Il est onze heures vingt. Au cœur de Bordeaux, place de la Victoire, des déflagrations retentissent. Une voix s’élève : « Nous sommes le 3 août 2014, il est onze heures, et nous sommes à Shengal (nom kurde de la ville de Sinjar, NDLR). Daech est en train de commettre un génocide contre les Yézidis. » Des individus, affublés de barbes postiches arrivent et font mine de massacrer les hommes et d’enchaîner femmes et enfants.
C’est ce qu’il s’est passé, il y a trois ans, dans la région des monts Sinjar, au nord-ouest de l’Irak, près de la frontière syrienne. Les images de ces familles, errant dans les montagnes désertiques de la région, avaient fait le tour du monde.
Génocide, féminicide, et drame humanitaire
Minorité ethno-religieuse non musulmane, les Yézidis sont considérés comme des hérétiques par l’État Islamique (EI). Cette communauté authentiquement kurde était jusqu’alors placée sous la protection du PDK de Massoud Barzani, leader du Parti Démocratique du Kurdistan (PDK) et président du gouvernement régional du Kurdistan, en Irak, où se tiendra un référendum d’indépendance le 25 septembre prochain.
La prise de Mossoul, le 10 juin 2014, va être un tournant décisif. La fuite de l’armée irakienne ouvre une brèche géographique dans laquelle va s’engouffrer l’EI. Les Peshmergas aux ordres du gouvernement kurde d’Irak se retirent, et Sinjar tombe dans la matinée du 3 août 2014, abandonnant une communauté alors sans défense.
Le Sinjar, montagne sacrée qui avait historiquement servi à de multiples reprises de refuge aux Yézidis, devient dès lors le terrain d’un des pires drames humains de ces dernières décennies. A la merci des djihadistes, beaucoup de civils n’ayant aucun moyen de s’enfuir sont pris au piège. D’autres partent à travers les montagnes, pourchassés par leurs assaillants. Les chiffres, bien qu’approximatifs, sont éloquents : 5800 prisonniers, plus de 2000 morts dont 280 de soif ou d’épuisement dans leur fuite.
Plusieurs rassemblements en Europe
Face à l’ampleur de ce drame, Sévim, co-présidente du centre de la Communauté démocratique kurde de Bordeaux, fait part de sa satisfaction que cette mobilisation soit collective :
« Nous sommes à Bordeaux trois associations à avoir répondu à l’appel du mouvement des femmes yézidies libres : le collectif des femmes kurdes de Bordeaux, l’union des femmes socialistes de France, et le conseil démocratique des peuples. C’est vrai que nous sommes aujourd’hui une majorité de kurdes, dont certains du Rojava (territoire kurde du nord de la Syrie, NDLR), mais il y a aussi quelques turcs, des représentants de la communauté alevie (minorité religieuse musulmane, non sunnite, NDLR), et quelques femmes françaises. »
En Europe, plusieurs dizaines de rassemblements ont lieu au même moment. Notamment en Allemagne, où la communauté kurde est très importante, mais également en Belgique, en Suisse et en Angleterre. En France, des manifestations similaires ont lieu dans plusieurs villes, parmi lesquelles Paris, Strasbourg, et Marseille.
Vêtues de blanc, couleur traditionnelle portées par les femmes Yézidies, les femmes kurdes de Bordeaux donnent de la voix. « Savez-vous que l’Europe et les Etats-Unis sont restés sans agir devant les monstruosités de l’EI ? Savez-vous que des milliers de femmes ont été exécutées, enlevées, vendues comme esclaves sexuelles ? »
Soudain, des combattantes en tenue militaire font irruption au milieu de la place. Elles occupent le rôle des « Unités de protection du peuple » et des « Unités de protection de la femme » (YPG et YPJ), qui contrôlent les zones kurdes de Syrie. C’est un tournant important du conflit en cours en Irak et au Levant qui se rejoue là, place de la Victoire. Les troupes kurdes syriennes et turques passent pour la première fois la frontière irakienne, et interviennent en catastrophe pour libérer Sinjar.
Kurdes et Yezidis
Badia est responsable de l’antenne du parti politique kurde syrien PYD (Parti de l’union démocratique kurde de Syrie, NDRL) à Bordeaux. Sa présence à ce rassemblement est évidente :
« Nous sommes au cœur du sujet. C’est notamment grâce aux Unités de protection du Peuple que Sinjar a été libérée. Nos troupes ont sauvé ce qui pouvait encore l’être. »
Un avis que partage Sévim :
« Notre soutien à la communauté yézidie est aujourd’hui total. Mais il est certain que l’abandon qu’ils ont subi de la part des Peshmergas nous a considérablement rapproché d’eux. Les Kurdes syriens et turcs sont intervenus dans l’urgence, créant ainsi un lien fort entre nos communautés. »
Badia poursuit :
« Politiquement, nous défendons un système fédéral, avec l’autogestion de nos régions. Le peuple yézidi en fait partie, il est normal que nous nous préoccupions d’eux. »
Situation méconnue
Même si ce rassemblement est une commémoration, personne n’oublie que le drame yézidi ne s’aborde pas au passé. On compte encore aujourd’hui plus de 3000 femmes et enfants en captivité dans les rangs de l’EI. Sans oublier que des milliers d’autres sont encore enterrés dans des fosses communes encore inconnues.
« Personne ne peut tout faire, mais tout le monde peut faire un peu. La situation des Yézidis ne doit pas être ignorée, leur cri pour la paix ne doit pas rester inaudible ! » s’exclame une porte-parole au micro.
Place de la Victoire, des passants s’arrêtent, attirés par les cris de ces femmes qui se font l’écho des Yézidies en captivité en Syrie ou en Irak. « J’ai mis du temps à comprendre de quoi il s’agissait. J’ai, comme tout le monde je crois, connaissance de ces événements, mais c’est vrai que l’on en parle pas beaucoup », témoigne une passante.
« C’est le but, affirme Sévim. Je pense que grâce à cette bruyante pièce de théâtre, nous avons réussi à porter la voix de cette minorité en souffrance, ici, à Bordeaux. »
La reconnaissance de ce génocide est un enjeu important pour la survie de la communauté yézidie qui se trouve, malgré leur libération et l’expulsion des djihadistes de leur territoire, toujours dans une situation très délicate.
« Partout les mêmes rêves, partout les mêmes souffrances »
Ainsi, selon une Commission d’enquête de l’ONU, le génocide se poursuit actuellement et reste sans réponse, en dépit de l’obligation des États parties à la Convention de 1948 sur la prévention et la répression du crime de « génocide ». « Des milliers d’hommes et de garçons yézidis sont toujours portés disparus et le groupe terroriste continue de soumettre en Syrie quelque 3000 femmes et filles à des violences horribles, y compris des viols et des coups quotidiens », constate la Commission d’enquête.
A Bordeaux comme ailleurs en France, dans ce combat pour la reconnaissance du génocide yézidi, les institutions officielles et les associations de soutien aux droits de l’homme ne sont pas, ou très peu représentées.
« Nous n’avons pas réussi malheureusement à fédérer localement sur cette question, bien qu’il y ait un peu de mouvement au niveau international », concède Sévim.
Badia, elle, compte beaucoup sur la mobilisation des Kurdes :
« Nous sommes divisés sur quatre pays ; nous avons tous le même rêve, nous partageons tous les mêmes souffrances. »
La centaine de personne présente en cette de commémoration l’a promis : personne n’abandonnera la communauté yézidie, dans sa reconstruction qui s’annonce longue et difficile.
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