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Dans l’Entre-deux-mers, la distillerie pourrit l’air et la vie de ses voisins

Coup de théâtre pour la distillerie Douence : malgré l’avis défavorable de l’enquête publique, les suspicions de pollution et l’opposition des riverains, l’usine de Saint-Genès-de-Lombaud (Gironde) devrait être autorisée à augmenter son activité, du fait de l' »absence de risques préoccupants pour les populations voisines ». Les associations de protection de l’environnement dénoncent de graves carences dans un dossier fumeux.

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Dans l’Entre-deux-mers, la distillerie pourrit l’air et la vie de ses voisins

Dans l’Entre-deux-mers, ce combat mené par les riverains et associations de protection de l’environnement n’est pas un long fleuve tranquille… Fondée après guerre dans la vallée de Saint-Genès-de-Lombaud, la distillerie Douence transforme les marcs et lies de raisin apportées par 3200 viticulteurs. Bref, c’est un peu l’incinérateur de la vigne girondine, qui emploie 35 personnes.

Mais l’usine suscite l’ire des habitants : elle génère des nuisances – fumées, odeurs de vinasse ou de « pourri brûlé » -, et est suspectée de polluer l’air et les eaux.

En 1975, soit 28 ans après la création  de la distillerie, l’inspecteur des installations classées pour la protection de l’environnement, estime déjà qu’il « serait peu souhaitable d’autoriser une extension de l’exploitation dans l’avenir si son propriétaire persiste à ne pas tenir compte du préjudice qu’il occasionne à son voisinage ».

Depuis, la production de produits alimentaires, chimiques, agricoles, industriels et d’énergies renouvelables, issue de la distillation des déchets viticoles est pourtant passée de 115 hectolitres par jour à 210 hl actuellement, et 350 espérés bientôt.

Afin d’étendre ses activités, l’exploitant a en effet déposé un dossier de demande d’autorisation en 2000, qui a fait l’objet d’un arrêté préfectoral d’autorisation le 18 octobre 2001, complété par l’arrêté préfectoral du 24 novembre 2003.

Carence de l’État

Mais en 2001, les associations Label Nature et Vivre en Entre-deux-mers déposent un recours pour « carence de l’État vis-à-vis des pollutions générées » ; et en 2010, en raison d’une irrégularité dans la procédure d’autorisation, le tribunal administratif de Bordeaux annule les arrêtés préfectoraux d’autorisation d’exploiter et demande le dépôt d’un nouveau dossier. Première victoire.

Le dossier en question met alors trois ans à arriver complet sur le bureau des services de la préfecture. Et ce délai pèse lourd dans la balance du commissaire-enquêteur, dans son rapport, issu de l’enquête publique, il rend en juillet 2016 un avis défavorable.

« Il paraît difficile aujourd’hui, compte-tenu des nombreux manques, d’évaluer la nature et l’impact réels et concrets des rejets atmosphériques sur la santé des habitants voisins de la distillerie, d’où une inquiétude face aux dangers à moyen et long terme liés à l’ingestion directe ou indirecte de ces retombées atmosphériques », indique Gilles Robert, le commissaire-enquêteur dans son rapport.

Deuxième (très grosse) victoire. Cette décision est en outre assortie de cinq avis également défavorables votés par les mairies du secteur : Saint-Genès-de-Lombaud, Haux, Langoiran, Saint-Caprais-de-Bordeaux et le Tourne.

Dessin réalisé par Pierre Touron

Jusqu’à ce jour, la croissance de l’activité de la  distillerie semblait donc difficilement envisageable. L’avis (consultatif) favorable du Conseil départemental de l’environnement et des risques sanitaires et technologiques (Coderst) rendu le 6 juillet dernier, renvoie pourtant associations, riverains et parents d’élèves dans les cordes. D’autant que le préfet, Pierre Dartout, avait déjà annoncé qu’il suivrait cet avis. Sa décision est attendue dans les prochains jours.

Retour de bâton

C’est un coup de massue pour ces militants qui connaissent le dossier sur le bout des doigts, compilant documents, rapports et analyses depuis plus de 20 ans. Dans un courrier adressé au préfet lundi dernier, l’association Label Nature dénonce de graves carences dans ce dossier.

Malgré les sept ans écoulés depuis la décision du tribunal administratif, il manque toujours des pièces selon elle nécessaires pour évaluer l’impact de l’activité sur l’environnement : un rapport hydrogéologique local, une étude montrant la possibilité de prélèvement dans la Soye, un dossier de demande d’autorisation pour la station d’épuration  de la distillerie, des avis du Sage (schéma d’aménagement de gestion des eaux) et de l’Onema (Office national de l’eau et des milieux aquatiques).

« Il serait préférable de (…) se poser la question des rejets et déchets de toute nature engendrés par cette production et les opérations qui en découlent comme le séchage des marcs, la production de tartrates (sels présents dans le raisin, dont les rejets sont une source de pollution potentielle, NDLR), le traitement des eaux résiduaires, les possibilités ou impossibilités de rejets et d’épandages… avant de définir le volume opportun à autoriser », stipule le courrier adressé par Label Nature au préfet.

L’association regrette également le manque de transparence et le fait de ne pas avoir été associée à ce nouvel arrêté.

Dans le dossier fourni au Coderst, Bernard Douence, dirigeant du site, a joint deux études qui semblent avoir été décisives. Une sur l’évaluation du risque sanitaire réalisée par l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS) et une seconde sur le bruit de l’Apave.

« Sur la base des émissions mesurées, le calcul des indicateurs de risque pour une exposition à long terme montre l’absence de risques préoccupants pour les populations voisines du site », conclut l’Ineris.

« Pour les conditions rencontrées lors de la campagne de mesure, il apparaît que les niveaux sonores engendrés dans l’environnement respectent les exigences réglementaires », du côté de l’Apave.

Fin de l’histoire ? On peut parier que non.

Odeurs pestilentielles et poissons morts

Car le quotidien des riverains reste – et restera – impacté par le site.  Régulièrement, les habitants des environs – jusqu’à 11 kilomètres de distance, 20 000 personnes concernées, estime Label Nature – sentent une odeur de produits viticoles macérés, aux relents de vinasse, de fumiers et même de vernis, selon certains… On ne saurait dire. Une odeur qui peut devenir suffocante, qui empêche d’aérer les maisons et fait grimacer les enfants sur le chemin de l’école.

Et c’est aussi voir un épais nuage de fumée aux couleurs changeantes qui stagne régulièrement au-dessus de la vallée dans laquelle est encaissée la distillerie, ou sur la cour de l’école. En février, Stéphane (les prénoms ont été modifiés) adresse un courrier à la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal), quoi prépare le dossier pour le Coderst, pour constater les nuisances :

« Notez qu’il semble qu’il y ait plusieurs types d’odeurs caractéristiques émanant de la distillerie qui s’amplifient avec les premières chaleurs du printemps: 1) odeur de vinasse 2) odeur acre/acide/irritante 3) odeur de “pourri brûlé”. »

Un dossier fumeux

Ce courrier fait partie des nombreuses missives et photos de fumées ou de mousse dans le cours d’eau voisin, le Lubert, envoyées par les habitants du secteur pour solliciter des études indépendantes et sérieuses. Car c’est justement ce que reprochaient au suivi du dossier, jusqu’à ce jour, ces irréductibles : l’absence d’études fiables.

« La Dreal fait des analyses au coup par coup, polluants par polluants, alors que nous respirons tout en même temps », dénonce une membre de l’association Label Nature.

Ils remettent d’ailleurs en cause la méthode pour procéder aux mesures. Pour l’étude de bruit, ils estiment que les capteurs étaient mal placés et ils ont mentionné à la Dreal que le jour des mesures, « des camions tournaient dans la cour pour montrer que l’usine fait moins de bruit ! », s’insurge une responsable de Label Nature. Par ailleurs, les analyses d’odeur ont été réalisées en décembre et en février, alors que la période sensible se situe en avril-mai… « Cela incite à dire que nous aurons des analyses tronquées », déplorait-elle il y a quelques mois.

En fin d’année dernière, un autre membre de l’association, spécialiste des matériaux à l’université Paul-Sabatier de Toulouse a procédé lui-même à une étude aéraulique sur la traçabilité du CO2, qui entraîne dans son sillage d’autres polluants. Il a remis ses résultats à la Dreal.

« J’ai fait 98 mesures sur 2 kilomètres autour de la vallée pendant 15 jours, explique-t-il, plus on s’éloigne et moins il y a de pollutions. Le taux s’élève à 480 parties par million (PPM) en début de semaine et 550 en fin de semaine. A partir de 600 PPM, on peut observer des problèmes respiratoires chez l’enfant… Et au fond de la vallée, le taux reste tout le temps élevé, car l’encaissement empêche l’évacuation naturelle. Depuis que j’ai révélé cela, j’y pense tous les jours… Si l’entreprise était sur un plateau, le CO2 se dissiperait. Il est inadmissible que cette étude n’ait jamais été faite ! »

"Exposition photos" chez un particulier (photo OD/Rue89Bordeaux)
Expo photos chez un particulier qui vit à proximité de la distillerie (OD/Rue89Bordeaux)

Mesures au pif

Cette question est en suspens depuis plusieurs années. Même le rapport initial de la Dreal, dont la mission est de préserver la qualité des milieux (eau, air, sol) et de prévenir les pollutions, émet des réserves sur les données fournies par la distillerie. Les dernières mesures olfactives remontent à 2007 et la référence utilisée pour déterminer la qualité de l’air à Saint-Genès a été relevée à Talence… A plus de 25 kilomètres du site ! De manière générale, le rapport de l’enquête publique soulevait « un manque de suivi et de rigueur dans les contrôles et la fréquence ».

Aux yeux des opposants, les impacts de la distillerie sont minimisés et ne correspondent pas à ce qui est vécu sur place. « Le projet n’a pas d’impact au niveau de la faune et de la flore », stipule le rapport de la Dreal ; « les émissions susceptibles de s’accumuler au sol et/ou dans les végétaux sont très faibles », réitère le rapport de l’Ineris. 

Pourtant, depuis quelques temps, une habitante a constaté des malformations sur des plantes. Chicorée sauvage sur laquelle ont poussé plusieurs tiges accolées, tulipe aux tiges multiples et soudées avec plusieurs fleurs au lieu d’une seule, perce-neige – espèce évaluée en voie de disparition – présentant des malformations…

« J’ai fait suivre ces photos à un botaniste, précise Colette Gouanelle, secrétaire générale de la Sepanso Gironde, association de protection de l’environnement, et il a reconnu que la multiplication de malformations sur autant d’espèces en un même lieu est très bizarre, mais il faudrait faire une étude des sols pour en savoir plus. »

« Absence d’impact sur les milieux naturels » ; « pas d’influence des  rejets de la distillerie » (Ineris). Là encore, cette conclusion laisse perplexe la Sepanso : « La fédération de la pêche a constaté qu’il n’y avait plus beaucoup de poissons dans le cours d’eau voisin. » Ou des poissons morts. Ce que confirme le commissaire-enquêteur à l’issue de l’enquête publique.

Les effets sur la santé suscitent aussi des inquiétudes. Le médecin du secteur a constaté plusieurs cancers de l’estomac sur un périmètre restreint. Lydie (le prénom a été changé) entretenait avec soin son potager à quelques mètres du site industriel a même décidé de l’abandonner, dans le doute. Son beau-père est décédé d’un cancer de l’intestin. Aucun lien avec une éventuelle pollution n’est établi, mais il y a quelques mois, le médecin envisageait de conduire une enquête épidémiologique.

« Système féodal »

Riverains et associations demandent une mise aux normes du site et un déménagement dans un lieu plus adapté. Ils dénoncent l’opacité autour de ce dossier et mettent en cause l’influence de la famille Douence sur le territoire. Bernard Douence n’a pas souhaité répondre aux demandes d’entretien de Rue89 Bordeaux, préférant attendre l’arrêté préfectoral pour communiquer. Dans la presse, l’industriel affirme avoir fait des investissements pour diminuer les nuisances de son activité.

La distillerie Douence est encaissée dans la vallée (OD/Rue89 Bordeaux)

Jean-Michel Douence était le patron de la distillerie jusqu’en 2005, date à laquelle il a été condamné pour prise illégale d’intérêts. Maire de la ville de Saint-Genès-de-Lombaud, il présidait la séance du conseil municipal au cours de laquelle était débattue l’opportunité d’accorder une autorisation d’exploiter à sa distillerie. Depuis, il a laissé les rênes de l’entreprise à son frère Bernard.

La famille Douence est effectivement très présente dans la région puisque, outre le site de Saint-Genès-de-Lombaud – « une des plus importantes distilleries de France », commente le commissaire-enquêteur – elle a des parts dans neuf autres distilleries et a repris la vinaigrerie Tête noire, installée en Dordogne. On retrouve le patronyme Douence à la tête d’un château viticole de Haux, à la vice-présidence de l’Union nationale des distilleries, mais aussi dans la liste des mécènes de la Cité du vin de Bordeaux. Certains opposants dénoncent un « système féodal » :

« Quand on fait du porte-à-porte, explique un militant associatif, on tombe toujours sur quelqu’un qui nous dit qu’il connaît M. Douence depuis toujours, qu’il ne veut pas se brouiller avec lui… »

Comble de l’ironie : jusqu’à récemment, Jean-Michel Douence était chargé de l’environnement à la communauté de communes du Créonnais ! Les élus du secteur ont longtemps fait preuve de confiance excessive ou de passivité. La nouvelle génération semble vouloir durcir le ton.

« On doit respecter beaucoup de règles sanitaires et là, elles ne le sont pas, dénonce Nathalie Aubin, maire de Haux, la commune voisine. Que font les services de l’état ? La loi est la même pour tous. »

Les politiques commencent à montrer les dents sur le sujet. D’abord Anne-Laure Fabre-Nadler, élue écologiste et vice-présidente du conseil départemental de Gironde. Elle sollicite le préfet à plusieurs reprises sur le sujet et fait venir Cécile Duflot en septembre 2016. En pleine campagne pour la primaire des écologistes, l’ancienne ministre apporte son soutien aux habitants mécontents.

« Dans ces cas-là, on compte sur la passivité et l’ignorance des habitants, déclare-t-elle alors dans le décor champêtre d’un jardin qui possède une vue plongeante sur la distillerie. Ce dossier n’est pas défendable. » 

Le dossier est remonté jusqu’à Ségolène Royal et Marisol Touraine, alors ministres de l’Environnement et de la Santé.

Depuis, le collectif de riverains et les association Label Nature et Vivre en Entre-deux-Mers se démènent : pétition en ligne pour demander l’installation d’une station Atmo afin d’évaluer la qualité de l’air, réunions publiques avec distribution de lettres-types et adresses des interlocuteurs pour signaler les nuisances, projet de crowdfunding pour financer des études indépendantes, porte-à-porte…

Des efforts qui pourraient être réduits à néant – inversement proportionnel à leurs inquiétudes – si le préfet de Gironde décidait de suivre l’avis du Coderst. Dans l’indifférence.

Vidéo réalisée à l’occasion d’une réunion publique du mois de mai 2016 :


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