDH.

Depuis le 13 avril, répond-il avec du mal à sourire. Il regrette les reproches que lui font les institutions quand il est allé demander de l’aide à Médecins du Monde ou à l’Asti pour des soins qu’on lui refuse, des droits qu’il ne connait pas. Même reconnu mineur, il n’a pas de place dans les services de protection de l’enfance (voir en page 2). Il dort chez un particulier girondin parmi un réseau informel de familles solidaires. Sans famille, il ne voit pourtant pas sa vie ailleurs qu’ici.


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