C’est un spectacle comme il y en a résolument peu en Gironde, voire en France. En travaillant avec un groupe d’adolescents pour la dernière création de La Coma, Cheptel, Michel Schweizer propulse les spectateurs au centre d’un tourbillon d’interrogations : sommes-nous les spectateurs ? sommes-nous les acteurs ? sommes-nous le sujet ?
Jusqu’à l’heure et demie de ce spectacle, on cherche sa place. Adultes, que l’on soit parent ou pas, nous sommes in fine les « responsables ». Cheptel est le constat qu’une nouvelle génération dresse sans concessions et qui nous tire par les cheveux pour nous mettre le nez dans nos horribles méfaits : la transmission du savoir, de l’amour, de la planète… de la vie.
Un travail militant
« Vous ne nous avez pas assez écouté et du coup vous ne savez pas quoi dire. » « Si vous ne nous écoutez pas, dites-le. Pas la peine de faire semblant. » Ces phrases qui claquent sur nos joues d’adultes sont les leurs, vraies et spontanées. On est face à nos faits. Si la confrontation est à sens unique, c’est pour nous rappeler combien, pour un adolescent, « c’est difficile de parler à un adulte ». Ça a l’air de rien comme ça, parce que ça nous arrange parfois que ça le soit. Cheptel nous le rappelle.
« Il n’y a pas eu de direction, ce sont les textes des jeunes, précise Michel Schweizer. Nous avons eu des séances de travail et nous avons noté certains choses. Dans tous les cas, les propos de cette expérience se sont nourris de ce que nous dégageons nous, les adultes. »
Ce n’est pas une première pour l’artiste multi-cartes bordelais (acteur, chorégraphe, scénographe, metteur en scène…). En 2010, il avait initié une « communauté » avec une dizaine de jeunes autour des thèmes de la vie, du temps, de la vieillesse et de l’immortalité. Ce qui avait donné le spectacle Fauves.
Depuis 2014, Michel Schweizer a également entrepris d’autres expériences avec des enfants de 12 à 14 ans, aussi bien à Bordeaux, Reims, Paris et Besançon… Il évoque ce travail comme « une nécessité politique » ou « quelque chose de militant ».
« Les ateliers sont organisés pour permettre à des jeunes de s’adresser à l’adulte. On travaille sur ce qui les questionne et on les aide à verbaliser les choses. Ils ont ensuite la liberté de se confronter à un adulte pour en parler, ou pas. Ils ont même la liberté d’interrompre le dialogue et de repartir. C’est cette expérience que je renouvelle ici dans Cheptel. »
Une expérience collective
70 enfants de la métropole bordelaise ont ainsi été auditionnés. Le choix de vivre cette nouvelle aventure s’est porté sur Nils, Aliénor, Rémi, Zakary, Anouk, Zoé, Hélie-Rose ou Lise-Anne.
« Ce n’était forcément pas très agréable de devoir choisir, assure le fondateur de La Coma. J’ai essayé de trouver des jeunes qui avaient une petite réflexion sur le monde d’aujourd’hui, d’avoir la capacité de la verbaliser, et surtout aptes à une expérience collective. »
Cette expérience, dont des représentations sont prévues sur l’Hexagone durant l’année 2018, a nécessité depuis le mois de mai 6 semaines de préparation. Une prouesse au regard de la complicité acquise, même si une part est laissée à l’improvisation.
« Ces enfants sont arrivés avec une idée traditionnelle de ce que pouvait être un spectacle. Ils m’ont demandé de quoi ça parlait et quels étaient leurs rôles. Je leur ai dit qu’il n’y avait pas de rôles : “vous serez vous même et vous vous adresserez à des adultes, vous leurs direz ce que vous avez envie de leur dire…” J’ai veillé sur le bénéfice et le plaisir qu’ils pouvaient tirer de cette expérience humaine et artistique particulière, le but étant de ne pas mettre les jeunes en difficulté. Mais ils étaient malgré tout dans un cadre professionnel, ils sont rémunérés et on leur a demandé de la rigueur. »
La voix de l’enfant
Le résultat ne laisse pas insensible. A la manière d’un John Cassavetes, Michel Schweizer restitue un regard « authentique, vrai et vivant ». Nourri pas sa relation avec sa propre fille de 14 ans, « un stimulant pour ce projet », il capte avec justesse les traits d’une adolescence ballotée dans un entre-deux-mondes – que le philosophe Michel Serres qualifie de « période d’immense basculement » où la jeunesse « doit s’adapter à toute allure ».
Même si tous les sujets ne passent pas en revue (inceste, divorce…) – c’est le choix des acteurs après tout –, ceux de la vie de tous les jours sautent à la gorge. Les fameux « écrans », les réseaux sociaux, les premiers amours… les pistes de réflexions s’enchaînent avec subtilité et justesse sans prétendre à aucun moment une autre voix que celle de l’adolescence.
Dans un décor voulu par Michel Schweizer, auquel les enfants « donnent leur propre lecture », les jeunes acteurs assurent une présence continue sur la scène pendant toute la durée du spectacle. Ils s’approprient l’espace, tantôt d’interdits, tantôt d’espiègleries, tantôt de va-et-vient, tantôt de chants, tantôt de jeux, tantôt de chuchotements nocturnes interminables… Tout un univers d’insouciance se dessine qui, pour chaque adulte, semble si familier et qui lui rappelle cruellement combien il y est étranger.
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