« Un Bataclan à ciel ouvert ». L’expression avait été évoquée à chaud après la fusillade aux Aubiers, qui avait causé la mort de Lionel Sess, un habitant du quartier, le 2 janvier 2021. Elle est revenue à la barre des Assises de la Gironde, lors du procès des 4 personnes accusées d’avoir participé à ce commando, dans la bouche d’Esmahen, la maman de Rayan, un des jeunes blessés par balle ce soir-là, qui l’a employée.
« J’ai eu peur que mon fils meure devant moi », raconte-t-elle. Cette habitante a dû réaliser un garrot à son enfant, touché au thorax, les secours ralenties par mesure de sécurité pour parvenir à la véritable scène de guerre qu’était devenue la place Ginette Neveu.
« Je ne souhaite pas ça à mon pire ennemi »
Esmahen voit Lionel, 16 ans, suffoquer au sol – il décèdera quelques heures plus tard à l’hôpital -, et deux autres enfants blessés perdre leur sang – Adam (13 ans) et Guyllain (16 ans), à qui Lionel filait un coup de main pour vendre des boissons dans la rue, pour financer l’achat de son scooter. Malgré le confinement et le couvre-feu alors en vigueur, les parents tolèrent cet échappatoire.
« J’ai dit OK, mais reviens vite, se rappelle Rose, la mère de Lionel. Je ne voulais pas qu’il sorte ce soir-là, mais il ne voulait pas laisser seul son ami. Du coup il est parti mais m’a promis qu’il rentrerait tôt… Mon fil est innocent, comment peut-on infliger une telle douleur à une mère ? […] Je ne souhaite pas ça à mon pire ennemi. »
Car peu après 22h, une Clio RS noire déboule aux Aubiers, ses occupants ouvrant immédiatement le feu à l’arme automatique. Deux d’entre eux, cagoulés et vêtus de noir, selon une vidéo d’un voisin, descendent du véhicule pour tirer des rafales sur les enfants et adultes présents, n’hésitant pas à viser dans le dos ceux qui s’enfuient. « Tirez sur les petits ! Ici c’est Saint-Louis », auraient crié les assaillants.
Le lendemain, un mandat d’arrêt sauvage circule sur Snapchat, avec une photo de cinq habitants de la cité de Saint-Louis/Chantecrit, rivale des Aubiers, les accusant d’être les auteurs du commando. Un témoin anonyme affirme avoir reconnu Abdoulhadre Savane le 2 janvier, tout comme Amir Benga. Ce dernier avait été grièvement blessé au poumon le 14 décembre 2020 à la cité de Chantecrit, où vit son père, par des tirs à bout portant d’Abdoulhadre Savane et Marwan Souane.
« Choc d’autorité »
A l’époque, il ne va pourtant pas voir la police. La culpabilité le pousse à le faire après la mort de Lionel – « Je m’en veux de ce qui s’est passé, si j’avais porté plainte, on en serait peut-être pas là », confie Amir Benga à l’audience. La « clameur publique » conduit à l’interpellation le 3 janvier d’Abdoulhadre Savane, Yassine Salmi, Marwan et Yaakoub Souane.
Les trois premiers vont être mis en examen pour meurtre en bande organisée sur Lionel Sess, et tentative de meurtre sur les autres victimes du 2 janvier. Quatre complices seront aussi inculpés pour association de malfaiteur, et un cinquième pour violences. Ces jeunes hommes dont les profils sont similaires – Abdoulhadre (25 ans) et Marwan (24 ans), notamment, sont sans emploi, vivent chez leurs parents, et ont déjà été condamnés pour des faits de vols ou de violence -, nient les faits.
Ce vendredi 22 mai, la Cour d’Assises de la Gironde les a jugés coupables de tous les faits reprochés, et condamnés à 30 ans de prison. En ajoutant une période de sûreté des deux tiers, et infligé une peine de 25 ans à Yassine Salmi (25 ans), suspecté d’être le chauffeur du commando, et co-auteur des crimes, les jurés sont allés au-delà des réquisitions de l’avocat général, Jean-Luc Gadaud.
Ils ont par ailleurs condamné à des peines de 3 à 5 ans de prison les « logisticiens » (Cheick-Boubou Sissoko, Yaakoub et Lahassana Souane et Faysal Bazin), qui auraient notamment fourni la voiture, et un an pour Noa Hubert, accusé de violence avec arme sur une précédente tentative de meurtre.
La cour a ainsi répondu à sa demande de « choc puissant d’autorité » de l’avocat général. Pour que « la mort de Lionel ne soit pas vaine », Jean-Luc Gadaud proposait « des sanctions suffisamment dissuasives pour entraîner la fin de la vendetta », en les assortissant d’interdictions de résidence en Gironde après incarcération.

Vendetta
De quoi selon lui « abattre le mur de haine » entre les Aubiers et Chantecrit, formé par « une simple guerre d’égos entre petits rappeurs sans talent dont la notoriété ne dépasse pas leur quartier ». « C’est le seul déclencheur initial de ce carnage à l’arme automatique », insiste le magistrat, selon lequel l’enquête a balayé l’hypothèse d’une lutte de territoires entre narcotrafiquants :
« De paroles provocatrices, on passe aux insultes sur les réseaux sociaux puis aux bagarres, et on arrive à l’usage des armes, à portée de main grâce aux narcotrafiquants du quartier. Puis les raps célèbrent cette prétendue victoire, qui possède même une expression emblématique : le “truc de ouf”, utilisée par Marwane Souane lorsqu’il évoque l’incendie qui a dévasté tout un immeuble » – celui où résidait Amir Benga.
Pour l’avocat général, l’enchaînement des rixes violentes – 17 entre le 7 mars 2019 et le 2 janvier 2021 -, n’est pas « une simple coïncidence temporelle ». Avant le drame des Aubiers, la première fusillade connue avait visé un des frères Souane, non présent dans le box des accusés, et la dernière, Lahassana Souane, grièvement blessé par balle le 1er janvier, sans que ses agresseurs ne soient identifiés.
Etait-ce Amir Benga qui cherchait à se venger ? Une expédition punitive est-elle alors montée pour l’atteindre aux Aubiers ? La Clio de Lahassana, une voiture volée acquise par l’intermédiaire de Cheick-Boubou Sissoko, est en tous cas utilisée le lendemain, comme en attestent les vidéos sur place et les caméras sur la rocade.
Vaisselle et motocross
Le véhicule sera incendié le 3 janvier à Cubzac-les-Ponts, avec des armes et un gilet pare-balle à l’intérieur, sans éléments (ADN, effets personnels…) permettant de les lier aux accusés.
Mais l’analyse de son système de géolocalisation a permis de retracer, le soir du 2 janvier, un itinéraire correspondant aux bornages des téléphones des accusés (opportunément éteints toute la soirée). Des achats effectués en fin d’après-midi à Lormont – cagoules, gants en latex, téléphones de faibles valeurs -, qui n’ont jamais été retrouvés par la suite, ont confirmé pour l’accusation les intentions de la bande.
A la barre, les justifications apportées par ses membres – les gants devaient servir pour la vaisselle, les cagoules à faire du motocross – n’ont guère convaincu les jurés. Pas plus que les doutes formulés par les avocats de la défense sur les « zones d’ombre » du dossier et le manque d’éléments matériels et de témoignages incriminant leurs clients.
« On a retrouvé l’arme ? Non. ADN ? Non. Empreintes ? Non. Témoin objectif ? Non. Lien avec le véhicule volé ? Non. Vidéosurveillance ? Non plus », avait plaidé jeudi Maître Saïd Harir, avocat d’Abdoulhadre Savane, se disant persuadé que les Assises de Gironde allaient acquitter son client.
Tout comme Christian Blazy, avocat de Marwan Souane, il a mis en cause la probité d’Amir Benga, témoin clé dans l’affaire. Ils ont rappelé la raclée qu’il aurait administré à certains des jeunes de Chantecrit avant d’être lui-même blessé, souligné qu’il était impliqué dans une affaire de stup et roulait dans une Mercédès à 80000 euros, et qu’il était ciblé par un rap d’habitants de la Chataigneraie à Pessac.
« La justice a fait son travail »
Allant jusqu’à dénoncer une instruction et un procès menés à charge, Saïd Harir a tenté de suggérer un autre scénario, celui d’un règlement de compte entre trafiquants, voire d’un échange de tirs le soir du 2 janvier qui aurait pu faucher Lionel.
« La seule raison de ce sang versé, de ces violences entre jeunes qui se connaissent, qui ont fait leur scolarité ensemble, ce n’est pas le trafic de stupéfiant. Cela aurait été plus simple pour l’enquête, mais celle-ci n’a jamais été démontrée, avait anticipé dans ses réquisitoires l’avocat général. Aucun conflit entre narcodélinquants n’est évoqué, y compris dans les kilomètres d’écoutes téléphoniques. »
Concédant que « l’enquête parfaite n’existe pas » – « pas d’ADN, des accusés qui gardent le silence ou mentent, des éléments de preuve détruits par les auteurs, des victimes qui refusent de parler par peur des représailles » -, Jean-Luc Gadaud estime s’être forgé « une certitude absolue de culpabilité » en observant pendant le procès les accusés.
« A l’évocation du Bataclan à ciel ouvert, des courses pieds nus, du sang dans l’appartement, […] pas un ne s’est levé pour crier son innocence. Si vous étiez accusés à tort, n’auriez-vous pas une attitude irrépressible de révolte ? », a-t-il demandé aux jurés.
L’intime conviction des jurés a rejoint celle du beau-père de Lionel qui s’était dit convaincu que l’assassin de son fils se trouvait dans le box des accusés. « La justice a fait son travail. Et ceux qui devaient être condamnés à de lourdes peines l’ont été », a réagi après l’énoncé du verdict, Thierry Codija, appelant avec sa femme, Rose, « à la paix ».
A l’annonce du verdict, la salle d’audience a frémi mais aucune bagarre n’a éclaté, contrairement au premier jour du procès. Un impressionnant dispositif policier avait été prévu à l’intérieur comme à l’extérieur du tribunal. Les condamnés ont 10 jours pour faire appel.
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