« J’suis venu travailler aujourd’hui parce que je n’ai même pas un centime pour me payer à manger ! » confie Liviu entre deux accords. La cinquantaine passée, l’homme venu de Roumanie il y a une dizaine d’années, est installé en cet après-midi du 31 décembre, au cœur de la rue Saint-Catherine et de son inénarrable frénésie humaine.
La tête fourrée dans son bonnet, le corps calfeutré avec une épaisse doudoune, il assure son concert habituel malgré l’air glacial. « Aujourd’hui ça gagne bien, je suis content », dit-il en brandissant sa besace garnie de petite monnaie et de quelques billets. La rue, Liviu n’y vit pas : c’est son lieu de travail.
« Je suis comme invisible »
À l’entrée des luxueuses Galeries Lafayette imaginées par l’architecte Ruben Dacosta, la musique de Liviu se pose comme une bande son sur l’agitation de la foule. La plupart des garçons de café le connaissent et les passants ralentissent souvent, s’arrêtent quelques fois, le temps d’une gamme ou d’un solo. Cling, clang, ting : les sous rentrent au rythme des notes.
« Des fois, j’ai gagné trois euros pendant toute une journée, les gens me voient pas… Je suis comme invisible. Y’a des moments où les gens sont plus ouverts, ils ne peuvent pas donner tout le temps. La veille du jour de l’an, j’ai gagné soixante-dix euros ! »
« Tient, qu’est-ce que c’est ? Je connais ça », s’émoustille une femme en hochant la tête. Un air gypsy bien connu : le gratteur navigue sur la partition de Bistro Fada composé par Stephen Wrembel, rendu célèbre par le film Minuit à Paris de Woody Allen. « Il faut que je vous donne quelque chose, attendez ! » : la passante s’en va faire de la monnaie et revient remercier l’artiste.
Django Reinhardt, Santana, jazz manouche, bossa nova… Chez Liviu, la musique n’a pas de frontières, « c’est comme la salade, il faut un peu de tout ! » glisse-t-il avec malice.
« Habitué à travailler »
Entre deux morceaux, Liviu esquisse son rêve.
« Je connais un ami qui joue souvent dans des hôtels au Portugal, plusieurs fois par semaine. C’est un travail fixe, on est sûr de gagner de l’argent. Mais je dois travailler ici avant de pouvoir partir ! », explique-t-il.
Le musicien vagabond a un projet en tête : partir avec son ami pour gratter à l’autre bout de l’Europe. Avant, il doit économiser pour s’acheter « une veste et un pantalon ». Pas de grande marque ou de fringues flambant neuves, il aimerait juste pouvoir se payer une tenue « normale » pour se présenter devant le gérant d’un hôtel. Et puis le voyage, bien sûr : pour y aller, il devra s’acquitter d’un billet.
« J’aurais honte de venir jouer comme ça », confesse Liviu en montrant ses habits du jour, adaptés au froid de l’hiver.
« Je ne suis pas arrivé à parler à mon ami de ma situation : moi je suis habitué à travailler, pas à demander ! »
Les commerçants coupent le son
Les arpèges de Liviu ravissent les promeneurs, mais n’enchantent pas tous les commerçants. Depuis qu’il n’a plus de batterie pour jouer en autonomie, le musicien est obligé de trouver un point d’alimentation. Début janvier, la direction du restaurant mitoyen lui refuse le branchement de son ampli sur la multiprise de l’établissement, accessible depuis la terrasse.
« Ils m’ont dit que je prenais leur électricité : ce n’est pas humain, ils voient bien que si je joue dans la rue, c’est que j’ai besoin d’argent », déplore Liviu.
Un responsable du restaurant se justifie par un « problème de sécurité ». Il poursuit :
« Des commerçants et le syndicat de copropriétaires m’ont prévenu ces derniers jours. Alors je lui ai dit qu’il ne pouvait pas, son système n’est pas aux normes et s’il y a un accident, c’est ma responsabilité. Ça me dérange pas que des musiciens jouent, sans se brancher sur nos prises : ça crée de l’animation et c’est sympa ! Mais pas comme ça. »
Police partout, musique nulle part ?
La police aussi n’a pas vraiment l’oreille musicale. Il faut dire que la législation ne laisse guère de marge de manœuvre : pour la diffusion de musique amplifiée sur la chaussée, toute personne doit déposer une demande d’occupation du domaine public, deux mois à l’avance. À défaut, le concert improvisé devient un délit passible d’une contravention.
« Il y a des policiers qui sont humains, argue Liviu. Mais d’autres viennent s’en prendre à moi parce que je suis une cible facile. Quand ils tapent mon nom, ils voient bien que j’ai rien à me reprocher. Moi, je fais rien d’illégal, je suis juste musicien et c’est mon travail. »
Une seule amende, de 120€ selon lui, et ce sont plusieurs journées de boulot qui s’envolent. Quand ça lui arrive, Liviu « accepte » et s’en va grappiller ailleurs, au son de sa guitare. Mais pas question pour lui de s’arrêter : la musique est son gagne-pain et l’espoir d’un ticket de voyage.
Avec sa six cordes, le gratteur traverse les contrées, de l’Italie à l’Espagne en passant par les Îles Canaries. Il y rencontre l’amour de sa vie, qu’il a perdue pour venir en aide à son frère.
« J’ai travaillé en lui donnant tout mon argent car il avait besoin d’aide, c’est mon frère. Cela a rendu les choses difficiles avec celle que j’ai rencontrée. J’ai essayé de trouver du travail à Tenerife [aux Canaries], où elle habitait, on avait parlé de se marier… Mais sa famille n’a pas voulu m’accepter et j’ai dû partir parce que je n’avais plus d’argent pour vivre là-bas », témoigne t-il.
Les pieds à Bordeaux, la tête în România
« La Roumanie me manque, oui, parce que c’est mon pays… C’est normal, non ? » Sa vie, elle commence à Urziceni, petite bourgade à une soixantaine de kilomètres de Bucarest. Sa musique, c’est un peu une histoire de famille, qui commence, elle aussi, à l’autre bout du Vieux Continent. Il évoque avec nostalgie son père, violoniste, et son frère, guitariste. À 18 ans, il tombe à son tour sous le charme de l’instrument. « C’est comme ça, quand on est attiré par quelque chose, on fait ! », lâche-t-il.
Ce musicien, travaillant avec son instrument « sans faire la manche », déplore le racisme auquel il est exposé parfois. « On vient me parler parce que ma musique intéresse, quand je dis que je suis roumain, parfois, la personne s’en va. Si tu viens me parler, c’est parce que je joue bien, pas parce que j’ai une autre origine. » Un écueil auquel il a souvent été confronté à Bordeaux :
« Une fois, un patron est venu me voir pour me proposer de jouer dans son restaurant. Mais il voulait me payer 20 euros pour deux heures, avec une bière et des pâtes. Si c’est pour ça, je préfère jouer dans la rue, au moins c’est la liberté. »
Privé de branchement électrique, Liviu reprend son sac sur le dos, pose son ampli dans le caddie et s’en va prendre le tramway sous la pluie. Il reviendra tenter sa chance le lendemain.
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