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François Dubet et Najat Vallaud-Belkacem, à quatre mains contre « le séparatisme scolaire »

L’ancienne ministre de l’éducation Najat Vallaud-Belkacem co-signe un ouvrage avec le sociologue bordelais François Dubet : Le Ghetto scolaire. Pour en finir avec le séparatisme. Cet ouvrage, paru aux éditions Le Seuil le 1er mars 2024, est un véritable plaidoyer pour la mixité, alors que le système éducatif français est en plein débat sur le Choc des savoirs, volonté du Premier ministre Attal de mettre en place des groupes de niveaux en français et en mathématiques au collège.

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François Dubet et Najat Vallaud-Belkacem, à quatre mains contre « le séparatisme scolaire »

 

Rue89 Bordeaux : Pourquoi avez-vous choisi de traiter le « séparatisme » à l’école ?

François Dubet : Nous sommes l’un des pays les plus inégalitaires scolairement, avec des écarts de performances qui se creusent et impactent nos performances globales. Notre système éducatif fait partie de ceux où les parcours scolaires sont le plus fortement déterminés par le milieu social.

Comment l’expliquez-vous ?

François Dubet : Les collèges et les lycées français sont particulièrement ségrégués. Ils participent d’un séparatisme scolaire accentuant fortement le seul jeu des inégalités sociales. Derrière le décor de l’école républicaine, les élèves les plus favorisés se regroupent pendant que les moins favorisés d’entre eux sont contraints de rester ensemble. Les mécanismes de cette ségrégation sont parfaitement documentés et personne ne les conteste vraiment. D’abord, la carte scolaire qui reproduit très largement la répartition spatiale des inégalités. Ensuite, les jeux des dérogations et, plus encore, la présence des écoles privées. Les familles les plus informées et les plus riches choisissent les meilleurs établissements et fuient ceux qui leur semblent trop populaires. Les seules inégalités spatiales sont ainsi redoublées par les choix des familles les plus favorisées.

Le séparatisme scolaire est d’abord une affaire de « riches », financièrement et culturellement.

Najat Vallaud-Belkacem

Najat Vallaud-Belkacem : On voit aussi grâce à l’I.P.S (l’Indice de position sociale des établissements), que le séparatisme scolaire est d’abord une affaire de « riches », financièrement et culturellement, pendant que les plus « pauvres » sont contraints d’aller dans des établissements de moins en moins favorisés.

Quelle est la méthode des pays qui parviennent mieux que nous à faire face à ce problème ? 

François Dubet : Dans les pays scandinaves et le Canada par exemple, où le niveau est plus élevé et les inégalités scolaires réduites, les élèves sont hétérogènes comme en France, mais l’enjeu pédagogique est de les éduquer ensemble afin que tous progressent et que l’école ne distingue pas précocement les vainqueurs et les vaincus de la compétition scolaire. Plutôt que de séparer les élèves, ils ont choisi de former les enseignants afin qu’ils disposent d’outils et de méthodes permettant de faire la classe à des élèves différents et inégaux. Ils ont aussi choisi de favoriser la formation pédagogique d’équipes cohérentes et mobilisées. Ils ont enfin défini un curriculum de compétences et de savoirs plutôt qu’une somme des programmes académiques.

On voit avec l’exemple du Canada que l’école est meilleure, plus éducative, plus accueillante et moins inégalitaire quand les diplômes et les performances scolaires ne semblent pas déterminer totalement les parcours professionnels et sociaux des élèves, quand il va de soi que le mérite scolaire n’est pas la totalité du mérite des individus.

Le « choc des savoirs » et ses groupes de niveaux annoncés par Gabriel Attal peuvent-ils contribuer à diminuer ce problème ?

François Dubet : Non, il va l’aggraver. Le choc des savoirs signe la fin du collège unique qui empêcherait les meilleurs élèves de prendre leur envol. Les classes moyennes seraient victimes des plus pauvres qui tirent le niveau vers le bas ! La recherche démontre pourtant que les groupes de niveau creusent les écarts entre les élèves. Les meilleurs élèves regroupés progressent normalement, alors que le regroupement des élèves faibles les affaiblit plus encore.

Les classes et les groupes de niveau faible sont plus difficiles, les élèves et les enseignants sont moins ambitieux et il est très rare que les faibles rejoignent un jour les meilleurs. Comme les forts et les faibles n’ont, en moyenne, pas les mêmes origines sociales, les groupes de niveaux sont aussi des groupes sociaux. La recherche montre aussi, et surtout, que si les classes hétérogènes sont favorables aux plus faibles, elles n’affectent pas le niveau des meilleurs ; les premiers y gagnent, les seconds n’y perdent pas. 

Najat Vallaud-Belkacem : Même si la recherche vous dit que la mixité est bonne pour l’éducation des enfants. Il y a malgré tout une inquiétude

François Dubet : Ajoutons que le choc des savoirs transforme également le brevet des collèges en un quasi-concours d’accès au lycée, sans préciser ce que l’on fera des élèves qui ont échoué, sinon leur proposer un redoublement. Par ailleurs, rien n’est dit sur le creusement les inégalités entre les établissements, sur la lente sécession révélée par la mesure des indices de position sociale des établissements, sur le rôle du privé…

Najat Vallaud-Belkacem et François Dubet Photo : JFB/Rue89 Bordeaux

Le livre que vous publiez conjointement s’intitule Le Ghetto scolaire : Pour en finir avec le séparatisme. N’est-ce pas un peu fort de parler de « ghetto » ? 

François Dubet : Le terme de ghetto, ce n’est pas pour choquer. Le sentiment de ghettoïsation des quartiers est réel et s’est renforcé au fil des décennies. A cause de la ségrégation scolaire, des établissements se vivent comme des enclaves, des ghettos. Les jeunes qui y sont scolarisés ont le sentiment qu’ils ne sont pas vraiment dans la société. Tout cela engendre des violences, en dépit de tout ce que font les enseignants.

Najat Vallaud-Belkacem : Il y a deux mécanismes qui se conjuguent. Le premier spatial avec des établissements complètement ségrégués. Le second lié au choix des familles. Certains établissements sont fuis par ceux qui peuvent les fuir, et il ne s’agit pas forcément de familles aisées. Ces mécanismes à l’œuvre ont deux lourdes conséquences : le développement des inégalités scolaires et une rupture civique.

C’est un échec de la massification scolaire [réforme de la fin des années 1950 pour unifier la nation par l’alphabétisation des individus, NDLR] ?

François Dubet : Oui, on a dit aux individus que c’est à l’École que l’on acquiert les qualifications, la dignité, la reconnaissance qui va donner accès à un emploi. Ce ne sont plus les destins sociaux des ouvriers, des paysans, des filles qui dominent mais leurs parcours scolaires. Chacun est obligé de jouer le jeu et il y a des perdants et des gagnants. Ceux qui perdent, en veulent à l’École, et au-delà de l’École, aux valeurs de la République.

Najat Vallaud-Belkacem : Pour les élèves dans les quartiers, c’est la désillusion. Ils ne croient plus à cette promesse de l’École. Ils construisent alors une culture antiscolaire. Il y a une dimension de découragement, de désenchantement et de « défamiliarisation », contraire aux valeurs de l’école. Les enseignants vivent tout cela avec violence, car ils incarnent la culture, le savoir et ils s’intéressent à des élèves qui ne croient plus.

Pour lutter contre ce phénomène de ségrégation, vous avez lancé Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre de l’éducation, une expérimentation pour plus de mixité sociale à l’école en 2015. Quelle est son originalité ? 

Najat Vallaud-Belkacem : Ma conviction en 2015, confortée aujourd’hui, c’est que la mesure unique et uniforme destinée à la France entière ne marche pas puisque tous les « grands soirs » tentés par le passé – et consistant pour l’essentiel à rigidifier ou au contraire à assouplir la carte scolaire – ont échoué parce qu’il y a dans cette ségrégation de la réalité géographique, culturelle, psychologique, singulière à chaque territoire. Donc, on a bâti un cadrage national avec un conseil scientifique, et des chercheurs affectés à chacune des expérimentations.

On a donné ensuite carte blanche aux acteurs de terrain (équipes éducatives parents, collectivités territoriales, rectorats) pour se saisir de ce sujet et inventer des solutions adaptées à leur réalité respective, parmi un panel de possibilités que nous avions imaginées : modifier la sectorisation des collèges, la carte des formations, redessiner les secteurs, fermer des d’établissements complètement ségrégués, en réhabiliter d’autres, créer des secteurs multi-collèges incluant parfois des collèges privés, faire des montées alternées dans deux établissements avec enseignement sur deux niveaux…

Le regard sur l’école s’inscrit dans un discours qui consiste à dire aux classes moyennes : vous êtes victimes des mauvais élèves.

François Dubet

Vous avez loué François Dubet l’originalité de cette démarche. Pourquoi ?

François Dubet : Effectivement, cette expérimentation est, dans l’histoire des réformes scolaires, très originale. On a dit à la société : c’est vous qui allez développer des réponses. C’est une rupture politique : sortir de la centralisation, de l’homogène, du bureaucratique pour agir à partir des élus locaux, des familles, des professeurs. En 2017, 82 territoires sont concernés comprenant 2 à 6 collèges chacun, impliquant 46 départements et 84 communes.

Que montrent les résultats livrés au printemps 2023 ?

François Dubet : L’évaluation montre des choses décisives : la mixité scolaire ne dégrade pas le niveau scolaire des bons élèves et les résultats des plus faibles s’améliorent.

Najat Vallaud-Belkacem : Il y a aussi un effet positif sur le climat scolaire (nombre d’exclusions, indiscipline…) et les compétences psychosociales (estime de soi, capacité à coopérer avec les autres, à se projeter dans l’avenir, la société…). La qualité de la socialisation, des relations, de l’adhésion à des valeurs communes – tolérance, respect, solidarité – passent fondamentalement par la manière dont on vit ensemble. 

Comment emmener le privé dans cette réforme alors que l’entre-soi s’y développe ?

François Dubet : Je n’ai jamais vu une époque aussi franchement réactionnaire. On est dans une période de véritable régression. Le regard sur l’école s’inscrit dans un discours qui consiste à dire aux classes moyennes : vous êtes victimes des mauvais élèves qu’il faut séparer des vôtres. Vous êtes victimes des chômeurs qui s’engraissent sur le dos des allocations chômage que vous payez.

Il faut donc que tout le système réagisse. Pour le privé, la question se pose du respect des missions de ces établissements financés à plus de 70% par la puissance publique, c’est-à-dire nous tous. Si leur organisation et la façon dont ils confortent l’entre-soi finissent par nuire à notre bien-être collectif, il faut réguler leur fonctionnement.

Najat Vallaud-Belkacem : Les pouvoirs publics doivent s’intéresser à ce qui se passe dans le privé. C’est la conclusion de la Cour des comptes qui montre que les contrats d’association sont trop rarement évalués. La mission d’intérêt général qui doit garantir une mixite sociale, un équilibre entre les populations dans les établissements scolaires doit s’appliquer au privé comme au public.

Le bon levier il me semble c’est celui de la modulation des financements qui commence par la transparence des financements, notamment celles de fondations privées qui peuvent bénéficier de déductions fiscales à hauteur 65%. C’est encore nos impôts qui paient.


#éducation nationale

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