Une tentative d’occupation de la mairie, des scènes d’émeute urbaine à Pey-Berland, 38 blessés dont certains grièvement : le samedi 1er décembre restera gravé dans les annales de Bordeaux. Voici la journée racontée de l’intérieur, comment elle a dérapé, pourquoi la « convergence des luttes » ne s’est pas opérée, et quelles réactions ces évènements ont suscité.
Samedi 1 décembre 2018, place de la Bourse. Il est 14h30, la foule est compacte, hétéroclite. L’ambiance bon enfant. Un manifestant, mégaphone au poing, suggère de bloquer la circulation. Enthousiaste, des dizaines de personnes lui emboîtent le pas.
Les manifestants, entre deux « Marseillaise », reprennent collégialement « Macron démission », un message qui semble ici faire plus que l’unanimité. Des centaines de Gilets jaunes convergent toujours vers le lieu de rendez-vous. Deux camions de police, à l’extrémité de la place, disparaissent au milieu des manifestants.
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— Laurent Perpigna Iban (@lperpignaiban) 1 décembre 2018
Soudain, dans un vacarme assourdissant, un convoi de motards fait son apparition. Ils sont les premiers à faire monter la tension. Pendant une dizaine de minutes, ils roulent des mécaniques, font pétarader leurs moteurs. Autour du convoi, l’odeur devient suffocante. Personne ne le sait encore, mais ce n’est que le début.
« Tous à la mairie ! »
Il est un peu plus de 15 heures. Difficile de savoir dans quelle direction va partir le cortège. Pourtant, des voix s’élèvent, ça et là : « On s’invite chez Juppé » ! scande un homme, la cinquantaine. La foule acquiesce. « Tous à la mairie ! » reprennent des dizaines de Gilets jaunes, en chœur. Difficile de savoir si c’est une décision préméditée ou non. Toujours est-il qu’elle fait consensus. Les motards passent devant, le cortège le précède. La police, elle, ouvre la voie jusqu’au cours Victor Hugo.
En cours de route, le cortège se sépare en plusieurs parties. Certains foncent sur un palais Rohan qu’ils découvrent barricadée par les gendarmes mobiles. D’autres sont encore sur le cours Victor Hugo, et attendent un autre convoi.
A quelques centaines de mètres de là, place de la Victoire, environ un demi millier de manifestants participent au rassemblement contre la précarité et le chômage, organisé tous les ans le premier samedi de décembre.
Le cortège syndical tente alors de rejoindre celui des gilets jaunes. Samia Bentounes, représentante de Sud emploi, raconte :
« Au bout du cours Pasteur nous avons aperçu les Gilets jaunes, qui marchaient en cortège, à la jonction du cours Victor Hugo. La police a alors tout fait pour nous dissuader de les rejoindre. Ce que l’on m’a rapporté, c’est qu’ils avaient annoncé à certains représentants syndicaux que les Gilets jaunes ne voulaient pas de nous. Et ils ont visiblement annoncé à ces derniers que nous ne voulions pas les rejoindre non plus ».
Le feu aux poudres
Sur la place Pey-Berland, les manifestants sont bloqués à quelques dizaines de mètres de la mairie. Ils s’approchent au plus près des barrages de la gendarmerie, et tentent de négocier, en vain. Le ton monte, les barrières vacillent. Les militaires répliquent avec de la bombe lacrymogène, et tiennent les manifestants à distance comme le raconte Benoit, jeune homme actif au sein des Gilets jaunes à Bordeaux :
« L’ambiance était encore pacifiste et familiale à ce moment-là. Je pense que les gendarmes ont eu peur. C’est cela qui a mis le feu aux poudres. La foule s’est mise à pousser et à charger instantanément».
Il y a à ce moment près de deux mille personnes sur la place. Le cortège syndical vient tout juste d’arriver, et se tient à bonne distance de l’action. Les gendarmes, en sous-effectif, tentent de disperser la foule en tirant en cloche des salves de galets de gaz lacrymogène.
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Du côté des manifestants, on s’équipe. Lunettes de protection, masques à gaz, beaucoup résistent aux nuages toxiques et organisent des contre-charges extrêmement virulentes. Des poubelles sont désormais renversées, leur contenu sert de projectiles. Un camion de gendarmerie est pris d’assaut par une trentaine de personnes. Il oscille dangereusement d’avant en arrière, mais ne bascule pas.
Du sang sur le bitume
Entre deux contre-charges, une partie des manifestants s’époumone -assez paradoxalement- « la police avec nous ». Rien ne fait, les tirs de lacrymo reprennent de plus belle, et une fumée dense envahit la place. Depuis la cathédrale Pey-Berland, on peine à distinguer la mairie de Bordeaux.
Une cinquantaine de manifestants extrêmement déterminés prennent la tangente et tentent de pénétrer dans le bâtiment en coupant par une petite rue. Des fenêtres sont brisées. Les premiers tirs de flashball retentissent, renvoyant illico-presto les manifestants sur la place Pey-Berland.
Le face à face est de plus en plus violent. Une nouvelle déflagration retentit. Un manifestant à la joue arrachée par un tir de flashball. La scène est insoutenable. Les pompiers arrivent rapidement sur les lieux. Une cagnotte sera lancée pour les soins à apporter à ce Gilet jaune, Guy Bernier.
Peu de temps après, des galets de gaz et des grenades de désencerclement sont lancées simultanément. Croyant ramasser un galet, un homme perd plusieurs doigts en ramassant un engin explosif.
« Il y a du sang partout. Il est soigné sur le palier d’une porte. Un carnage », rapporte sur le moment un manifestant.
Difficile convergence des luttes
A quelques mètres de là, quelques Gilets jaunes n’apprécient que modérément la présence des syndicats :
« C’est votre faute ! Tout ce qui se passe aujourd’hui en France, c’est de votre faute à vous, les rouges ! » s’emporte un Gilet jaune.
Quelques noms d’oiseaux volent. Pour Philippe Arnaud, de Solidaires 33, ces réactions hostiles ont plusieurs explications :
« Il y a beaucoup de personnes qui sont déçues par l’inefficacité des syndicats, tout comme un certain nombre de petits patrons qui sont opposées à nos structures. De fait, le contexte de violences policières extrêmes de ce samedi n’a pas permis la rencontre que nous attendions. Nos camions ne pouvaient pas rester au milieu de l’agitation. C’est un rendez-vous raté ».
La cohabitation sur la place est de plus en plus difficile. Une dizaine d’individus identifiés comme appartenant à la mouvance de l’extrême-droite – et présents depuis le début de l’après-midi -, se retrouvent face à des antifascistes, de noir vêtus. S’en suivent quelques noms d’oiseaux et un début de mêlée, une escarmouche rapidement stoppée par un tir aveugle de galets de gaz lacrymogène. A Bordeaux comme ailleurs, la convergence des luttes a ses limites, notamment pour la jeunesse antifasciste.
Pour Samia Bentounes, pas question pour autant de binariser la situation:
« La jonction entre nos deux cortèges s’est faite avec des cris de salut et de bienvenue de part et d’autre, nous avons avancé ensemble jusqu’à la place Pey Berland. Pour moi, nous devons être sur le terrain, nous devons nous opposer aux idées racistes de certains et expliquer notre rôle en tant que syndicalistes : historiquement, ces luttes pour le partage des richesses sont les nôtres depuis toujours ».
Fin du match
Peu à peu, la foule se disperse. La nuit est tombée. Quelques Gilets jaunes restent sur place, et tentent de dresser des barricades.
« Des groupes de jeunes se sont joints au mouvement. Ça devenait un peu n’importe quoi, ils ont voulu incendier un algeco…» témoigne Benoit.
Didier Lallement, préfet de la Gironde, ne tarde pas à réagir :
« Une telle attaque contre un bâtiment représentant une institution publique ne s’était pas produite depuis plusieurs décennies à Bordeaux. Il est temps que tout le monde retrouve son calme et voit que derrière les manifestants se trouvent des casseurs décidés à détruire ».
Il reste que le bilan est très lourd pour une manifestation : 38 blessés à Bordeaux, selon la Préfecture. Si elle n’a pas fait état d’interpellations, un certain nombre de manifestants ont bien été arrêtés. Le parquet indique qu’un homme a été jugé en comparution immédiate ce lundi pour des faits de port d’arme de catégorie D (qui peut-être un couteau, une matraque ou une bombe lacrymogène).
Mouvement « sans précédent »
Alors que l’unité et la représentativité au sein même des Gilets jaunes crée débat, la gauche « de lutte » se cherche également une place au cœur de ce marasme :
« C’est un mouvement social sans aucun précédent récent à mes yeux, et je suis très satisfaite de la convergence qui s’est faite, même si elle n’a pas duré très longtemps. Les avis sont partagés mais, au moins, les syndicats se sont emparés de la question et continuent de se rencontrer pour décider de la marche à suivre » conclut Samia Bentounes.
Philippe Arnaud, lui, dénonce « un déferlement de violences » de la part des représentants de l’ordre public. Sur la place Pey-Berland, au plus fort du chaos, personne ne l’aurait contredit.
Pour Stéphane Sirot, historien spécialiste des mouvements sociaux, la France vit une situation inédite :
« Les deux grandes voix syndicales françaises sont dans l’impasse. Le dialogue social prôné par la CFDT n’a donné aucun résultat, et n’a pas empêché le délitement des droits sociaux, ni la perte du pouvoir d’achat. De l’autre côté, la voie de la ritualisation de la contestation poursuivie par la CGT ne fonctionne plus non plus. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que certains expérimentent d’autres méthodes avec d’autres formes de mobilisation comme celle des gilets jaunes ».
Ceux-ci sont désormais ouvertement soutenus par des élus locaux tels que les deux députés d’oppositions Loïc Prud’homme (France insoumise) et Alain David (PS).
« Maintenant, il faut parler »
S’il « condamne fermement les violences et les dégradations qui ont eu lieu ce week-end », l’ancien maire de Cenon, a « réaffirmé » ce lundi « tout [son] soutien au mouvement des gilets jaunes et aux citoyens qui ont manifesté pacifiquement ce samedi 1er décembre et dont la colère grandit chaque semaine un peu plus ».
« Les gilets jaunes est un mouvement populaire d’ampleur nationale qui crie sa révolte et son exaspération face à un système de plus en plus injuste et inégalitaire. Une grogne sociale qui s’est heurtée, depuis le début, à l’indifférence et au mépris du chef de l’État. Par ses multiples provocations et un comportement à la fois hautain et dédaigneux, Emmanuel Macron a participé pleinement à la montée des violences et à l’insurrection dans notre pays. Il n’a pas pris la mesure de la crise que nous traversons. »
Les députées LREM de Bordeaux se sont pour leur part limitées à condamner les violences, sans faire de propositions. Alain Juppé s’est indigné dimanche des « attaques contre l’Hôtel de Ville, la maison commune », demandant à ce que leurs auteurs soient « identifiés et traduits en justice et punis comme ils le méritent ». Par ailleurs, le maire de Bordeaux « appelle les gilets jaunes de bonne volonté à entrer sur la voie du dialogue en désignant des responsables prêts à répondre devant leurs mandants. Maintenant il faut parler. »
La suite du mouvement semble dépendre avant tout de la capacité des Gilets jaune à maintenir une mobilisation horizontale et hétéroclite. Les dernières semaines l’ont prouvé : ils bénéficient d’une base sociale extrêmement forte, particulièrement en Gironde, mais ont du mal à faire émerger des représentants. Leur avenir local dépendra avant tout de l’évolution de la situation à l’échelle nationale. Les prochains jours seront déterminants.
Oui, et après ?
Si c’est pour mettre à sa place un autre oligarque, un autre homme ou une femme providentiels qui assouvira ses obsessions narcissiques et ses fantasmes de puissance en prétendant nous représenter, à quoi bon battre le pavé dans le froid et sous la pluie ? Quand une majorité de citoyens ne veulent plus payer l’impôt et expriment leur défiance envers les « corps intermédiaires » (partis, syndicats, associations…) qui les grugent depuis des décennies, quand l’abstention devient le parti majoritaire, quand des centaines de milliers de Français bloquent leur pays pour réclamer la démission du chef de l’État, c’est bien que l’actuelle « démocratie représentative » (qui n’a plus de démocratie que le nom) est en faillite. Nous devons retrouver notre souveraineté en inventant d’autres formes d’organisation.
La grande force de notre mouvement, qui inquiète tant nos élites, c’est d’avoir su résister à toute forme de récupération politique, syndicale, ou par le biais de porte-parole autoproclamés qui cherchent la lumière des projecteurs. Pour que cela perdure, nous devons également faire en sorte que nos représentants nous représentent vraiment. De notre côté, nous ne voulons pas d’un monde sans contact et nous méfions de la vogue de ces nouvelles technologies de communication qui nous rendent dépendants donc vulnérables, et qui gonflent l’effrayante facture énergétique et environnementale du numérique. Rien ne remplace le contact humain direct, dans les réjouissances comme dans le débat.
Nous voudrions rappeler quelques modalités de démocratie directe qui devraient présider à l’organisation de notre mouvement, et par extension à celle de notre future démocratie. Elles ne sont pas nouvelles puisqu’elles ont été pensées et mises en œuvre à Athènes il y a plus de 2 500 ans, et appliquées sous différentes formes par des communautés d’habitants au Moyen Âge en Europe, pendant les révolutions française, anglaise ou américaine, la Commune de Paris, les conseils russes de 1905, la révolution espagnole de 1936, l’insurrection hongroise de 1956, et aujourd’hui au Chiapas ou dans le Rojava.
– L’assemblée générale : au niveau local, celui du quartier ou de la commune, c’est au peuple assemblé, et non à quelques élus, de débattre et de décider des affaires qui le concernent, et d’élire les citoyens qui le représenteront au niveau régional et national.
– Le tirage au sort : les candidats aux élections régionales ou nationales, comme les conseillers municipaux, seront tirés au sort parmi les citoyens pour assurer une juste représentation de toutes les catégories sociales, et la mise à l’écart des assoiffés de pouvoir.
– Le mandat unique : la représentation du peuple n’est pas une carrière et nos représentants doivent être concentrés sur leur tâche plutôt que sur leur réélection.
– Le mandat impératif : un élu ne peut qu’exécuter les décisions pour lesquelles il a été expressément mandaté par les assemblées citoyennes, et rien d’autre.
– La révocabilité : tout représentant doit pouvoir être démis de ses fonctions à tout moment, par vote de ceux qu’il représente, s’il trahit le mandat pour lequel il a été élu.
– La rotation des tâches : des plus ingrates aux plus gratifiantes, tout le monde participe.
Les Gilets jaunes ne doivent pas devenir un parti ou un syndicat de plus. La politique n’est pas un travail de spécialistes mais l’engagement d’individus autonomes qui forment un peuple : la démocratie directe suppose l’élaboration d’une éducation véritable et exigeante pour former de tels individus. Ce projet requiert, pour permettre l’implication de tous, ce temps libre qui nous manque tant pour faire société : il faudra l’arracher au quotidien (travail, transport, loisirs abrutissants, etc.). Le colossal défi d’élaborer une démocratie directe semble plus abordable lorsqu’il est pensé d’abord au niveau local, avant de se fédérer à des niveaux supérieurs.
Ce n’est qu’à la condition de faire revivre, ici et maintenant, les principes démocratiques hérités de l’histoire des peuples, tout en bloquant ce système de production-consommation démentiel (pourquoi ne pas appeler à un boycott commercial et solidaire des fêtes de fin d’année ?), que nous reprendrons la main sur nos existences, nous laissant ainsi une chance de transmettre à nos enfants une Terre habitable et la possibilité d’y grandir dignement.
Des Gilets jaunes gascons
Le 28 novembre 2018
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C’est donc bien que les aides sociales sont dévoyées.
Il faut moins d’aides sociales en France, moins d’état, moins d’impôts.