Passionné d’écriture sur la Toile, Cyprien Luraghi en est devenu du jour au lendemain une des victimes. Et cela a pris des proportions démesurées. L’animateur depuis 2001 du blog ICY, sorte de journal intime, s’est retrouvé qualifié de « pédophile » et de « terroriste » sur les divers blogs d’une femme « croisée » au hasard de commentaires sur le site d’informations Rue89, qu’ils fréquentaient alors tous les deux, en 2008.
« Elle prend un fait divers horrible et elle trouve un lien entre le protagoniste et moi », détaille Cyprien Luraghi.
2000 articles ont été publiés sur lui, via six blogs différents dont certains ont été supprimés, puis remplacés ; et il a trouvé 80 000 occurrences avec son nom. En 2010, il crée un blog pour contre-attaquer et tenter de calmer le jeu. « C’était pire », se rappelle-t-il.
Corbeau 2.0
Pour se protéger, il ferme les commentaires de son propre site, bloque les adresses IP incriminées et fait appel à Romain Darrière, avocat spécialiste en droit des nouvelles technologies et d’internet (lire encadré) et se lance dans une procédure en 2016.
Un an plus tard, à l’audience, celle qu’il appelle désormais « Le Corbeau » conteste être l’auteure des blogs, « alors que dans ses posts, elle parlait de l’affaire en cours, j’étais fou… », se rappelle Romain Darrière. Cyprien est débouté.
En appel, l’avocat évoque la diffamation et tombe sous le coup de la loi de la presse de 1881, sans s’ y être préparé. Son client est de nouveau débouté. Depuis, Cyprien Luraghi se refuse à lire ce qu’elle écrit sur le net. « J’ai arrêté de me prendre la tête », lâche-t-il. Il ignore même si elle continue sa logorrhée. Son dernier post le citant a été publié il y a moins d’une semaine…
Cybermenaces
Pour l’équipe bordelaise qui travaille sur le sujet – Marlène Dulaurans, maître de conférence à l’Université Bordeaux-Montaigne et de Jean-Christophe Fedherbe, enquêteur Ntech (section opérationnelle de lutte contre les cybermenaces) à Bordeaux – cette histoire illustre bien la complexité du phénomène, la difficulté à l’appréhender et à protéger les victimes.
« Le cyberharcèlement est un phénomène criminel qui a ses propres process, exacerbés par les outils technologiques, il nécessite d’être étudié à part », détaille Marlène Dulaurans, maître de conférence, chef du département des métiers du multimédia à l’université de Bordeaux Montaigne, et réserviste citoyenne de gendarmerie de surcroît,.
Ce duo qui détonne, composé d’une universitaire volubile et d’un militaire taiseux s’est rencontré il y a deux ans au détour d’un cours de la première sur les écritures numériques. Le second y est intervenu pour présenter son groupe Ntech, qui lutte contre la cybercriminalité et la cyberdélinquance, et traque les pédophiles du Net sur les forums, les chats et les réseaux sociaux… Saisi une à deux fois par mois lors de sa création, Ntech l’est désormais près de 450 fois dans l’année, soit plus d’une fois par jour.
« Victimes asphyxiées de toutes parts »
Particulièrement investie dans le domaine du cyberharcèlement, la cellule voit l’intérêt de rapprocher réalité de terrain et analyse des données. Aussi, le projet CyberNetic prend rapidement corps, en 2017. Il est financé grâce à un premier appel à projet Emergence de l’université Bordeaux Montaigne d’environ 10 000 €.
« On a tous été la victime de quelqu’un : moqueries, brimades… Maintenant, c’est sur internet et les dégâts sont différents, rappelle Jean-Christophe Fedherbe. Avant, on rentrait chez soi et le harcèlement était fini. Aujourd’hui, les espaces se sont multipliés, il est intemporel. La victime est asphyxiée de toutes parts. »
Usurpation d’identité, revenge porn, flaming (pratique consistant à poster des messages délibérément hostiles), slut shaming sont autant de champs qui seront explorés par le binôme via des rencontres avec les victimes, des enquêteurs, l’étude des procès-verbaux d’auditions…
Empreintes digitales
Les objectifs de cette étude sont multiples, mais l’ultime but est de détecter la situation de cyberharcèlement au plus tôt pour y mettre fin, décortiquer ses mécanismes. Il s’agit d’établir des profils de harceleurs, de victimes, d’accompagner les gendarmes dans le recueil des plaintes et la collecte des preuves numériques. Pour cela, ils doivent sensibiliser les victimes au fait de ne pas effacer ces preuves.
« Le magistrat a besoin de la preuve numérique pour matérialiser l’infraction, martèle Jean-Christophe Fedherbe. Quand tout est effacé, c’est la parole de l’un contre la parole de l’autre. Or généralement, le premier réflexe des parents qui découvrent cela est d’effacer toutes les conversations. C’est dommage, car difficilement récupérable ».
Pour Justine Atlan, directrice générale de l’association e-Enfance qui protège enfants et adolescents sur internet, « entre la loi de 2014 qui nomme le « cyberharcèlement » et en fait une circonstance aggravante, son renforcement en 2018 et l’information dont disposent gendarmes et policiers, tous les moyens sont là pour recueillir au mieux les plaintes. »
« Phénomène émergent encore banalisé, malgré la reconnaissance de l’infraction, le cyberharcèlement provoque des dégâts sur les victimes, insiste Jean-Christophe Fedherbe. Elles vivent dans la peur de recevoir une notification, tout prend de l’ampleur ».
Un quart des collégiens impactés
Et le nombre de victimes n’est pas négligeable : 27 % des 18-24 ans ont été victimes d’insultes et de propos grossiers sur internet et 12 % de la population totale, selon un sondage Ifop pour France Info réalisée en février 2019. Au collège, le phénomène concernait 18% des élèves en 2013, et 25 % des élèves en 2017 (étude de la direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance). « L’intemporalité et le public potentiel exacerbent la situation », ajoute l’universitaire.
« Ce n’est pas qu’un message, assène Jean-Christophe Fedherbe qui craint que le phénomène ne soit minimisé. Via les procédures que nous avons suivies, je vois les impacts que cela génère, c’est énorme… Des personnes somatisent, tentent de se suicider, ont peur dans la rue… Et pourtant, initialement ce ne sont que des messages. »
Les deux protagonistes ont d’ailleurs constaté, via des échanges avec d’autres chercheurs, que les victimes pouvaient souffrir de chocs post-traumatiques, tout comme celles d’un tsunami ! « Le problème c’est que quand ils saisissent la gendarmerie, les mécanismes sont en place depuis longtemps, on est déjà sur des cas graves », reconnaît Marlène Dulaurans. Rien d’étonnant à cela puisque pour être qualifié, le harcèlement doit être répété et installé dans la durée.
« C’est utile d’identifier le travail qui se met en place, il est plus simple d’agir dès le départ que de désamorcer un problème de violence », reconnaît Justine Atlan
La stigmatisation de la victime et donc la honte générée pourraient également être la cause de ce décalage dans la réaction. « Regardez la manière dont les campagnes luttent contre le cyberharcèlement : on demande aux victimes d’avoir des conduites qui ne les exposent pas à ces menaces en ligne. » L’universitaire espère que la recherche en cours pourra également faire évoluer ce message.
Le jeu dont tu es la victime
Le programme de recherche est encore en phase exploratoire. L’équipe multiplie les démarches afin d’obtenir des financements : soutien de l’université de Bordeaux Montaigne, participation de l’opérateur Orange, candidature pour l’appel à projet recherche de la région Nouvelle-Aquitaine sur l’innovation, du European Research Council, de l’agence nationale de la recherche…
D’ici trois ans, ils espèrent diffuser un livre blanc destiné aux personnes chargées d’accompagner les victimes et un jeu vidéo, dont un prototype a été réalisé – un visual novel sur smartphone, genre de jeu vidéo populaire au Japon, dans lequel le joueur a la possibilité d’intervenir sur le déroulement de l’histoire et peut vivre, de manière immersive, une situation de victimisation, ou d’aidant.
«Cela permet de comprendre ce qu’a ressenti une victime, ce qu’il est nécessaire d’enclencher s’il veut poursuivre le prédateur, estime Marlène Dulaurans. L’idée du jeu est d’encourager à porter plainte. Plus on prend en main ce phénomène, moins il sera traité à la marge et plus on aura un impact sur les conduites».
De nouveaux outils pour la prévention
Justine Atlan émet un doute quant à l’impact de la plainte sur la raréfaction du phénomène :
« Le temps de la justice est long, contrairement à celui du numérique. Ce qu’il faut, c’est une modération efficace et une plus grande réactivité des réseaux sociaux. »
Des propos confirmés par l’expérience de l’avocat Romain Darrière (lire encadré). La présidente croit surtout en la prévention et cet outil pourrait compléter celui qui sera mis en place dans les classes de 6e et 5e à la rentrée prochaine par l’association e-Enfance et la gendarmerie, dans le cadre de leurs actions de prévention.
« Il s’agit d’une expérience ludo-pédagogique qui met les enfants en situation, détaille Justine Atlan, notre objectif est de transmettre les bons réflexes et de créer des émotions qui ont un impact chez les collégiens. »
Actuellement, le duo bordelais peaufine son protocole de recherche. Leur travail est surveillé de près au Canada et ici en France par le pôle judiciaire de la gendarmerie nationale.
Le 3020 est un le service d’aide entièrement gratuit en cas de harcèlement. L’association e-Enfance est joignable au 0800 200 200, du lundi au vendredi de 9h à 19h.
Prouver l’impact du cyberharcèlement pour le condamner
Romain Darrière, avocat bordelais et parisien spécialiste du droit d’internet et des nouvelles technologies, estime qu’un gros travail de simplification serait nécessaire pour traiter au mieux les affaires liées au cyberharcèlement.
Diffamation, injures, violation de la vie privée… sont des infractions plus faciles à attaquer que le cyberharcèlement, qui n’est d’ailleurs pas clairement défini dans la loi.
« J’ai le cas d’une personne dont l’ex a publié une sextape sur le net, on est parti directement sur la violation de la vie privée et du droit à l’image. Pour le harcèlement, il est impératif d’avoir une altération physique ou mentale qui doit être constatée par un médecin, au mieux, un psychiatre. Si les gens n’ont pas cela, je leur dis que ce n’est pas la peine d’y aller », reconnaît l’avocat.
A cela s’ajoutent les nécessaires constats d’huissier, « si la capture d’écran est contestée, elle ne constitue pas un élément de preuve », reconnaît l’avocat. « Je ne conseille pas de partir sur un dossier avec de simples captures d’écran », se désole-t-il. Et une fois la procédure engagée, il faut compter au moins un an et demi pour obtenir une audience. Quand on n’est payé qu’ »au Smic, ce n’est même pas la peine de s’engager dans une telle démarche… »
Plus nécessaire qu’une nouvelle loi ou une amélioration des textes existants, Romain Darrière estime, notamment, que la création d’un portail où pourraient être copiés-collés, et ainsi archivés, les textes incriminés serait un moyen plus simple de collecter la preuve et ainsi faciliter les démarches des victimes.
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