Rue89 Bordeaux : Le département de la Gironde souhaite renforcer sa résilience alimentaire, et Bordeaux Métropole vise un objectif d’autosuffisance alimentaire de 10%, contre moins de 2% aujourd’hui. Ces objectifs sont-ils tenables ?
Anna Faucher : L’objectif de 10% d’autosuffisance que s’était fixé Bordeaux Métropole est plus un cap ou un effet d’annonce qu’une réelle projection chiffrée de ce qu’il est possible. De même, les chiffres d’Utopie donnent juste des ordres de grandeur territorialisés [ce bureau d’études a placé Bordeaux en 53e position des aires urbaines françaises avec un degré d’autonomie de 1,76%, soit 98,24% d’alimentation importée, NDLR].
Avec Vertigo Lab, nous avons refait des calculs en changeant les indicateurs. Si on prend le taux de couverture en légumes, la ville de Bordeaux pourrait potentiellement passer de 3% actuellement à 10%, à condition bien sûr d’augmenter les surfaces en jardins partagés, mais aussi en végétalisant des friches…
Les terres de la métropole ne pourraient nourrir que 2% de sa population
Il est important de dire que l’autonomie alimentaire totale n’est pas du tout jouable, que ce soit à l’échelle de la métropole comme à celle du département. Selon les calculs de l’outil PARCEL, la surface agricole utile (SAU) de l’agglomération bordelaise ne permettrait de nourrir que 2% de la population. Et pour nourrir tous les habitants de la métropole, à régime alimentaire identique, il faudrait 259 900 hectares, soit 96% de la SAU girondine… On peut augmenter cette autosuffisance, mais de façon marginale.
Comment ?
En ville, ce sera toujours de l’agriculture hors sol. L’idée est de pouvoir récupérer des espaces – réutiliser des parkings, des toits comme celui de la Base sous-marine où il est envisagé de faire de l’aquaponie… – et d’installer des jardins partagés et des fermes urbaines, même si elles ne sont pas toutes situées sur le territoire de la ville.
On doit d’ailleurs distinguer deux choses différentes : d’une part, l’autosuffisance à l’échelle territoriale, c’est-à-dire la capacité à diversifier ses sources d’approvisionnement tout en augmentant la part de produits locaux dans la consommation locale. À Bordeaux, c’est le travail que font par exemple le MIN (marché d’intérêt national) ou le SIVU (syndicat intercommunal Bordeaux-Mérignac de restauration collective) pour fournir les cantines. Il permet de structurer des filières et d’offrir des débouchés aux agriculteurs.
D’autre part, l’autosuffisance se construit aussi à l’échelle individuelle et est liée aux questions de résilience : face à une crise qui peut potentiellement causer une crise d’approvisionnement, est-on en capacité de produire sa propre alimentation ? Une part plus importante de jardins familiaux partagés pourrait participer à augmenter un peu l’autonomie de la ville, à condition que chaque habitant acquière les compétences.
Mais l’autonomie serait-elle jouable à l’échelle de la Gironde ?
Non plus ! 61% des produits agricoles consommés en Gironde sont importés et 78% des biens agricoles produits sont exportés dont le vin, principale production girondine. La « performance nourricière de la Gironde » (proportion théorique de personnes qu’il est possible de nourrir avec les quantités annuelles nettes de matières premières agricoles produites sur le territoire) diminue depuis plusieurs décennies (de 13 % à 11 % entre 2000 et 2010). Cette tendance pourrait s’aggraver avec l’augmentation prévue de la population girondine. D’autant que la diversification peine à s’imposer face à l’ancrage territorial du vignoble bordelais, qui occupe 44% de la surface agricole utile de Gironde.
A ces échelles de l’agglomération et du département, l’autosuffisance totale n’est pas possible, ni même souhaitable.
Pourquoi ?
Parce que d’autres territoires ont besoin des débouchés qu’offre Bordeaux Métropole. Nous préconisons plutôt de mettre en place des coopérations, comme par exemple des contrats de réciprocité qui permettent de mettre d’autres sujets que l’alimentation sur la table. C’est ce que la métropole avait commencé avec Marmande sur les circuits de la tomate, ou avec le Pays Médoc, en débattant par exemple aussi du transport fluvial.
Structuration des filières
L’autonomie alimentaire est ainsi possible à l’échelle de la Nouvelle-Aquitaine, première région agricole de France. Mais il y aura un gros travail sur la structuration des filières car la majorité de la production est exportée. C’est ce qu’on peut reprocher aux projets territoriaux sur l’alimentation : ils ont du mal à associer les coopératives, les industries agro-alimentaires ou la grande distribution, alors que celle-ci détient par exemple 77% des parts du marchés pour les produits alimentaires (en 2015) sur la métropole bordelaise, contre 64% à l’échelle nationale.
En 2017, lors de la précédente mandature, la métropole bordelaise s’était aussi donnée l’ambition d’installer 30% de nouveaux agriculteurs. Outre l’objectif d’autonomie alimentaire, cela doit permettre de répondre à la forte demande en produits locaux – Bordeaux Métropole est une des villes qui compte le plus d’Amap en France –, et de créer des emplois dans le secteur agricole, où beaucoup d’exploitants sont proches de la retraite. Comment faire ?
Il y a une dynamique positive de la part des collectivités qui font des appels à l’installation et mettent à disposition des terres. Elles peuvent fixer des critères en termes de pratiques culturelles et de débouchés. Mais c’est encore marginal. L’installation libre pâtit elle du manque d’espaces disponibles et du prix du foncier en Gironde.
D’où l’intérêt de travailler sur des coopérations territoriales à plus grande échelle, et de réinventer les modèles agricoles. Une jeune entreprise bordelaise, Fabaé, rachète par exemple des terres dans la région et recrute des agriculteurs pour déployer un modèle agro-écologique sur des surfaces plus intéressantes que les micro-fermes, avec l’idée d’approvisionner les villes. C’est aussi l’objectif de la Ceinture verte qui aide à des maraîchers à s’installer via la création de coopératives. Grâce à l’épargne solidaire, Terres de liens rachète ou met à disposition des terres.
En Sud Gironde, Co-actions, une coopérative d’activité et d’emploi, a également créé un établissement agricole, affilié à la MSA, pour répondre à une augmentation du nombre de porteurs de projets qui se sont adressés à elle : maraîcher en micro-maraîchage et/ou permaculture, traction animale, traiteur locavore, transformation en lacto-fermentation, etc. Afin d’accompagner ces initiatives, Co-actions les a intégrées dans la coopérative, où ils peuvent bénéficier d’un soutien, de conseils, de formations (vers la certification Agriculture Biologique entre autres), et de moyens humains mutualisés (la gestion administrative notamment).
Des régies agricoles se développent notamment celle de Cussac-Fort-Médoc, dont l’objectif, né de la volonté de l’équipe municipale d’introduire du bio dans la restauration scolaire, est de devenir un village à l’alimentation 100% bio et locale.
Pour aider à l’installation d’agriculteurs en leur offrant des débouchés, les collectivités locales misent justement sur les commandes pour leurs cantines scolaires. Mais beaucoup pointent souvent l’impossibilité de privilégier les producteurs locaux, à cause des règles de concurrence…
La loi Egalim prévoit en effet 50% de produits de qualité et durables, dont au moins 20% de produits biologiques, mais pas de critères de proximité, interdits par les règlements européens pour ne pas fausser la concurrence. Néanmoins, cela fait longtemps qu’on a trouvé des solutions pour contourner ces règles. Il suffit par exemple d’exiger des critères de fraîcheur ou de demander à des agriculteurs qu’ils viennent présenter leurs produits pour arriver à privilégier des filières locales.
La solution passe donc plutôt par la formation des gestionnaires de restauration collective à ces allotissements plus fins, en vue de la rédaction de nouveaux marchés. Et les territoires doivent s’équiper de nouveaux outils comme des légumeries pour faciliter l’approvisionnement des cantines. D’ailleurs, gagner en résilience nécessitera aussi le retour d’outils de transformation, comme des conserveries. Car aujourd’hui la population consomme 80% de produits transformés, et elle ne passera pas de but en blanc des plats surgelés aux poireaux ou autres légumes cultivables en hiver…
Vous évoquez l’importance en Gironde de la viticulture, qui occupe 44% de la surface agricole. Est-elle vouée à reculer ?
Certaines exploitations viticoles se sont diversifiées et intègrent d’autres types de cultures, comme des arbres entre les rangs, ou des parcelles annexes. Mais c’est minime voire anecdotique et pour l’instant la part de viticulture ne devrait que peu bouger, tant les enjeux de valeur ajoutée pour le territoire sont importants à Bordeaux, plus qu’ailleurs. Montpellier est, par exemple, plus avancée dans la réflexion : la SAU dédiée à la vigne a diminué de près de 25% en 20 ans. Des initiatives telles que « Vignes en Transition » se développent afin d’associer production viticole et nourricière.
Plus de bio, moins de viande
En Gironde comme en Nouvelle-Aquitaine, on préfère penser l’hybridation des sources d’approvisionnement plutôt que de remettre en question le vin et les terroirs. C’est un sujet sur lequel on a du mal à discuter, comme celui de l’élevage : on veut bien parler de résilience mais on ne veut pas replanifier toutes nos surfaces en fonction d’une éventuelle autonomie alimentaire.
Parlons justement d’élevage… Est ce qu’un régime moins carné, voire vegan, irait dans le sens d’une autonomie alimentaire, en plus d’être bien moins émetteur de gaz à effet de serre ?
Si on passe en bio, on aura forcément besoin d’un peu plus de surfaces. 45,2 % de la SAU de la Nouvelle-Aquitaine suffiraient à nourrir toute la population régionale à régime identique. Mais la surface nécessaire est quasi la même (45 %) pour nourrir toute la population régionale avec une agriculture 100 % bio et une consommation de viande réduite de moitié, grâce aux nouvelles terres mobilisées pour la production végétale.
Par ailleurs, nous avons travaillé avec Vertigo pour la stratégie de résilience de la Ville de Bordeaux sur un diagnostic bientôt diffusé évaluant le potentiel de relocalisation d’une partie de l’alimentation des Bordelais, notamment en produits maraîchers.
Au Pays Basque, un gros travail a été mené pour penser les externalités négatives des fermes, et évaluer de qui on dépend et ce qu’on provoque ailleurs quand on réoriente sa production. Autre modèle intéressant : la charte éthique et morale signée par le groupement des éleveurs girondins avec la mairie de Bègles, où se trouve un abattoir.
Elle prévoit un élevage extensif respectueux de l’environnement, du bien-être animal et des salariés, une distribution en circuits courts, une faible cadence d’abattage, ou encore des conditions de fin de vie respectueuses de l’animal. On n’est pas sur un arrêt de la consommation carnée, mais sur une réduction importante, orientée vers de la viande de qualité.
La Ville de Bordeaux et le Département de la Gironde veulent créer une sécurité sociale de l’alimentation. Qu’en pensez-vous ?
Cette idée est de plus en plus pertinente au vu des limites de l’aide alimentaire, dont une grande part vient des surplus européens de piètre qualité. Cela n’encourage pas les gens à cuisiner, et les plus précaires n’ont pas toujours l’équipement et les recettes…
Dans les projets alimentaires territoriaux, la sécurité sociale de l’alimentation aurait des effets leviers importants, en fléchant les produits que l’on souhaite développer. Si elle est universelle, elle permettrait de ne plus discriminer les gens, en supposant que chacun a un droit à l’alimentation de qualité. Les personnes en situation de précarité, qui vont moins vers le bio et les fruits et légumes car ils considèrent que ce n’est pas pour eux, y seraient fortement incitées.
J’attends donc avec impatience de voir démarrer plusieurs expériences prévues en France. Cela demandera toutefois un accompagnement important pour s’assurer que les gens aient les équipements nécessaires, des repères nutritionnels, et pour dispenser des cours de cuisine.
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