À l’ombre de la mort par Rudolfs Blaumanis
C’est un roman court, une novella en somme venue du Nord de l’Europe – d’un petit pays, la Lettonie –, un texte qui fond vite, mais dont l’impression de froid et de malheur restent longtemps dans la gorge et sur la langue du lecteur. Cela tient sans doute à la simplicité de l’intrigue et à sa haute tension dramatique.
Un groupe de pêcheurs se trouve tout à coup en train de dériver sur un morceau de banquise qui s’est détaché du rivage au bord duquel ils pêchaient des harengs. Ils sont quatorze hommes et deux chevaux, et un traîneau rempli de leur pêche. Déjà un homme s’est abîmé en mer, pensant à tort arriver à rejoindre le rivage.
Bref et grand récit universel
Alors se déploie toute la gamme possible des comportements dans une telle situation, telle une humanité miniature : prise de pouvoir par le plus résolu d’entre eux et organisation de la survie du groupe ; naissance parmi ces naufragés d’une amitié aussi forte que provisoire, presque à la vie à la mort, entre un adolescent et un jeune adulte de quelques années son aîné ; fracturation de la glace qui scinde le groupe ; affres d’un quotidien passé à grelotter, à guetter un hypothétique navire sauveteur en agitant, à tour de rôle, une chemise-fanion aux couleurs vives et à se partager les harengs dont la cuisson sommaire avec les moyens du bord leur donne « un goût abject de sueur et d’eau de mer ».
Texte écrit presque à l’aube du XXe siècle (1899), il est éclairé par la riche postface de son traducteur, Nicolas Auzanneau ; lequel replace ce court récit, devenu un classique incontournable de la littérature lettone, dans une perspective historique, celle de l’élan national du pays, avant les grands cataclysmes du siècle qui s’ouvrait. Non seulement Blaumanis écrit à une époque charnière, mais il se situe au carrefour des tendances entre « la valorisation des spécificités ethnoculturelles… [et] une curiosité pour les formes les plus actuelles de l’art et de la pensée ». Influencé par les grands romanciers du XIXe siècle européen, l’écrivain s’inscrit dans une voie réaliste à la manière d’un Zola, pour parler du dur labeur de ces hommes et de leur tragique épreuve.
Surtout, il a su donner à cette brève chronique un caractère universel, en favorisant la capacité du lecteur à s’interroger sur ce qu’il ferait, selon le riche éventail des personnages et en établissant d’emblée un poids émotionnel qui jamais ne se relâche. Passant de descriptions elliptiques, alors que la nuit tombe : « L’obscurité vint. Pas une étoile au ciel, le vent fouettait, la mer gémissait et râlait de toutes part », au sentiment d’un désespoir savamment dosé ressenti par chacun – « Sa soif de vivre implorait miséricorde » –, le texte de Blaumanis, par son incomparable densité humaine, trouve sa place dans le panthéon des brefs et grands récits universels.
• Rudolfs Blaumanis : À l’ombre de la mort (1899), traduit du letton par Nicolas Auzanneau, Éditions Do, mai 2024, 95 pages, 13,5 €
Aux abois par Tristan Bernard
Un bourgeois tout petit tout petit, perclus de dettes, assassine un homme pour lui voler son argent, l’étendant raide mort d’un coup de marteau. Puis il fuit, parcourant d’hôtel en hôtel une bonne partie de la France, allant même jusqu’à Monaco. Est-il dévoré par la conscience de son crime ? Pas sûr, il fuit certes, ne ressentant pas de culpabilité, mais un poids sur la nature duquel il lui est difficile de se déterminer.
Dans les replis de son esprit, il développe une espèce de monologue intérieur raisonné qui est l’essence même de ce petit roman. Car l’homme écrit son journal quotidien qu’il s’envoie à la poste restante. En introspection continue, analysant sans cesse ses réactions, c’est la médiocrité même de l’être du narrateur qui fascine le lecteur. Son identité n’est révélée qu’au moment de son arrestation, comme s’il accédait enfin à une reconnaissance sociale. On n’en dira pas plus sur sa destinée finale, inattendue.
Voilà un roman criminel (?), policier (?), écrit il y a presque un siècle, dont l’originalité a sauvé de l’oubli littéraire son créateur, connu pour ses pièces de théâtre et ses bons mots. Dont il subsiste ici de belles traces, comme la naissance paradoxale d’un meurtrier exposée par son auteur même : « Cette conscience de mon impuissance à devenir malfaiteur me laissait tout le calme d’esprit pour imaginer un assassinat, qui se présentait vraiment dans des conditions favorables. » Merci aux éditions de l’Arbre vengeur d’avoir exhumé ce texte !
• Tristan Bernard, Aux abois, Éditions de L’Arbre vengeur, février 2025, 168 pages, 17,5 €
Le convoi par Beata Umubyeyi Mairesse
Ce qu’il y a de plus attachant peut-être dans ce livre, outre bien sûr le drammatique récit génocidaire, c’est le côté œuvre en train de s’écrire, de s’organiser et presque de se mettre en page. L’autrice est une rescapée du génocide des Tutsi au Rwanda ; elle parvint à échapper avec sa mère à une mort certaine, grâce à un convoi humanitaire suisse. C’était le 18 juin 1994 et elle avait 15 ans.
On laissera le lecteur découvrir le détail de son sauvetage, et d’abord les périls extrêmes qu’elle connut alors ; on pourra détacher cet horrible passage où elle est menacée par un génocidaire tenant un couteau de cuisine d’une main et de l’autre une pique à brochettes, encore ensanglantée des meurtres précédents, pointée sur son cou. Au-delà de l’émotion, on retiendra le parcours de Beata Umubyeyi Mairesse, à la recherche des traces de son passé traumatisant ; elle mettra 15 ans à « tisser un récit entendable », écrit dans la langue même dont elle s’est servie pour échapper, elle et sa mère, aux génocidaires.
Son enquête démarre en 2007, et le livre en est comme une conclusion provisoire. Sur la démarche encore, le récit des survivants de la Shoah face à des lycéens est comme un déclencheur de sa méthode, entre le réveil du passé, le présent du récit de l’accueil et le futur laissé en héritage à la jeunesse actuelle.
La longue recherche, souvent entravée, des maigres détails de son sauvetage démontre sa pugnacité ; elle met l’accent sur la valeur différente que les documents (photos, papiers divers, vidéos…) peuvent avoir pour leurs auteurs d’un côté et de l’autre pour les rescapé-es du génocide ; elle fait le constat d’un « monde inégalitaire entre des protagonistes sans voix – parce qu’Africains – et des photographes porteurs de toute la puissance de l’Occident » ; il n’y a pas de conclusion mais plutôt, comme l’écrit l’autrice dans sa postface à l’édition de poche, retrouvant la chaîne des témoins : « Nous sommes une multitude dispersée de par le monde. »
• Beata Umubyeyi Mairesse, Le convoi, Flammarion, 334 pages, janvier 2024 – Livre de poche J’ai lu, janvier 2025, 320 pages
Tout le monde garde son calme par Dimitri Kantcheloff
On retrouve la ligne de crête entre tragique annoncé et cheminement joyeux déjà à l’œuvre dans le précédent roman de DK, qui racontait les dernières années de la vie de Boris Vian (Vie et mort de Vernon Sullivan, aux mêmes éditions Finitude).
La forme est ici celle du polar : l’époque est loin de l’épique, nous sommes dans la pointe avancée du giscardisme déclinant, on a d’ailleurs les vœux présidentiels de nouvel an de 1980. Et voici l’histoire : déstabilisé par son licenciement, Victor Bromier, un honnête père de famille lyonnais jette par-dessus les toits sa respectabilité de commercial d’une fabrique de parapluies pour la troquer contre un amour avec Corine, jeune créature révolutionnaire. Sous le haut patronage de lectures prônant la révolte contre la société bourgeoise, les voilà partis pour dévaliser des agences bancaires, avec succès.
D’où désormais une vie à la Bonnie and Clyde avec ses splendeurs (arriver à franchir le filet serré policier en montgolfière) et ses misères (s’accoquiner pour un ultime coup avec des truands sans éthique). Victor et Corine ont de l’audace, du panache, leurs aventures se lisent avec le plaisir mélancolique qui s’attache à leur vie, à leur destin.
• Dimitri Kantcheloff, Tout le monde garde son calme, Éditions Finitude, 192 pages, janvier 2025, 18 €
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