Il a le sentiment d’avoir perdu cinq ans de sa vie. Et pourtant, bien que son monde ait basculé courant 2017, il n’a pas abandonné sa passion : la photo. Celui que tout le monde appelle Kami – il n’aime pas donner son vrai nom – a perdu la vue en quelques mois, en 2017, à la suite d’une neuropathie optique de Leber. Cette maladie rare touche majoritairement les hommes et se manifeste par une baisse brutale de la vision : elle entraîne un mauvais fonctionnement du nerf optique qui transmet les informations de l’œil au cerveau.
« En janvier 2017, ma gêne à l’œil me dérangeait de plus en plus. J’ai consulté, on m’a fait passer des IRM mais le diagnostic n’est tombé qu’en juin. Au départ, les médecins pensaient à une sclérose en plaques », explique le photographe, originaire de la région parisienne et arrivé à Bordeaux en 1996-1997, « après des vacances à Lacanau, en 1995, où j’avais adoré l’océan ».
Sa passion pour la photo lui vient de sa famille.
« Mes deux grands-pères faisaient de la photo, en amateurs avertis. Ils sont décédés assez tôt et j’ai récupéré leur matériel. Ma mère aussi faisait beaucoup de photos de famille : elle nous incitait, mon grand frère et moi, à en faire en vacances, lors des anniversaires, etc. »
Aujourd’hui, Kami ne perçoit qu’un peu de lumière du côté de l’œil droit et de légers contrastes de l’œil gauche mais il ne voit pas les gens… qu’il continue tout de même à prendre en photo en les faisant poser !
Une cagnotte « pour ne pas baisser les bras »
À l’époque du diagnostic, le trentenaire est sous le choc. Ses amis – le photographe Pierre Wetzel, l’illustratrice Cécile Rubio, la porte-parole d’Alerte aux toxiques Valérie Murat, la patronne du restaurant-bar Chez ta mère Nadia Rossignol et d’autres – le sont tout autant.
Pierre Wetzel, rencontré dans les années 2010 à l’occasion d’une demande d’accréditation au Krakatoa, décide de lancer une cagnotte « pour lui offrir un appareil photo argentique, sans trop de réglages ».
En ce mois de juin 2017, le groupe d’amis récolte près de 2 000 euros, soit « de quoi financer l’appareil photo, des pellicules et des tirages pendant un an. Ça lui a permis de ne pas baisser les bras en termes de photo », précise Pierre Wetzel. Une façon de l’aider à surmonter le trauma de ce handicap apparu si vite. Ce « coup de poing dans le ventre », comme le décrit Valérie Murat, qui parle de lui comme de « son meilleur pote ».
Des portraits en noir et blanc
N’étant plus en mesure de prendre des photos sur le vif alors qu’il a passé des années à couvrir la vie nocturne bordelaise, ses concerts underground (en alimentant l’agenda culturel de Nicolas Pulcrano, Bordeaux concerts), ses festivals (Reggae Sun Ska, Relâche…) mais aussi ses mouvements sociaux et ses manifs cours Pasteur, Kami se concentre aujourd’hui sur des portraits de musiciens, de personnalités, posés, et en noir et blanc.
Devenu ami avec des groupes comme Sweat like an Ape ! ou Feu ! Chatterton (bien avant qu’ils ne soient connus), le photographe non-voyant pense désormais sa photo au format carré, connaît parfaitement les réglages de son appareil et choisi parfois de faire poser les gens dans des endroits dont il se souvient.
« Je n’ai plus de repères visuels mais une très bonne mémoire photographique. Je me souviens des lieux, de toutes les photos que j’ai pu faire avant de perdre la vue. Comme ce super portrait de Mulatu Astatké [musicien éthiopien, NDLR] au Rocher de Palmer, en 2011. »
Et Kami de préciser :
« Quand je suis accompagné, je demande une vérification pour les réglages. J’essaye de composer un peu mes images. J’ai fait le portrait de Mélenchon, de Loïc Prud’homme, des humoristes de France Inter, de Warren Ellis, d’Orelsan… »
Son amie Cécile Rubio lui a longtemps scanné ses négatifs et l’aidait à les retravailler, avant de passer la main à Pierre Wetzel. Ce dernier lui décrit ses photos, l’aide à les trier et souligne que Kami a « d’autant plus de mérite qu’il réalise ses portraits dans des salles où les conditions de lumière ne sont pas toujours optimales ».
« Extrêmement résilient »
Resté très attaché à tout ce qui est alternatif, Kami, le militant qui a participé à Nuit debout et aux manifs des Gilets jaunes avec Valérie Murat, estime que « la vie nocturne bordelaise s’homogénéise et perd de sa saveur ».
« J’ai connu un Bordeaux beaucoup plus rock’n’roll et rigolo. Aujourd’hui, il y a tellement d’endroits qui ont fermé. Quand on ne veut pas de bruit, on ne vit pas en ville ! »
S’il n’est plus aussi engagé politiquement que par le passé, Kami garde une sensibilité pour les causes sociales. Il participe à des réunions publiques concernant l’accessibilité de Bordeaux aux personnes en situation de handicap ou se mobilise pour certains mouvements : manifs contre la réforme des retraites, contre les violences policières, etc. Il s’est aussi mis à réaliser un podcast, baptisé Temps long, où il publie de longues interviews politiques ou culturelles.
Pour ses amis, Kami est « quelqu’un qui a de la prestance, d’extrêmement résilient, qui nous donne une leçon à tous » (Valérie Murat), « une personne très volontaire, drôle, engagée, courageuse, parfois impatiente » (Cécile Rubio) ; mais aussi un homme « fidèle en amitié, parfois un peu têtu et jusqu’au-boutiste quant à ses convictions politiques mais quelqu’un d’entier avec une mémoire incroyable et reconnaissant de l’aide qu’on lui apporte » (Pierre Wetzel).
Nadia Rossignol, la patronne de Chez ta mère, expose pour la seconde fois ses portraits dans son établissement.
« On va les garder jusqu’à la rentrée. C’est ma façon de l’aider à continuer la photo. Les gens qui ne connaissent pas son travail sont scotchés d’apprendre que ces photos ont été faites par un non-voyant ! »
L’exposition de Kami est à voir tout l’été dans le restaurant-bar Chez ta mère, 12 rue Camille-Sauvageau. Aux heures d’ouverture de l’établissement.
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