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De la grippe espagnole à la covid-19, la « vie ordinaire » de Lucienne Cerisier, 105 ans

Lucienne Cerisier vient d’avoir 105 ans en janvier 2021. Elle fait partie des 625 Girondins centenaires. Rue89 Bordeaux a rencontré cette native de Bordeaux, qui tient à vivre ses jours restants chez elle.

Son

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De la grippe espagnole à la covid-19, la « vie ordinaire » de Lucienne Cerisier, 105 ans

Chaque soir en allant au lit, Lucienne Cerisier ferme les yeux comme si c’était la dernière fois. « Et le lendemain je les ouvre… » dit-elle avec étonnement. En se tenant la tête, elle ajoute : « Mais que c’est long ! »

Ce lundi matin, à moins d’une erreur de calcul, elle a ouvert les yeux pour la 38345e fois. Pourtant, rien d’exceptionnel selon elle. Son histoire est celle d’ « une vie ordinaire », et elle s’étonne d’être interviewée.

« Pourquoi vous faites ça ? demande-t-elle de sa voix fluette. Je suis quelqu’un de simple et je n’ai rien fait d’extraordinaire. »

Nous cherchons nos mots pour lui répondre. Peut-être parce qu’elle a rejoint ce cercle fermé des centenaires. Ils sont 625 a avoir fait le tour d’un siècle en Gironde : 137 hommes, 488 femmes (source Insee, avec les données de 2017 diffusées au 1ᵉʳ janvier 2020).

Ce portrait de Lucienne Cerisier est un simple hommage, une manière de souhaiter un bon anniversaire à celle qui fête ses 105 ans ce lundi, et a ainsi connu l’épidémie de grippe dite « espagnole » en 1918-1919 (400000 morts en France) comme celle de la Covid-19 depuis 2020.

Lucienne Cerisier, 105 ans ce lundi 18 janvier Photo : WS/Rue89 Bordeaux

Travail/Famille

Lucienne Catherine Gourgues est née à Bordeaux le 18 janvier 1916, au milieu de la Grande Guerre et 18 jours après l’entrée en vigueur de l’impôt sur le revenu en France. « Ces enfants de la guerre, ça ne vaut rien » raconte-t-elle avant d’ajouter :

« J’étais un peu chétive et j’ai fini à l’hôpital des enfants pour une malformation à la jambe. Je pleurais beaucoup et les religieuses disaient de moi “mais qu’elle est méchante cette petite”. C’est la voisine qui, quand elle est venue me voir avec ma mère, a insisté pour qu’un médecin m’ausculte. On s’est aperçu alors que j’avais dans le dos un abcès, provoqué par la médaille que je portais autour du cou. Elle n’était pas en or et avec la transpiration, elle s’était oxydée. »

Issue d’une famille modeste, « des ouvriers du chemin de fer, pas des notables », Lucienne Gourgues grandit dans le quartier Sacré-Cœur, entre Nansouty et la gare Saint-Jean. Elle obtient son certificat d’études primaires élémentaires et se met vite au travail. Elle cite sa cousine, titulaire d’un brevet d’institutrice devenue couturière, « c’est bien la peine de faire des études si c’est pour faire des boutons pression ».

« Ma mère travaillait dans un atelier de couture à Bordeaux, chez Marguerite Malleville, au 74 rue Furtado. Petite, elle m’emmenait avec elle et me mettait dans le coffre de la machine à coudre. J’ai fini par travailler dans le même atelier. »

Quel sens a le travail pour cette femme des années 1930 ? Liberté ? Émancipation ? « Pas du tout, je travaillais pour aider mes parents, ma mère, l’ainée de la famille à qui revenait la garde de sa mère. »

« Sortir de la maison »

Mais Lucienne Gourgues gardait « quelques sous » pour elle.

« On n’avait pas le temps de s’amuser. Il fallait travailler pour aider ma famille. Je suis allée une fois au bal de l’Ecole normale avec ma cousine. C’était la seule et l’unique fois. »

Mais c’est finalement loin des pistes et des bals de danse que l’amour frappe à sa porte, à l’âge de 21 ans. Plus exactement, Cupidon l’a visée en haut du phare de la Hève au Havre.

« La sœur de mon père, ma tante Aïdé, travaillait à la brasserie de l’Atlantique qui se trouvait quai Wilson. Elle s’est mariée avec un brasseur du Havre et elle l’a suivi. Comme mon père était employé des Chemins de fer, je ne payais pas le train. Alors je lui ai rendu visite. Ils avaient des amis réfugiés de la guerre et quand j’ai rencontré leur fils lors d’une promenade vers le phare, le jeune homme a écrit à mes parents pour me demander en mariage. Je devais être mignonne à l’époque. »

Photo de mariage, cité Louis Mesplet à Bordeaux Photo : archive familiale

C’est l’occasion de « sortir de la maison ». Mariée à Bordeaux le 21 août 1937, Lucienne Cerisier s’installe au bord de la Manche avec son mari quelques mois plus tard. « On n’a même pas défait nos bagages qu’il y a eu la déclaration de la deuxième guerre. »

« Mon mari a été nommé dans le 3e régiment de génie. Quand je l’ai accompagné à la gare pour son train, sur les quais il y avait des rumeurs sur la guerre. Il m’a dit ne reste pas là, vas chez tes parents. Les wagons étaient réservés aux hommes mobilisés et il n’y avait que des hommes dans les trains. Je n’avais rien préparé et mon mari me poussait à partir. Un homme que je ne connaissais pas m’a pris la main et m’a fait monter dans le train pour Bayonne. Quelques heures plus tard, j’étais chez la famille de ma mère à Preignac [commune proche de Langon, NDLR]. »

Prisonnier de guerre

Henri René Cerisier est fait prisonnier de guerre en juin 1940 et, après avoir traversé la Belgique à pied avec une colonne de plus de 30000 prisonniers, il se retrouve au camps Stalag X C à Nienburg-sur-Weser en Allemagne. Son épouse lui envoie par la poste un dictionnaire « Français-Allemand ». Il est contraint à des travaux agricoles pour le compte du Troisième Reich. Il sera libéré 5 ans plus tard par les Américains.

« J’ai reçu l’information par la Croix-Rouge qu’il était de retour. Je suis allée à la gare de Bordeaux pour l’attendre. Je ne l’ai pas trouvé. On me dit qu’il est allé à Langon. Je retourne à Langon où j’ai attendu encore. Il était déjà arrivé mais je ne l’ai pas reconnu. Je l’avais quitté avec les cheveux noirs, il est revenu les cheveux tout blancs. »

Quels souvenirs de l’après-guerre ? Lucienne Cerisier fronce les sourcils, se tient la tête et ferme les yeux :

« Je ne sais plus. Je ne me rappelle pas. Nous avons habité rue Mazarin à Bordeaux. Mon mari a trouvé du travail à la Lyonnaise des eaux et moi j’ai refait de la couture. »

Lucienne et Henri Cerisier, avec le fils unique Alain Photo : archive familiale

De ce mariage, naît un fils unique Alain Cerisier. C’est lui qui ravivera la mémoire de sa mère pour retrouver de vagues souvenirs du voyage de noce en motocyclette jusqu’aux Alpes en 1950, l’achat et la construction de la maison à Mérignac en 1955, « au milieu des friches », où elle vit aujourd’hui.

« Il était l’homme de sa vie, raconte le fils. Après son décès en 1987, elle ne dira plus rien de lui. On est comme dans les histoires de famille des romans de François Mauriac. On cache ses sentiments par pudeur. On sait pourtant que le décès de mon père a été un drame pour elle. »

Lucienne Cerisier continue ses travaux de couture pour les amis, les voisins et les proches. Elle reprend les allers-retours à Preignac pour aider la famille lors des vendanges. « Elle a travaillé toute sa vie » résume Alain Cerisier.

« Ça devait être comme ça »

Aujourd’hui, Lucienne Cerisier vit dans sa maison et ne veut « pas vivre ailleurs ». C’est une des rares, passés 100 ans, à recevoir des services à domicile pour des soins quotidiens. Son infirmière reconnaît « une personne exceptionnelle » et son médecin souligne chez elle « beaucoup d’humour » :

« A chacune de mes visites, on fait un appel vidéo avec mon cabinet pour dire bonjour à tout le monde. C’est ma seule patiente centenaire, ce n’est pas commun. »

Le secret de longévité de Lucienne Cerisier ? « Ça devait être comme ça » répond-elle avant d’ajouter :

« Je n’ai pas de secret. Je n’ai rien à cacher. Je n’ai pas de recettes. Je n’ai pas de maladies. Je suis là. Je mange de tout et je ne peux même pas dire que je n’ai jamais bu d’alcool, un petit verre de sauternes de temps en temps. »

Si on lui demande son avis sur notre époque, elle esquisse un signe de la main faisant mine de n’avoir rien entendu. En répétant la question plus fort, elle se résout à lâcher dans le creux de l’oreille : « Les gens sont orgueilleux et pas assez unis. »


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