« Le juge des enfants a une tête de père Noël. Il est vieux, tout rabougri, avec une barbe blanche, des joues rondes et rouges, on dirait une pub pour Coca-Cola. »
Voici le monde selon Mattia – « Pas Matt. Ni pour les intimes, ni pour personne. » A travers le regard cru de cet enfant, le lecteur est porté dans le roman de Cloé Mehdi, Rien ne se perd, paru en 2016 aux éditions Jigal. La jeune Lyonnaise de 25 ans signe, dans un registre noir cette fois, un deuxième livre d’une grande sensibilité sur fond de bavure policière.
L’observation
Mattia est un garçon de onze ans qui « n’arrive pas à sortir de sa tête », fils d’une mère qui a « l’art de taire les choses importantes » et d’un père qui a « l’art de la fuite », et frère de l’imprévisible Gina qui, comme lui, est « rompue à l’art d’analyser les différents silences ». Il est le personnage principal et attachant de ce livre au déroulé cinématographique.
« Le sujet est très sombre, avec des intrigues psychiatriques et policières, mais aussi des inégalités sociales. Je pensais que c’était assez facile de tomber dans les écueils. J’ai voulu faire attention à ça en prenant un personnage d’enfant qui soit plus témoin de l’action que moteur de l’action. »
Cloé Mehdi, qui reconnaît ne pas avoir écrit ce livre comme un polar, tenait à éviter « les clichés habituels quand on écrit ce genre d’histoire ». Et c’est réussi.
« Le livre ne parle pas de faits précis mais plus d’une tendance sociétale. L’écriture est fondée sur l’observation », explique l’auteure.
Avec une scène d’une tension bien dosée en guise d’épilogue où l’on devine une vengeance imminente, l’histoire de Mattia se raconte à coup de phrases courtes, parfois sans verbe, parfois avec un seul mot. Et pourtant, cet enfant abandonné par sa mère après le suicide de son père est extrêmement bavard. Le livre est le sien, il est son histoire, menée par des « je » et des regards lapidaires qui font que si les dialogues se déroulent entre un couple, des Il et des Elle, des Monsieur et des Madame, remplacent les personnages. Une sorte de récit théâtral qui donne à l’écriture de Cloé Mehdi des airs de Virginie Despentes ou de R.J. Ellory.
L’impossible justice
Aussi bien sur la quatrième de couverture que dans de nombreuses critiques, ce livre aux quatre prix (prix Étudiant du polar 2016, prix Mystère de la critique 2017, prix du Jury Dora-Suarez 2017, et prix Blues & Polar 2017) est présenté comme un regard critique sur les bavures policières bleu-blanc-rouge – « Rouge pour le sang de Saïd, bleu pour l’uniforme du policier qui l’a tué, et blanc pour la couleur du peau de l’assassin. » Mais ce n’est pas tout. Loin de là.
Il faudra parcourir les 100 premières pages sans se presser pour comprendre la douleur d’une famille déchiqueté par la folie et la rage d’une impossible justice. On découvre d’abord un enfant qui lit « Une Saison en enfer » de Rimbaud et qui cite Verlaine et Camus. Balloté par une société, parfois aux traits forcés, cet élève de CM2, s’il le pouvait, changerait dans sa vie une chose : « que les routes de Saïd et de ce flic ne se croisent jamais ».
Saïd est la victime d’un contrôle qui a mal tourné, une référence à la mort de Bouna Traoré et Zyed Benna, morts électrocutés dans un transformateur EDF en 2005, poursuivis par des policiers.
« J’avais 13 ans à ce moment-là, détaille Cloé Mehdi. Je ne comprenais pas bien ce qui se passait autour de moi et j’essayais de capter un peu ce que les adultes disaient parce que je ne savais pas trop quoi en penser. Il y avait ce vocabulaire employé et les explications de psychologie de comptoir opposant, entre guillemets, les violences des cités et le pacifisme militant politisé. Même si je ne mettais pas les mêmes mots que maintenant, ça m’avait énormément choqué de voir comment les gens en parlaient. Puis ça revenait régulièrement dans les médias : les mêmes morts, le même processus, la défense des policiers avant même de mener une enquête, et ça se terminait par une relaxe totale et la réintégration du meurtrier dans les services de police. Ça devenait complètement désespérant et agaçant, alors j’ai voulu écrire. »
Entre un éducateur fils-de hanté par le suicide et une famille disloquée par l’indifférence, on a vite compris que l’amour, Mattia n’en a pas eu des masses. Du coup, « l’amour ça devrait être interdit ». Le lecteur se retrouve installé dans le mutisme de l’enfant qui analyse un monde qu’on lui impose à travers ses silences. Le plus criant est celui qui entoure une bavure policière, et qui résonne souvent dans l’actualité d’aujourd’hui.
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