« On a du mal à se mettre en arrêt. On pense aux patients, à la hiérarchie mais aussi aux collègues car on ne veut pas les mettre en difficulté. J’en vois des collègues qui viennent avec de la fièvre car ils culpabilisent de se mettre en arrêt. »
Ainsi va la vie des soignants au CHU de Bordeaux. C’est du moins ainsi que la dépeint Lysiane (appelons la ainsi), infirmière dans un service de réanimation de l’établissement, et qui témoigne pour Rue89 Bordeaux. Avec ses camarades en grève, elle conteste le système de compensation des heures d’absence, qui les oblige en cas d’arrêt maladie à récupérer une partie des heures, ou à les défalquer de leurs congés.
C’est là un dossier technique que porte en premier lieu le syndicat Sud Santé Sociaux qui a lancé une grève au centre hospitalier le jeudi 7 décembre. Tous les matins sur le rond point face au CHU, les grévistes et leurs soutiens s’y retrouvent derrière les banderoles « En grève » et « Stop au racket ». Cette grève est soutenue depuis le départ par le syndicat CNT. Force Ouvrière (premier syndicat du CHU) et la Confédération nationale des infirmiers se sont joints officiellement au mouvement qui a reçu le soutien ce jeudi matin de la CGT.
Deux services suivent largement la grève, selon Sud : le Smur et le service de réanimation médicale – où 95% des agents sont grévistes, soit environ 120 personnes. D’autres services ont rejoint le mouvement, comme ceux de la réanimation chirurgicale, des urgences pédiatriques du CHU, du laboratoire à Haut-Lévèque. Tous sont concernés par ces compensations, ce qui n’est pas le cas de la majorité des agents du CHU.
Une pratique « illégale »
La compensation évoquée est une particularité du statut dérogatoire des agents présents dans au moins trois services (réanimation pédiatrique, réanimation adulte, urgences). Ce statut, en place depuis deux ans, conduit le personnel à dépasser les taux horaires classiques des 35h, autrement dit à aller au-delà de 7h30 de travail le jour et 6h30 la nuit. Lysiane, qui travaille principalement la nuit, reprend son explication :
« Avec le régime dérogatoire, je travaille 12 heures d’affilées. Si je me mets en arrêt, ma nuit est comptabilisée sur une base de 6h30 donc je devrais rendre les heures restantes (soit 5h30, ndlr). Pour deux ou trois jours, on le multiplie ainsi. »
Des heures que l’agent absent devra « rendre » à une date définie par l’administration, selon le syndicat, « ou bien que l’agent peut se voir retirer des congés annuels ». Pour Sud, cette situation n’est plus « tolérable » alors que la cour administrative d’appel de Marseille a « statué sur le fait que cette pratique est illégale » à l’hôpital de Hyères où le syndicat CGT avait porté l’action devant les tribunaux.
A Bordeaux, la direction avait d’ailleurs fait savoir aux syndicats que ces pratiques seraient adaptées face à « des éléments nouveaux et durables allant dans un sens différent. » Mais leur lecture de la décision de la cour administrative d’appel diverge.
Histoires de classement
Invité ce mercredi par France Bleu Gironde à un débat à la Station Ausone pour présenter la réussite du « 1er CHU de France », selon Le Point, le directeur général de l’établissement, Philippe Vigouroux, estime que le « champ n’est pas le même » entre l’hôpital Varois et le Girondin (sans préciser la différence). Surtout, pour lui, « seul le Conseil d’État est l’unificateur de la jurisprudence. »
En attendant, le CHU ne serait pas concerné. Lors de ce débat sur « la réalité derrière le classement », seuls le directeur, un chef de service, une professeur de Kedge et une représentante des usagers, sont présents ce jeudi à la tribune de la Station Ausone. Estimant la parole du personnel manquante – sur 1h30 de de discussion, 1 min 30 est laissée à un représentant des 14000 salariés, en l’occurrence Didier Amable, de FO -, Marc Thibault, agent au CHU, se lève de sa chaise et crie depuis le public :
« C’est faux ! »
Pour ne pas perturber le direct radio, ce syndiqué Sud est tancé et fermement invité à se rassoir. A la sortie de la salle, il développe :
« Avec cette mesure de compensation, en fin d’année, les agents prennent sur leurs congés payés. Mais les directions sont dans un autre monde, dans la gestion pour être le premier de France. Les préoccupations du moment, c’est l’ambulatoire (voir encadré). Ils sont sanctionnés budgétairement par l’ARS (agence régionale de santé, NDLR) s’ils ne le font pas. »
Le directeur du CHU affirme que le régime dérogatoire est une « demande du personnel, pas des syndicats ni de la direction », et demande par ailleurs à la ministre de la Santé de trancher.
Le député de Gironde, Loïc Prud’homme compte lui aussi interpeller Agnès Buzyn. Ce jeudi, le CHSCT (comité hygiène sécurité et conditions de travail) se réunit. Le lendemain, le directeur recevra une délégation des grévistes.
En attendant, Lysiane – qui n’a de cesse de rappeler son amour pour son métier – déplore les conséquences de cette compensation :
« Une collègue s’est retournée le doigt en déplaçant un patient. Le médecin des urgences qu’elle a vu voulait la mettre en arrêt trois semaines. Elle a dit non car elle a peur de perdre ses congés. Elle est aller voir son médecin traitant qui lui a mis une semaine. Ça nous pousse à ne pas nous mettre en arrêt. C’est aussi dangereux pour le patient. »
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