Ils ont pourtant l’habitude du désert et cette traversée, pense Pierre, ne présente aucun danger, aucun en tout cas auquel ils ne pourraient faire face, même si la saison n’est pas la plus recommandée pour ce genre d’aventure. Mais, voilà, l’inattendu se produit – la Land Rover tombe en panne loin des pistes que les Touaregs peuvent emprunter.
La narratrice, appelons-la Gazelle, comme la nomme leur guide Touareg, passé les premiers moments de panique absolue devant cette mort programmée – et pourtant, ils ont de l’eau et de quoi se nourrir pour quelques semaines, et pourtant ils ont pour se protéger de la chaleur mortelle du soleil, l’abri de cette grotte d’El Ghessour près de laquelle ils s’étaient arrêtés pour en admirer les peintures rupestres, se met à écrire, presque compulsivement.
« L’écriture est une drogue douce. L’écriture est une entreprise de magie blanche. Pendant que j’écris, je ne peux pas mourir. »
La sagesse du guide
Chacun a sa manière propre d’affronter la mort qui vient. Gazelle explore la grotte et ses dessins, elle en reproduit maladroitement les formes élégantes, elle rêve de ces hommes et de ces femmes qui ont vécu, là, il y a des millénaires.
Elle observe tous les infimes signes de vie – les plantes, les insectes, les oiseaux… – qui se sont adaptés à ces conditions extrêmes d’existence. Elle s’efforce de lire le « Lord Jim » de Joseph Conrad dont elle peine à suivre les méandres mais qui finalement lui paraît si proche de ce qu’elle vit elle-même – les dangers de la haute mer sont du même ordre que ceux du désert, mêmes beautés et mêmes fureurs déchaînées.
Leur survie tient à la rigueur du rituel qu’impose Amastan, leur guide – le thé servi à la mode touareg, trois fois par jour – les repas pris en silence – l’économie de leurs ressources d’eau potable. Amastan suit les prescriptions de sa religion et prie en direction du soleil levant.
Et c’est lui qui paraît le plus sage, acceptant cette situation sans révolte, continuant d’assumer, du haut d’un rocher, sa mission de guide et de guetteur. Et c’est grâce à lui que la narratrice s’élève jusqu’à la compréhension de ce que représente le désert, ce vide qui pourrait être le lieu même de l’épiphanie d’un Dieu – Gazelle ne croit pas en Dieu. Mais elle est réceptive aux Djinns et aux Kel-Essouf, dieux qui peuplent le désert, esprits mauvais qui le hantent.
Spiritualité
Néanmoins, ce qu’elle vit est une expérience spirituelle qui va l’amener à découvrir sa vérité, loin de la dépendance à l’égard de Pierre qui avait réussi à la persuader qu’une grande liberté, dont il était le seul en réalité à profiter, était la marque de leur relation.
Elle aime le désert comme lieu même de la révélation de ce qu’elle est en vérité. La grotte d’El Ghessour n’est qu’à une centaine de kilomètres de Tamanrasset et je m’étonnais qu’aucune référence ne soit faite à Charles de Foucauld qui y avait vécu, au milieu des touaregs, jusqu’à sa mort et qui a tant fait pour s’imprégner de la culture touareg (un dictionnaire, des recueils de contes et de légendes qui font autorité chez les spécialistes).
Mais la narratrice ne l’oublie pas – une première allusion p. 122 cite Charles de Foucauld parmi les livres qu’elle a lus pour mieux comprendre la culture touareg et, plus loin, p. 158, elle évoque l’Assekrem qui était son ermitage :
« Le sentiment du sacré saturait l’air autour de nous et peu à peu m’envahissait. J’ai pensé qu’il y avait des lieux moins favorables pour croire en Dieu. Pour faire le vide en soi. Pour fusionner avec l’éther ou pour prier. Pour s’élancer vers le séjour du pur, de l’absolu, des anges. Ou du néant, du rien. Je me sentais confusément au bord d’une révélation qui restait suspendue… »
« Génie du vivant »
La beauté du paysage, celle des peintures de la grotte, la lecture du livre de Conrad, l’authenticité calme de Amastan, aident la narratrice à surmonter sa panique, à accepter d’avancer vers ce qui est sa vérité et qui se marquera par son refus de céder au désir de Pierre.
L’autre révélation, c’est celle de la puissance de l’écriture. Et Chantal Detcherry en donne ici l’illustration éclatante – parce que ce qui pouvait sembler artificiel ou convenu dans les premières pages s’épanouit dans un hymne à la vie jusqu’à la mort, dans une communion avec la nature dans ce qu’elle a de plus extrême.
« Encore une vie dans un milieu stérile. Encore le génie du vivant dans un univers inhabitable », écrit-elle en découvrant ce petit lézard qu’on appelle le poisson des sables et qui se déplace à fleur de sable jusqu’à l’endroit où il peut guetter sa proie minuscule.
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