« Un “règlement de compte” où l’on tire sur des enfants désarmés de 13 à 16 ans, c’est du terrorisme. » Depuis dimanche et comme il tente ainsi de le faire, Nicolas Rousset est sur le pont pour aider les habitants « à mettre des mots sur l’impensable ». Avec le soutien de la mairie de Bordeaux, le centre d’animation des Aubiers, qu’il dirige, ouvrira une cellule psychologique mardi et jeudi, de 10h à midi.
« Elle sera à l’écoute des plus proches des victimes, les familles, les copains et même les salariés des associations qui ont bien connu Lionel », précise Nicolas Rousset.
Dimanche soir, une veillée funèbre a rendu hommage à ce garçon de 16 ans, fauché samedi soir aux Aubiers par des tirs d’armes automatiques. Quatre autres de ses camarades, plus jeunes encore, ont été blessés, dont deux grièvement.
« Certes ils étaient dehors malgré le couvre-feu, mais ils ne faisaient rien de mal, témoigne Ludovic Piccoli, coordinateur de l’association sportive APIS. Ils revendaient des canettes, des crêpes et du chocolat pour gagner un peu d’argent et ne rien avoir à demander à leurs parents. C’était de petits débrouillards, actifs dans les associations du quartier. »
« Comme au Bataclan »
Ainsi, Lionel était une figure locale. Il venait notamment de décrocher le premier rôle pour tourner dans un film du centre d’animation et de l’association Urban vibration school (UVS) sur les 50 ans de ce quartier de 4000 habitants. Cours des Aubiers, une photo de l’ado assassiné a été posée au cœur d’un mausolée de ballons, de fleurs et de bougies, abrités du vent par des cartons.
« Le choc et l’incompréhension sont immenses, relate Nouhra, coordinatrice d’UVS. C’était quasiment comme au Bataclan… Des gens qui mitraillent des petits, n’ayant en plus rien à voir avec la délinquance, ça ne se voit qu’au cinéma. »
Traditionnellement, la porte en métal d’UVS donnant sur la dalle des Aubiers reste close le lundi. Mais hier, le local n’a pas désempli, poursuit Nouhra :
« On a préparé un repas avec une vingtaine de jeunes, dont certains n’ont pas dormi depuis deux jours. Ca leur a fait du bien de s’investir pour rendre hommage à leur ami. Au début ils n’arrivaient pas à parler. Puis ils ont évoqué leur frustration, leur colère et leur peur… »
Loi du talion
La colère est palpable chez nombre d’habitants des Aubiers, y compris envers la police à laquelle certains reprochent une intervention tardive après la fusillade, justifiée par la « sécurisation » des lieux pour les pompiers. « Mais ici les pompiers n’ont jamais été agressés », affirme Nourha.
Et la peur a gagné d’autres quartiers, en particulier « Saint-Louis, où les habitants redoutent des représailles », poursuit la jeune femme. Car la tragédie de samedi est pour beaucoup la conséquence « de petites embrouilles » entre les jeunes des Aubiers et de Chantecrit, croit Morti Khalifrat, dont l’association Diamants des Cités effectue des maraudes et livre des colis alimentaires aux familles en difficulté de Bordeaux Maritime :
« Il y a déjà eu un “règlement de compte” il y a 15 jours (avec une blessure par balle d’un jeune homme au parc Chante-Grillon, NDLR) et ces violences aux Aubiers sont une vengeance par rapport à ce qu’il s’est passé. Mais ça fait des mois, voire des années, qu’on alerte sur la situation des quartiers populaires de Bordeaux abandonnés par l’Etat. Il n’y a plus de service public ni de moyens donnés aux associations pour mener des actions. A 18h quand les centres d’animation ferment, il n’y a plus rien à faire. Ajoutez à ça la crise sanitaire, le confinement et la grande précarité, cela crée beaucoup de tensions. La nuit de la Saint-Sylvestre, il y a eu pas mal de débordements car cette jeunesse est en rébellion contre un système qui lui a tourné le dos. »
Tandis que le centre d’animation des Aubiers s’emploie à « apaiser ces tensions », Morti Khalifrat et d’autres acteurs associatifs, comme Eddy Durteste, essaient de se réunir pour « trouver des solutions et mettre fin à cette recrudescence des violences entre quartiers ».
« C’est inconcevable de perdre des enfants pour de telles querelles entre rappeurs ou moqueries sur des matches de foot, affirme Amine Smihi, adjoint au maire de Bordeaux en charge de la tranquillité publique, de la sécurité et de la médiation. Rien ne peut justifier ni expliquer qu’on tire à la mitraillette sur des gamins sans les connaître et pour la seule raison qu’ils sont d’un quartier. “On va faire un carton sur les gens des Aubiers”, voila ce qui s’est produit, sans le souci de savoir si ces gens sont impliqués dans une quelconque guerre des stups. C’est un insupportable mépris de la vie humaine. »
Responsabilités partagées
Pour Ludovic Piccoli, de l’association Apis, il faut veiller à ne pas se laisser enfermer dans un discours sur la rivalité entre quartiers :
« Des rivalités entre territoires, il y en a toujours eu, même dans les campagnes. Si on affirme que c’est un problème entre quartiers, la tentation sera de les laisser se débrouiller entre eux alors que les responsabilités sont partagées, y compris par nous, associations. Comment par exemple ces gens ont-ils pu acquérir des armes de guerre et circuler avec en plein couvre-feu ? »
Amine Smihi affirme d’ailleurs avoir adressé mi décembre un courrier à la préfecture et à la DDSP (direction départementale de la sécurité publique) « suite à des remontées d’acteurs sociaux et d’éducateurs qui s’inquiétaient de la multiplication des incidents et des menaces, et de la circulation d’armes à feu ».
« Nous étions convenus avec Mme le procureur et M. le DDSP de nous voir pour nous coordonner et enrayer cette escalade, mais les faits nous ont rattrapés. Il nous faut tout mettre en œuvre pour se prémunir d’une récidive qui n’est pas exclue : des auteurs présumés ont été désignés sur les réseaux sociaux sans l’ombre d’une ambiguïté alors que leur responsabilité n’est pas encore étayée. »
La Ville attend de la police nationale qu’elle « fasse tomber les réseaux de trafic de drogue qui tiennent les quartiers sous leur joug, avec pour conséquence l’augmentation des volumes d’armes ».
« C’est un préalable à notre capacité à investir les quartiers et mener une politique de prévention et de rénovation des équipements et services publics », poursuit Amine Smihi.
Les associations des Aubiers attendent quant à elles que justice soit faite pour aider les proches des victimes à faire leur deuil. Et elles espèrent que la réponse des autorités sera autant sociale que pénale dans des quartiers où le chômage bat des records.
« La majorité de ces jeunes ne travaille pas, n’ont pas de formation et aucun moyen de subvenir à leurs besoins si ce n’est des petit trafics, pointe Morti Khalifrat. Il va falloir se mettre autour d’une table et trouver des moyens d’agir. »
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