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« Le goût des tyrans », pour mieux comprendre la situation en Biélorussie

Dans son dernier livre, Ronan Hervouet met en lumière les mécanismes d’assentiment à la tyrannie, au-delà de la forte capacité de contrôle et de répression du régime.

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« Le goût des tyrans », pour mieux comprendre la situation en Biélorussie

Il y a quelques mois les événements qui ont suivi les élections truquées en Biélorussie ont fait la Une des journaux. Svletana Thikanovskïa, la candidate d’opposition réclamait qu’on reconnaisse sa victoire devant l’invraisemblance des scores qui maintenaient Alexandre Loukachenko au pouvoir. Des manifestations monstres ont eu lieu dans les principales villes du pays, des grèves dans les usines – ce qui est tout à fait exceptionnel. 

Svletana, comme tant d’autres, fut obligée de se réfugier en Lithuanie ; elle trouve alors une oreille attentive auprès de l’Union européenne, mais sans que les sanctions promises soient à la hauteur des promesses faites.

Et la Presse n’a plus qu’un regard distrait à l’égard de ce qui continue de se passer à Minsk et dans d’autres villes de Biélorussie. Loukachenko rassuré par l’appui de la Russie continue de régner par la terreur. Et Svletana Thikanovskaïa est obligée de constater que « les Biélorusses sont un peu fatigués. C’est l’hiver, ils profitent du répit, ils accumulent de l’énergie » (interview dans La Croix du 7 février 2021).

Une vie « normale » en façade

Pour essayer d’y voir plus clair, le livre de Ronan Hervouet est un outil d’une grande utilité. « Le goût des tyrans » est sorti, en septembre 2020, aux éditions Le Bord de l’eau ; une traduction anglaise paraît ces jours-ci. Ronan Hervouet, professeur à la faculté de sociologie de l’Université de Bordeaux, est un spécialiste de la Biélorussie où il a vécu plusieurs années et où il a gardé de nombreux contacts. Il continue de creuser le terrain inauguré par « Datcha blues. Existences ordinaires et dictature en Biélorussie » (2009). Il explore cette fois-ci le monde des travailleurs des kolkhozes.

La tâche est loin d’être simple, tant la parole est muselée ou stéréotypée. Hervouet avance donc masqué dans « cette aventure ethnologique en (se) laissant ballotter dans les chemins de traverse que les occasions (lui) présentent, espérant ainsi, à petits pas, parvenir à recueillir des traces interprétables » (p.46).

L’approche de Hervouet est pleine d’empathie et de discrétion ; il ne juge jamais, il décrit et il essaie de comprendre ; il n’est jamais en position de surplomb et ne s’autorise jamais de son érudition pour prétendre imposer son point de vue ; il pousse l’héroïsme jusqu’à suivre ses interlocuteurs dans leurs libations d’une vodka pas toujours orthodoxe !

Il apparaît vite que pour la plupart des ses interlocuteurs, « la vie “normale”, acceptable et désirable est définie par l’Etat ». Et s’il y a des problèmes, « les difficultés économiques sont attribuées à des incompétences morales qu’il faut corriger par des mesures coercitives pour ceux qui ne reconnaitraient pas les supposés bienfaits matériels et symboliques du régime ». (p.32/33) Mais ça c’est pour la façade.

Un combat, caprice de privilégiés ?

La surprise vient de que tout le monde, à quelque niveau que ce soit, du directeur du kolkhoze au moindre travailleur ; se tire d’affaire en trafiquant, en volant. « Tout le monde vole parce que ce n’est pas la propriété privée », dit cyniquement un des indicateurs d’Hervouet.

Le paradoxe de la Biélorussie, cette dernière réplique du totalitarisme soviétique sur laquelle la perestroïka n’a eu aucun effet, tient au fait que la restriction des libertés est acceptée par le plus grand nombre : d’abord, parce qu’elle paraît moins grave que ce que les Biélorusses ont vécu lors de la Seconde Guerre Mondiale de la part des Allemands et des Soviétiques – et il est possible de profiter de quelques retombées d’une société de consommation ; ensuite, parce qu’il y a ces accommodements avec la loi qui permettent aux gens de tenir le coup. A cela s’ajoute que le pouvoir promeut « des valeurs de solidarité et de sens du collectif qui donnent sens aux existences ordinaires » et que la peur de la répression toujours possible reste forte.

Dans ces conditions pourquoi se révolter ? Hervouet note que vu de la campagne, le combat des opposants paraît plutôt comme un caprice de privilégiés.

Les choses sont-elles en train de changer ? Ou « Le goût des tyrans », selon l’expression de Tocqueville qui sert de titre à ces analyses passionnantes, cette forme de servitude volontaire, conjugué à la violence de la répression sera-t-il le plus fort ? L’avenir le dira. L’espoir peut venir de cette nouvelle génération de jeunes issus du milieu paysan qui déserte la campagne pour chercher dans les villes des moyens de vivre mieux assurés.

« L’air des villes rend libres », disait Marx…


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