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Yuri, SDF bâtisseur d’incroyables maquettes cours Victor-Hugo à Bordeaux

À l’angle de la rue Sainte-Catherine et du cours Victor-Hugo, Yuri vit sur le macadam où il réalise de magnifiques maquettes de bâtiments et monuments avec des objets récupérés. Premier portrait de notre série « Artiste sur le macadam ».

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Yuri, SDF bâtisseur d’incroyables maquettes cours Victor-Hugo à Bordeaux
La dernière création de Yuri, inspirée de l’architecture des temples chinois.

« Toi, r’garde ça, c’est ma télévision : ma télévision, plus belle du monde ! » lance Yuri, bras tendus vers la rue (nous avons choisi de retranscrire à l’identique sa façon de parler).

« Ici, je vois tout : les amoureux, alcooliques, drogués… Les bagarres là-bas, ceux qui tiennent leurs mains là, qui marchent, les courses : tout ! » poursuit-il, entre deux gorgées de café.

Quatre mois que Yuri est arrivé à Bordeaux, étape d’un long parcours d’exil. Avec quelques affaires sur le dos, l’homme écume les contrées européennes depuis des années. Dans la capitale girondine, il s’est découvert une passion : construire des maquettes de bâtiments et de monuments, avec des touillettes pour café, des allumettes, et beaucoup de récup.

Doigts d’or et mains d’argent

Ses œuvres, fruit de deux à trois journées de labeur, c’est avant tout pour « donner plaisir aux gens ». Curieux ou émerveillés : ils sont nombreux à marquer le pas le long du cours Victor-Hugo.

« Salut Yuri ! » lance une passante, « t’iras récupérer ton café au bar d’à côté, il est payé » lui lâche un autre.

Tout le quartier le connaît, des magasiniers du Carrefour mitoyen aux SDF du coin, des voisins de palier aux culs-bénits de la paroisse Saint-Éloi.

Bonnet Spiderman vissé sur la tête, visage saillant, l’homme s’agite, coupe, calcule et prend du recul. De la colle, quelques instruments, un stylo pour tracer ses gabarits en carton. Des plans ? Aucun. « Moi besoin d’essayer pour voir si passe bien comme ça » indique-t-il, en tentant d’insérer une fenêtre arrondie sur la façade de sa construction.

Entre ses mains, une maquette en chasse une autre. Ses édifices poussent et s’élèvent avec une frénésie créative inépuisable. Il y a les succès, les essais et au passage quelques ratés.

À gauche, le Château de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas construit par Yuri. À droite, un essai disparu Photo : DR

Vilnius-Bordeaux-Lhassa

Son passé, sa vie d’avant, Yuri n’en dévoile que des bribes. Quand on lui demande s’il a toujours un lien avec sa famille : « nulle part, plus personne. » Et de poursuivre : « je viens de Lituanie soviétique, j’étais aussi à Vladivostok avant. » Un père originaire de Vilnius, une mère de Moscou, une jeunesse qui se confond avec le crépuscule de l’empire soviétique. Gamin, il rêvait de devenir pompier. Mais l’école le rebute, les bancs, les cahiers « ça fait pas étudier la vie ».

Au sortir de l’adolescence, vient le temps du service militaire obligatoire, d’abord dans l’artillerie puis dans l’armée de terre. Avant de partir sous les drapeaux, il s’éprend d’un premier amour qu’il espérait retrouver au retour. Trois ans plus tard, à la fin de son service, sa bien-aimée s’en est allée… avec un autre. De l’URSS, il garde quelques souvenirs : « L’école était gratuite, pour tout le monde, maison gratuite, manger gratuit… Un peu de diktat aussi, mais vie moins difficile. »

Vint l’exil. Biélorussie, Ukraine, Pologne, Portugal… Et puis la France. D’abord Nice, puis Cannes. Dans le Sud, il travaille comme déménageur et jardinier, connaît la galère et les arnaques. Son âge ? « 40, 42 ans » Pas la mémoire des dates, ni même l’année où il quitte la Russie.

« Rester positif »

« Construire maquette, ça aide à rester positif, pas penser : rester concentré ! », et il en a bien besoin. La rue, le macadam, il connaît : ses misères et ses cabossés de l’existence, qui zigzaguent entre ivresse et tristesse. Pour lui, ni drogue ni alcool. Un petit bout de cigarette par-ci, un peu de café par-là, pas plus pas moins.

« Je l’ai jamais vu boire, c’est rare » souligne Sébastien, bénévole social qui passe le voir pendant ses maraudes sanitaires. Même la police n’en revient pas ! « Eux me voir, pas bourré, moi maquette, ils pensent que moi fou » confie-t-il, hilare.

Trouver le bon agencement entre carton et bouts de bois peut demander du temps Photo : SC/Rue89 Bordeaux

Sous des trombes d’eau et le vent qui souffle, la chaussée vit au rythme des sirènes et du balai incessant de voitures. Yuri marque une pause, le temps de rouler une cigarette. Malgré le mauvais temps, sa jovialité reste intacte et son regard toujours aussi vif. Seules ses mains, grelotantes dans le froid de décembre, trahissent la dureté des journées d’hiver. Ses nuits, il les passe un œil ouvert sur son baluchon et sa dernière création à protéger des larcins.

« Spassiba »

À Bordeaux, il fait une rencontre, qui a le don d’atténuer sa solitude. Oleg, un « camarade seul, à la rue », originaire d’Odessa, en Ukraine. « Spassiba », merci, pour un ravitaillement en café puis des mots, des blagues, des fous rires, en russe. Les deux gaillards se tapent des barres, comme un pied de nez au conflit qui fait rage à l’autre bout du continent. « Pas la guerre ici, lui bon ukrainien, pas extrémiste » argue Yuri. Son ami l’aide, lui porte des chaussures ou du tabac.

Autour de ses réalisations, Yuri a fait de nombreuses rencontres qui lui ont apporté une générosité spontanée. Car pour lui, « argent pas demander, gagner ! ». Mickaël, habitant de l’immeuble devant lequel il est installé, s’est procuré une maquette du château de Monte-Cristo, l’emblématique demeure d’Alexandre Dumas.

Le plus ancien temple tibétain, le Yumbu Lhakhang, conçu en maquette par Yuri et exposé au restaurant « Couleurs du Tibet » dans le quartier Saint-Michel Photo : SC/Rue89 Bordeaux

Yeshi Phuntsuk, patron d’un restaurant au cœur du quartier Saint-Michel, a eu la curiosité piquée par les constructions de Yuri. « J’ai insisté à chaque fois que je passais devant lui pour qu’il construise une maquette : il a fini par dire oui ! » A partir d’une photo du Yumbu Lhakhang, « le premier palais du Tibet », l’artiste a produit une œuvre. En échange, il obtient un peu plus d’une centaine d’euros qui lui permettent de subvenir à ses besoins.

Cours Victor-Hugo, Yuri s’affaire déjà sur une nouvelle construction : « un temple chinois » avec ses arêtiers courbés, ses tuiles dorées et sa façade rouge sang. Et après ? « Un tank, envie changer ! » glisse-t-il avec malice. Au maquettiste d’infortune du vieux Bordeaux, il ne manque plus qu’un atelier à l’abri des intempéries.


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