« Un coup de poing dans la gueule » : telle est la définition d’un bon dessin de presse selon Cavanna, cofondateur d’Hara Kiri et de Charlie Hebdo…. qui reprend celle du peintre et dessinateur Henri Avelot, dans son « Traité pratique de la caricature et du dessin humoristique », paru en 1948, relève Fabienne Desseux dans l’introduction de son « Qui veut la peau du dessin de presse ? Abédécaire critique pour défendre la liberté d’expression ».
Pour l’auteure de cet ouvrage, qui vient de paraître aux éditions Eyrolles, le dessin de presse « est un regard », qui peut donc en fonction de la personne au bout du crayon être « satirique, drôle, absurde, muet, légendé, bavard, engagé, touchant, grinçant, ironique, dérangeant ». Bref, « profondément humain ».
Aussi, c’est avec une vraie passion et une certaine érudition – le livre est riche de flash backs sur 200 ans d’histoire du genre en France – que l’essayiste, déjà auteure d’un précédent ouvrage sur le sujet (Traits engagés, Iconovox, 2020) nous entraîne, pour « comprendre ce qui menace le dessin de presse », mais aussi « le faire mieux connaître, appréhender la complexité du genre ».
Satire à vue
Des illustrations originales des talentueux bordelais Cami (Cartooning for peace, Rue89 Bordeaux, Le cahier de vacances de Manu…) et Urbs (Sud-Ouest, Le Canard enchaîné…) ouvrent et closent chaque chapitre (dommage en revanche que, sans doute pour des problèmes de droit, les dessins cultes ou polémiques évoqués dans le livre n’y figurent pas).
Documenté et nourri d’entretiens avec plusieurs dessinateurs, « l’abécédaire critique » balaye la question de A comme andouille (car « le second degré, c’est tout un art et les andouilles ne le maîtriseront jamais ») à Z comme Zzzzz (« Le dessin de presse va-t-il mourir sous la charge de nos ennemis ? Ne nous laissons pas endormir »), en passant par les plus évidents C de censure , F de fachosphère ou R de religion.
L’extrême droite a toujours été une des cibles d’artistes satiriques globalement plutôt classés à gauche – même si Fabienne Desseux n’oublie pas les cas de Jacques Faizant (Le Figaro), de Chard (Présent, Rivarol) ou Zeon, dont des dessins négationnistes ont été primés en 2006 au Concours international sur l’Holocauste, en Iran…
Et les fachos le leur ont bien rendu : Rivarol s’est distingué du « Je suis Charlie » après l’attentat du 7 janvier 2015 en fustigeant un « immonde torchon conformiste » fait par des soixante-huitards qui se sont « acharnés à salir la police, l’armée, (…) les Français de souche, la religion catholique » et ont « provoqué de manière ignominieuse et irresponsable les Mahométans ».
Avant et après Charlie
La dénonciation des « blasphèmes » (délit supprimé en France en 1881) proférés par les caricaturistes fédère ainsi les bigots de tous poils, comme le rappelle en effet le chapitre R, pour religion. Cela remonte au moins à L’assiette au beurre, journal satirique anarchiste qui a pesé dans les débats qui ont précédé la séparation de l’Eglise et de l’Etat, en 1905.
Et Charlie, héritier de la libre pensée, s’en est toujours pris autant au sabre (une cinquantaine de procès pour « injure à l’armée » dans les années 1970, tous perdus) comme au goupillon. Aux catholiques, religion dominante en France, comme aux musulmans. Non sans conséquences :
« Les croyants arc-boutés de toutes les obédiences sont sans doute les plus chatouilleux, pouvant aller devant les tribunaux ou même “jusqu’à ce que la mort nous sépare” avec une kalachnikov pour obtenir réparation », écrit Fabienne Desseux.
L’attentat du 7 janvier 2015 contre Charlie Hebdo et les attaques qui l’ont précédées – le procès de 2007 pour la publication des dessins de Mahomet, la destruction par des cocktails molotov des bureaux du journal en 2011 après la sortie de Charia Hebdo -, occupe donc une large part de l’ouvrage, au risque de quelques redites. Logique : dans l’histoire du dessin de presse, il y a un avant et un après le massacre perpétré par les frères Kouachi.
Risques du métier ?
A la rédaction de l’hebdomadaire, les deux intégristes islamistes ont tué 8 personnes, dont des monstres sacrés du dessin – Cabu, Charb, Honoré, Tignous, Wolinsky… Certains d’entre eux faisaient partie de l’aventure d’Hara Kiri puis, à la censure de ce dernier par le gouvernement français suite à la fameuse une (sans dessin !) du « Bal tragique à Colombey », de la fondation de Charlie.
A coup de procès et de décisions ayant fait pour certaines jurisprudence, l’équipe a contribué à faire avancer la liberté de la presse en France, rappelait Denis Robert dans Mohicans, sa biographie de Cavanna. Depuis 2015, l’hebdomadaire est érigé en symbole, le « Je suis Charlie/pas Charlie » se prêtant à toutes les récupérations et critiques, et ses dessinateurs en héros (ou ennemis du peuple) malgré eux.
Dans l’abécédaire, les dessinateurs témoignent aussi plus prosaïquement des difficultés du métier, à commencer par celui de sa reconnaissance. En 2019, sur 35000 détenteurs de la carte de presse en France, il y avait seulement 18 dessinateurs de presse, dont 5 femmes.
Car pour être titulaire d’une carte délivrée par la CCIJP (Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels), il faut justifier de revenus émanant principalement d’une activité dans un média reconnu par la profession. Or la plupart des dessinateurs de presse vivent de piges, c’est à dire sont payés au dessin ; peu sont salariés comme l’ont été Plantu au Monde, Willem à Libération ou le sont quelques cadres de Charlie Hebdo.
Terrain glissant
Le quotidien du dessinateur consiste à réaliser puis à envoyer aux rédactions auxquelles il collabore plusieurs dessins sur des thématiques d’actualité, desquels le journal en retient un (comme Sud-Ouest chaque jour) ou plus (au Canard enchaîné), mais parfois aussi aucun. Une position fragile : pour avoir demandé une régularisation de sa situation, Marc Large, qui dessinait depuis 2007 pour Sud-Ouest, a été remercié par le quotidien.
« Un dessinateur est souvent une variable d’ajustement, estime Fabienne Desseux. Du moins dans les médias généralistes. (…) Une cerise sur le gâteau ou un caillou dans la chaussure car il est surtout une potentielle source de problèmes pour un journal. Il suffira d’un mauvais buzz, d’un coup de vent sérieux sur les réseaux sociaux pour qu’il soit prié d’aller voir ailleurs. Le The International New York Times en est l’exemple parfait. Pour un seul dessin, le journal a décidé de se passer de touts les autres dessinateurs. »
Antonio Moreira Antunes avait caricaturé Benyamin Netanyhaou, le premier ministre israélien, en chien avec une étoile de David au collier, guidant un Donald Trump aveugle et portant kippa. Si le dessin critiquait la politique pro-israélienne du président américain, en rupture avec le soutien au processus de paix avec les palestiniens défendu par ses prédécesseurs, il a été accusé d’antisémitisme. Cela a entraîné les excuses et la fin de la publication de tout dessin de presse dans le quotidien américain, en avril 2019.
Un dessin « discutable », selon l’auteure de l’abécédaire, car « bourré de symboles » pouvant donner lieu à une « lecture antisémite », d’après Fabienne Desseux. Elle ne l’évoque pas dans le livre, mais depuis 2015, le cas n’est pas isolé : de nombreux journaux, dont le Canard Enchaîné, préfèrent s’autocensurer plutôt que de diffuser des dessins sur le conflit israélo-palestinien.
Indégivrable
Discutable est aussi, poursuit Fabienne Desseux, le dessin de Xavier Gorce, le créateur des Indégivrables, réalisé peu après la parution du livre de Camille Kouchner révélant l’inceste infligé par son beau-père, le politologue Olivier Duhamel. Un jeune pingouin demandant à un congénère : « Si j’ai été abusé par le demi-frère adoptif de la compagne de mon père transgenre devenu ma mère, est-ce un inceste ? »
Après l’avalanche de réactions sur les réseaux sociaux, Le Monde s’est « excusé de cette erreur auprès des lectrices et lecteurs qui ont pu en être choqués ». Ce dessin pouvait selon le quotidien « être lu comme une relativisation de la gravité des faits d’inceste, en des termes déplacés vis-à-vis des victimes et des personnes transgenres ».
Suite a cette épisode, Gorce explique avoir ironisé sur des propos d’Alain Finkielkraut relativisant la notion d’inceste dans le cas d’une adolescente. Jugeant que la « liberté ne se négocie pas », le dessinateur claque la porte du Monde. Le dessin a, selon Fabienne Desseux, payé un « manque de contextualisation ».
Elle voit des wokes partout
Cami évoque aussi une autre censure visant une de ses créations pour le livre « Ford même pas mort », en soutien aux ouvriers de l’usine de Blanquefort. Des manifestantes y brandissaient une pancarte #balancetonford et scandaient « Non au retrait pour mieux nous enfiler » ! Un dessin jugé « sexiste » par l’éditeur, Libertalia, « alors que c’est tout le contraire », plaide son auteure. Pour Fabienne Desseux, le manque de courage des éditeurs s’explique par la puissance des réseaux sociaux :
« Internet a permis à des groupes très déterminés de se poser en censeur. (…) Leur objectif est, quels que soient les médias incriminés, d’obtenir dans l’urgence un désaveu de caricatures pourtant publiées. »
Les réseaux sociaux sont selon l’auteure devenus une caisse de résonance pour les « blessés de service » (entrée B du livre), le mouvement « woke » (entrée W) et la cancel culture. Deux tendances dans lesquelles l’auteure voit une menace pour la satire, quand bien même l’ampleur du phénomène en France est contestée – pas encore ministre de l’éducation, l’historien Pap Ndiaye estimait par exemple que le wokisme était « un épouvantail plus qu’une réalité sociale ou idéologique ».
« Féministes, antiracistes, LGBT, précaires… la liste est longue de ceux qui ne supportent plus d’être pris à rebrousse-poil, pense Fabienne Desseux. La somme des injustices accumulées ne prêtant ni à l’auto-dérision, ni à l’auto-critique. Ils voudraient l’avènement d’un dessin de presse lissé et inclusif. Ce qui est antinomique avec l’art de la caricature. C’est aussi une erreur de jugement le dessin de presse défendant généralement la veuve et l’orphelin. Certes il le fait avec des méthodes peu orthodoxes, mais c’est l’intention qui compte, non ? »
« Pires ennemis »
Sauf quand cette intention même peut prêter à caution. Fabienne Desseux plaide ainsi contre les accusations de dérive droitière et d’islamophobie de Charlie Hebdo, émanant par exemple d’Olivier Cyran, ancien journaliste de l’équipe, ou plus tard de Jean-Luc Mélenchon, devenue une tête de turc du journal du fait des proximités supposées de la France insoumise avec les Indigènes de la République.
Elle défend – légitimement – un dessin critiqué de Riss représentant le petit Aylan, l’enfant mort noyé dont la photo a fait le tour du monde, à côté d’une publicité MacDo « deux menus enfants pour le prix d’un », et légendé « si près du but ». Mais elle ne parle curieusement pas d’une autre œuvre du même Riss, qui n’a pas fait rire grand monde, même parmi les plus Charlie – « Que serait devenu le petit Aylan s’il avait grandi ? Tripoteur de fesses en Allemagne », explique le dessin après les agressions sexuelles commises par des migrants à Cologne.
Ce dessin illustre que la satire fait plus rire quand elle s’attaque aux puissants que quand elle stigmatise les faibles ou conforte les clichés nauséabonds, ici sur les migrants en pleine montée de l’extrême droite. L’auteure de l’abécédéraire écrit que « les gauches semblent désormais être devenues les pires ennemis du dessin de presse ». Mais peu importe que celui-ci soit de gauche ou de droite, pourvu qu’il soit drôle. C’est-à-dire (im)pertinent.
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