Le projet suscite la controverse en cette fin de mois de novembre. L’ouverture d’une antenne du Centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (Caarud) de Bordeaux au sein du quartier de Bacalan agite rumeurs, réactions de l’opposition, mais aussi une pétition qui recueille, à ce jour, près de 2 300 signatures.
Le manifeste, toujours en ligne, induit en erreur : ses instigateurs affichent leur opposition à l’ouverture d’une « salle de shoot », qui ne correspond en aucun point au projet piloté par l’Agence Régionale de Santé (ARS).
Celui-ci a été présenté vendredi soir lors d’une réunion publique en présence notamment d’Isabelle Faure et Vincent Maurin, élus à la mairie de Bordeaux. Cécile Tagliana, directrice adjointe de l’ARS Nouvelle-Aquitaine tente d’apaiser les inquiétudes des habitants, dans une salle Pierre-Tachou pleine à craquer (environ 200 personnes étaient présentes). Mais les échanges ont rapidement tourné au pugilat oratoire.
Réduire les effets négatifs des consommations de drogues
La représentante de l’ARS essaie de détailler les missions d’un Caarud et de ses antennes, visiblement mal connues de la majorité de l’auditoire.
« Les Centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (Caarud), ce sont des établissements médico-sociaux. Ils ont une fonction de soin médical et d’accompagnement social. Ces dispositifs sont inscrits dans la loi et financés par la Sécurité sociale. Ils visent à prévenir ou à réduire les effets négatifs liés à la consommation de stupéfiants et à améliorer la situation sanitaire et sociale des consommateurs », détaille Cécile Tagliana.
Concrètement, un Caarud prend en charge les personnes qui ont une ou des addictions aux stupéfiants (de l’alcool, au tabac, jusqu’à l’héroïne), en leur fournissant accompagnement et soutien. Ces structures doivent proposer des soins d’hygiène, des services de première nécessité, inciter au dépistage des maladies associées à l’usage de drogues (VIH, hépatite) et orienter vers les systèmes de soins spécialisés ou généralistes.
« Aller chercher les usagers »
Côté fournitures, ces centres mettent à disposition « des matériels de prévention et de désinfection », puisqu’il est prouvé que c’est un moyen très efficace de réduire les infections transmissibles. Des structures qui ont donc vocation à « aller chercher les usagers » et remplissent également un rôle de médiation, entre les consommateurs, la population et les autorités locales.
« En Nouvelle-Aquitaine, il y a 11 Caarud, principalement dans les grandes villes. Pour les endroits où il y a moins de monde, ce sont des antennes ou des unités mobiles. Dans la région, il y a 4 antennes et 12 unités mobiles. À Bacalan, on prévoit une fréquentation d’une vingtaine de personnes après plusieurs mois de montée en charge. Le projet est porté par l’association La Case, avec une équipe médico-sociale composée d’infirmiers, de travailleurs sociaux et de la direction de l’association. On prévoit d’ouvrir de 14h à 18h, avec une projection possible sur les Bassin à Flots, lieu d’une consommation festive importante, avec parfois des drames », continue Cécile Tagliana.
Si l’on ramène la fréquentation de l’antenne (20 personnes) au nombre d’habitants du quartier (environ 30 000 habitants), le rapport est donc de… 0.07 % sur la population totale. L’assemblée écoute, en silence, avec des soupirs ponctuant les explications.
« Pas de squats de drogués à Bacalan »
Lors de la première salve d’échanges, les intervenants dénoncent unanimement, « le manque d’information sur la mise en place du projet » dans le quartier, « à proximité d’écoles et de crèches ». Amorce courtoise, tension palpable. Un riverain prend la parole pour livrer son témoignage :
« Avec ma compagne, on vient de déménager ici. Avant on était au musée d’Aquitaine, on a connu l’impact : c’est des bagarres tous les soirs, des seringues à côté d’une crèche, des excréments de chiens, des odeurs d’urine… Vous voulez ouvrir un troisième Caarud, est-ce qu’on pourrait avoir des chiffres ? Le seul que je connais c’est celui de la nuit de solidarité. On avait 500 sans-abris et toxicos en 2023. En 2024 c’est le double ! »
La salle répond par un tonnerre d’applaudissements. Cécile Tagliana tente d’expliquer sous les huées « qu’aucun impact n’a été relevé lors de l’installation d’une antenne » et que la nuit de la solidarité dénombre les sans-domicile, sans tenir compte de leurs addictions, et donc sans rapport avec la problématique de prise en charge par le Caarud.
Un homme s’interroge, d’un air narquois, sur la « conciliation entre l’interdiction des stupéfiants par la loi et l’ouverture d’un lieu pour des gens qui sont en demande ». Une autre intervenante s’insurge contre « une structure qui va drainer une population de toxicos à côté des écoles et des crèches », pointant que, jusque là, « il n’y avait pas de squat de drogués à Bacalan »
« Des gens déjà dans votre quartier, mais que vous ne voyez pas »
« Les gens qui sont aujourd’hui sans-abri à la gare, ou dans des squats du centre, ne vont pas venir jusqu’au Caarud du nord de la ville, réplique Cécile Tagliana. Ils restent près de leur lieu de vie, au Caarud Saint-James ou à l’antenne à côté de la gare. Ici, on répond aux besoins de gens qui sont déjà dans votre quartier, mais que que vous ne voyez peut-être pas. Sur la question légale, bien sûr, la consommation est totalement interdite dans un Caarud, qui ne fournit aucun produit stupéfiant ».
Lionel Dupont, qui s’exprime au nom de l’association « Destination Bassin à Flots » regroupant les commerçants et structures du quartier, pointe quant à lui le problème de la localisation de la salle, rue Blanqui :
« C’est un embranchement entre la Cité du Vin et la base sous-marine. Donc, vous avez 400 000 visiteurs d’un côté et de l’autre qui vont passer par cette promenade. On comprend tout à fait la nécessité d’avoir ce type de structure, mais le lieu, au centre du quartier, n’est pas adapté. C’est ça qui nous pose problème. »
« Ce sera très grave d’avoir de mauvais commentaires sur les réseaux sociaux pour les hôtels », abonde une participante. Une autre renchérit, en multipliant les amalgames :
« Ma fille a vécu autour du Palais des Sports : elle en est partie, c’était l’enfer, elle s’est fait agresser et voler son sac. Vous pensez que les gens, quai Deschamps, ont envie d’aller faire leur jogging ? Demandez à la joggeuse qui s’est fait planter il y a 15 jours. Et les touristes ? Je ne veux pas être celle qui leur dira de ne pas venir ici. À la peur, je ne veux pas ajouter la honte de vivre dans ce quartier ! »
« J’ai l’impression d’être le diable »
Les invectives fusent de toutes parts, dans une fuite en avant collective où l’empathie s’est fait la malle : « On n’en veut pas ici ! », « Mettez-les ailleurs ! », « À l’hôpital ! »… Si certains plaident « l’inclusion » et la « mixité sociale », les toxicomanes ne semblent pas avoir le droit d’en faire partie.
Après une heure d’échanges houleux, un homme, qui demandait depuis de longues minutes, prend la parole, longue barbe et ton empreint d’émotion :
« Je veux réagir, parce que depuis tout à l’heure, on parle de moi en fait. On parle des toxicomanes, vous en avez un en face de vous, plutôt rétabli pour l’instant. J’ai l’impression d’être le diable, que vous m’en voulez. Je vous ai rien fait moi, et les gens qui veulent fréquenter cet endroit ne vous ont rien fait non plus. Vous vous rendez pas compte de la violence que vous avez envers cette population, je me sens très déshumanisé par vos propos. »
« L’église au centre du village »
Une brève accalmie s’ensuit. « Il a remis l’église au centre du village, merci », nous glisse une habitante du quartier, qui souligne « être très choquée, en tant que médecin, par les propos tenus ce soir ». Peu après, Vincent Maurin, maire adjoint du quartier, conclut les échanges, en reformulant une citation du psychiatre Lucien Bonnafé.
« On reconnaît le degré de civilisation d’un pays à la façon dont il s’occupe de ses plus faibles et de ses plus démunis. (…) Aujourd’hui, on est gangrené, de manière continue, par des divisions systématiques. Un coup c’est les moins pauvres qui sont plus pauvres que les très pauvres, un coup c’est les immigrés, un autre c’est les malades… Mesdames, messieurs, on doit résister à cette facilité de ne chercher que le bouc émissaire dans notre environnement quotidien ».
Sous les huées, l’élu indique toutefois que la réflexion va se poursuivre sur l’emplacement final de l’antenne du Caarud à Bacalan :
« Je n’ai pas été associé au choix du 1, rue Blanqui, je le regrette. Donc, ce que je propose à l’ARS, qui est le maître d’œuvre, pas la ville car c’est un dispositif d’État, c’est de mettre en place une concertation avec nos services, municipaux et métropolitains, pour trouver un lieu d’implantation plus adapté ».
Une volonté de changement de lieu entendue par l’ARS, via la voix de sa représentante, soulignant que des coûts ont été engendrés et « qu’il ne faut donc pas tarder à trouver une solution meilleure ».
Récup et alternative
À la fin de la réunion, les discussions, toujours aussi vives, se prolongent dans la salle Pierre-Tachou. Interrogée par Rue89 Bordeaux, Isabelle Faure, conseillère municipale déléguée pour l’accès aux soins des plus vulnérables, déplore la teneur des échanges :
« Je suis choquée par la virulence des habitants, qui sont d’accord pour un Caarud mais qui n’en veulent pas près de chez eux. Cette violence est due, je pense, à un manque d’information et à une récupération politique, notamment de Thomas Cazenave (NDLR : député et conseiller municipal d’opposition), qui nous a envoyé un courrier avec des fausses informations. Il parlait de salle de consommation, ce n’est pas du tout le cas pour un Caarud. C’est irresponsable », pointe l’élue.
C'est l'inverse : alerté par un riverain, j'ai écrit à Pierre #Hurmic le 12/11 pour connaître la réalité du projet.
— Thomas Cazenave (@T_Cazenave) November 23, 2024
La pétition a été lancée par les riverains le 16/11.
Le maire de #Bordeaux doit faire son travail et suivre le sujet pour concerter et trouver un lieu plus adapté. pic.twitter.com/CW1kDy5GSt
De son côté, Marion Pallas, sage-femme et habitante du quartier de Bacalan, préfère terminer « sur une note d’espoir ». Active dans le quartier avec des activités de bénévolat, elle regrette « le manque d’information autour du projet » mais envisage une piste alternative pour l’implantation de l’antenne gérée par la Case :
« Je viens de proposer à monsieur Maurin, le Caso de Médecins du Monde situé au 2, rue Charlevoix de Villers, qui fait des accueils le matin. Pourquoi pas voir avec eux ? Il y a un rez-de-chaussée et un étage, en plus ça mutualiserait le loyer qui est assez cher. J’essaye d’être positive, on peut réussir à trouver une solution adéquate ! »
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