Plus d’une soixantaine de personnes étaient au rendez-vous ce 21 septembre à la Galerie Bolide, rue de Pessac, pour le vernissage de l’exposition « Prismes ». Celle-ci présente une série de peintures récentes intitulée « Terres Gastes » de Mathieu Arfouillaud. Cet artiste parisien a invité d’autres artistes de Bordeaux et d’ailleurs à partager ce propos de création.
L’exposition rassemble donc des médiums pluriels et des regards multiples (sculpture, dessin, installation, vidéo expérimentale, création sonore…) avec des œuvres de Thibault Franc, Lucie Bayens, Sophie Narain, Emmanuel Gomez, Maxine Zapedzky, Charlotte Cuny, David Wrach, Pierre Faa.
Deux nouveaux rendez-vous sont donnés le 5 octobre à partir de 19h pour une soirée Happy hour et le 19 octobre même heure pour un finissage qui clôturera l’exposition avec une performance colorée de l’artiste Moona Muniz Elazhari, en présence de l’ensemble des artistes.
Galerie Bolide, un appartement passeur
Bolide est un espace de rencontres et d’échanges artistiques ; un projet exigeant à l’initiative de Maxine Zapedzky, dans son lieu de vie, où les artistes invités transitent depuis presque un an, en provenance de Arles, Paris, de Galice ou du Pays basque, de Norvège à la rencontre de plasticiens bordelais.
Maxine Zapedzky, dans sa mission de commissariat d’exposition, met en relation les œuvres d’artistes bordelais avec diverses démarches de création et stimule l’expérimentation dans l’énergie des rencontres… de quoi créer notamment pour les artistes locaux une nouvelle dynamique interculturelle à Bordeaux.
La rencontre avec Maxine Zapedzky, tout à la fois artiste et pédagogue, est une belle occasion pour les néophytes de s’initier, dans un contexte de médiation artistique très convivial, à la diversité des langages de l’art contemporain.
Prisme, ce phénomène chromatique
Mathieu Arfouillaud est un jeune peintre et aquarelliste, il introduit un univers sibyllin au cœur des paysages banals et anodins qu’il parcourt tels des bords de route en zone rurale, des pavillons de banlieue ou des autoroutes.
Dans sa série intitulée « Terres gastes » (terres stériles en vieux français), Mathieu Arfouillaud peint des paysages souvent ruraux, des forêts d’un bleu profond ou des routes de bitume. Les titres font référence à des cheminements cartographiés et renvoient à un souci de réalisme topographique. Pourtant, très vite, l’intention est autre, plus énigmatique et sollicite notre imaginaire. Chaque titre fait référence à une traversée des routes en France et le ressenti en peinture est néanmoins bien plus universel. Un Japonais ou un Finlandais pourrait tout aussi bien y trouver des affinités contextuelles dans le détail.
Très vite, le peintre s’extrait des données spatiales et nous offre une multitude de suggestions sensorielles qui résonnent dans nos imaginaires. Toutes les représentations picturales de la série « Prismes » sont marquées par le passage d’une trace chromatique multicolore qui pourrait s’apparenter à un arc-en-ciel sans pour autant le figurer.
Cette trace apparait presque comme une signalétique fuyante, intrusive, au milieu de la vacuité des territoires, comme pour nous alerter d’un phénomène en cours ou nous orienter au bord de nous-mêmes. Depuis les temps anciens, l’arc-en-ciel a fait l’objet de nombreux mythes et légendes, mais ici, le peintre se l’approprie à des fins qui lui sont propres, soit essentiellement chromatiques. Ce sursaut lumineux apparait comme un devoir, un enjeu pour provoquer une immédiateté, un réveil chez le regardeur.
Indépendamment de cette trace chromatique, Mathieu Arfouillaud invente une lumière particulière, un paysage blême sans artifice à part ce glitch coloré qui surprend comme s’il s’agissait d’un dysfonctionnement de « l’image ». Ses sources d’inspirations picturales sont diverses mais toutes ont cette exigence singulière dans la manière de mettre en scène la lumière : Justin Mortimer, Adrian Ghenie, Peter Doig… Dans Timon d’Athènes, Shakespeare à travers Timon parle de la lumière en ces termes : « The sun is a thief, and with his great attraction. Robs the vast sea. The moon is an arrant thief, And her pale fire she snatches from the sun. » (IV, 3 v.439).
L’évènement dans le rien
Les espaces peints semblent abandonnés ou désertés par toute présence humaine. Ils sont évidés de tout encombrement et porteurs d’une justesse dans la composition simple et épurée. Il s’agit de lieux isolés, qui n’ont rien de remarquable, mais le peintre nous donne quelques indices nécessaires pour les identifier. Il introduit certains détails obsolètes épars : panneaux de signalisation, petites constructions de bois ou structures métalliques abandonnés. Est-ce une représentation d’un monde en déclin, ou un décor empreint d’un destin tragique ? Une absence muette à soi-même ? Un lointain écho de notre propre disparition ?
Si ces paysages semblent inhabités ou désertés, ils portent néanmoins une présence. On a une référence à un espace réel, géo-maîtrisé et simplifié mais enrichi par de grands vides en attente où des voix résonnent, des chiens aboient au creux de ces forêts humides et froides, où un mur du son fait trembler le paysage tout entier avant de retrouver ce profond silence, un silence qui n’est pas une absence de son : ce serait davantage un vacarme de silence, une implosion lunaire. « Je me suis aperçu que j’avais emprunté une certaine lumière opalescente à l’astre flamboyant de mon poète » Vladimir Nabokov, Feu pâle.
À travers la déflagration du prisme, un phénomène imperceptible surgit dans la superposition des mondes et au cœur de cette brume bleue évanescente, il y a la certitude de vivre un moment précis. L’instant ne signifie pas que la peinture de Mathieu Arfouillaud se suffirait dans l’immédiateté, au contraire il déploie l’attente. En plus d’être peintre, l’artiste installe un phénomène dans lequel nous sommes inclus comme pour une expérience spirituelle.
Le voyage immobile
Mathieu Arfouillaud conduit notre sens de lecture, nous invite à une infinie mélancolie, à une introspection tout en stimulant notre éveil, et quand le rayon lumineux qui accidente le chemin fait irruption dans cette pénombre constituée de gris savants, il impose alors une lenteur, un ralentissement de l’atmosphère fait d’aurores boréales fugaces et sinueuses qui ne sont pas sans rappeler certains passages de Finlandia de Jean Sibelius.
Le peintre diffuse cette douce torpeur en retenue pour mieux jouer de l’opposition avec l’apparition des prismes, vifs et francs, tels des flashs stridents et électrisants. Nous sommes alors absorbés par ce dispositif : la trace chromatique devient matiériste et le paysage mental. On ne peut que retenir son souffle. On plonge, égaré, comme dans une vidéo avec de longs plans-séquences entrecoupés par l’échelonnement des éléments du paysage en contraste avec le jaillissement de l’arc-en-ciel. Mais il s’agit bien de peinture et où tout ce ressenti est perceptible dans la relation qui s’installe, palpitante jusqu’à ressentir l’appel absorbant au cœur de la scène peinte où les lumières s’accrochent au passage du prisme coloré et aux vibrations sourdes qui l’accompagnent.
Aujourd’hui, tout le décorum de la vie contemporaine et son rythme effréné sont une retenue pour s’autoriser à s’affranchir de rejoindre cet état d’âme transitionnel unique qu’il nous est possible d’expérimenter à travers la contemplation de la peinture. Le peintre, contrairement aux artistes du multiple et peut-être même de l’écrivain, ne trouve un regardeur, qu’un à un. C’est un dialogue intense, en transit, les yeux dans les yeux, sans sourciller, que d’aller à la rencontre des œuvres de Mathieu Arfouillaud.
De plus, cette intense manifestation chromatique orchestrée par le peintre a un impératif qui, plus que celui de rendre compte de cette apparition réelle ou mentale, est de nous enrôler pertinemment dans un questionnement ambivalent par rapport à notre monde en perpétuelle mutation, entre foyers rassurants aux volets clos et forêts humides et froides, entre zones périurbaines sordides et nature protectrice, enveloppante.
La chute en avant : ce grand vertige
Le regard freine brusquement sur ces forêts bleues ou ces haies taillées, sur les herbes en bord de route ou sur le fil des nuages, une réalité peinte dans une profondeur à la fois chromatique et émotionnelle qui provoque une sidération. Les bourdonnements, la brume nous enveloppent jusqu’à ressentir ce presque vertige qu’est la chute sans fond vers l’avant, comme si au final la gravité était le point de fuite.
Les vedute (la veduta est un terme apparu au XVIIIe siècle chez les peintres italiens) sont des paysages urbains réels, utilisant un effet de perspective atmosphérique dans les lointains. Outre la série « Prismes », Mathieu Arfouillaud a aussi peint des paysages de forêts enneigées où le temps se suspend dans une forme d’insouciance. Le peintre pose la question de l’instant dans toute son œuvre, quelles que soient ses recherches.
Il utilise la perspective chromatique qui nous aspire dans les forêts profondes ou bien dans la richesse des blancs que constitue le manteau de la neige, lequel ne reflète plus rien d’autre que sa propre impénétrabilité comme s’il allait au bout de cette perspective atmosphérique. L’utilisation de la trace chromatique, tout comme la neige, est aussi une rupture avec l’outil de la perspective, une rupture avec le temps dans un jeu sans retenue avec des arrêts saccadés sur l’image, un prétexte pour matérialiser la fragmentation du temps.
« C’est un vaste silence blanc, lui-même bordé d’un léger silence vert ; c’est le lac et la forêt alentour, c’est le ciel, un bleu transparent, à demi couvert ; c’est de l’eau, de l’eau si semblable au ciel qu’elle ne peut être que le ciel, et le ciel de l’eau bleue ; c’est un doux silence bleu et chaud et c’est le matin; un beau, un beau matin. » Robert Walser, Retour dans la neige.
Un message quotidien avec abnégation
Dans l’exposition à la galerie Bolide, Mathieu Arfouillaud présente également une série d’aquarelles « Éclaireurs » représentant des arcs-en-ciel sur fonds de ciels sombres en petits formats.
Pierre Faa écrit à propos de cette série :
« Dans ses arcs-en-ciel dits “Éclaireurs”, Mathieu Arfouillaud se sert à nouveau de l’eau comme outil émotionnel. Loin de ses imageries pimpantes, loin de son orgueil inatteignable, l’arc-en-ciel est ici créature aquatique, plus enfant de la pluie que du soleil (le grand absent). Il est fait de nostalgie, de compassion, de pardon… conscient de sa fragilité, inconscient de sa beauté. Ce qui le rend bien sûr plus beau. Et là aussi, on retrouve des endroits anonymes, jamais regardés, sans mondanité, laissant toute place à la vie intérieure. »
Ces petites aquarelles, de par leur caractère répétitif, se présentent comme un engagement quotidien du matin dans le travail du peintre, un exercice toujours nouveau fait de surprises. Cette série prend un caractère affectif très particulier puisqu’elle rappelle le travail d’atelier et l’implication journalière et spirituelle du peintre dans sa manière de porter et donner à voir un message. L’arc-en-ciel nous attire du plus loin et finit par nous replacer à l’extérieur du paysage. On en ressort de la Galerie Bolide véritablement témoin d’une expérience unique.
Chargement des commentaires…