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L’inquiétante montée en puissance du sécuritarisme dans les laboratoires de la recherche publique classés sensibles

L’annulation de l’embauche d’une jeune chercheuse par un laboratoire de l’université de Bordeaux, probablement en raison de son engagement écologiste, suscite l’inquiétude. Dans cette tribune cosignée par 13 associations et syndicats de chercheurs et d’étudiants, ils estiment que « les tentatives de contrôler l’activité des chercheurs, officiellement revendiquées par les populismes au pouvoir dans certains pays, s’opèrent en France à bas bruit ».

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L’inquiétante montée en puissance du sécuritarisme dans les laboratoires de la recherche publique classés sensibles

Aux États-Unis, les attaques contre les scientifiques se succèdent, et les universités sont dans le collimateur de l’administration Trump. En réponse à ces menaces contre la science, le gouvernement français a lancé la plateforme « Choose France for Science » et le ministre chargé de l’enseignement supérieur et de la recherche souhaite faire du pays un « lieu d’accueil ».

« Ici, en France, la recherche est une priorité, l’innovation une culture, la science un horizon sans limite », rappelle le chef de l’État.

Pourtant, au même moment une jeune chercheuse, recrutée sur un contrat post-doctoral a vu son embauche purement et simplement annulée par le ministère de l’Enseignement supérieur sans aucune justification.

Comment ? Grâce au statut de Zone à Régime Restrictif (ZRR) dont relève son laboratoire d’accueil. Ce régime, qui existe depuis 2012 est réservé à certains locaux et certaines infrastructures ; initialement ceux relevant de travaux de recherche « intéressant la Défense Nationale ». Il vise à protéger le « Potentiel Scientifique et Technologique de la Nation » face à la menace terroriste et aux ingérences étrangères.

Usage incontrôlé du pouvoir administratif

Sa mise en application concrète octroie des prérogatives exceptionnelles aux pouvoirs administratif et militaire, toujours plus contraignantes et s’étendant à de nouveaux domaines scientifiques, y compris en sciences humaines et sociales, et sans dialogue avec les agents concernés. Par exemple, depuis l’an dernier, les chercheur⋅es travaillant en ZRR sont sommés de signaler tout lien personnel ou professionnel avec un ressortissant étranger.

La disposition principale du régime ZRR, n’est pas, comme on aurait pu le penser, la sécurisation matérielle des locaux ni la mise en place d’un système informatique robuste face aux cyberattaques : tout ceci est hors de portée des finances exsangues des laboratoires. La barrière est bureaucratique, sous la forme d’une enquête administrative, sous l’égide des services de renseignements généraux.

Cette enquête lors de l’embauche donne lieu à un avis contraignant du ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche : cet avis peut être favorable, valant autorisation d’accès, ou défavorable – et donc interdiction d’accès et annulation de l’embauche. Les avis et décisions d’accès ne sont accompagnés d’aucune motivation ou justification sur les raisons du refus.

Si la mise en place de telles dispositions dérogatoires au droit commun peut être justifiée dans le cadre d’activités sensibles, elles exposent en revanche à usage incontrôlé du pouvoir administratif, menaçant les libertés publiques et académiques, lorsqu’elles sont étendues à de larges pans de la recherche. Pire encore, le régime du secret fait courir le risque d’une justice expéditive avec de faibles exigences probatoires.

Nombreux obstacles

Pour prévenir ces risques d’excès de pouvoir, il existe bien une possibilité de recours devant la justice administrative. Mais les obstacles sont nombreux. Les procédures sont coûteuses, longues et chronophages. Or les embauches empêchées par le ministère concernent en grande majorité des CDD financés par des programmes de recherche qui ont eux-mêmes une durée limitée : le temps que la procédure de recours aboutisse, l’emploi et ses financements ont tout simplement disparu.

Autre obstacle : la plupart des refus visent des ressortissants étrangers. En 2018, le taux de refus des ressortissants étrangers était de presque 4 % alors que le taux de refus pour les personnes de nationalité française ne dépassait pas 1 ‰. Il est donc fréquent que ces candidats évincés soient contraints de passer leur chemin et d’aller poursuivre leurs recherches dans un autre pays dont la doctrine en la matière entrave moins la liberté académique. Dans le cas évoqué ici, un premier jugement n’a pas abouti car la juge n’a pas reconnu l’urgence de la situation et il faudra attendre au moins un an pour le jugement au fond.

C’est dans ce contexte, qui impacte des dizaines de milliers de chercheurs travaillant dans plus de 900 ZRR, qu’une affaire en cours attire notre attention : il s’agit d’une annulation d’embauche qui apparaît particulièrement étonnante. La jeune collègue écartée par cette décision est de nationalité française, elle dispose d’une thèse soutenue dans un laboratoire français, ce qui, on l’a dit, ne conduit qu’exceptionnellement à un refus. Le sujet de recherche consistait en une enquête sociologique sur la controverse des impacts environnementaux de l’IA.

Un recours

À quel risque de nature militaire, terroriste ou d’espionnage ce sujet de recherche peut-il bien être associé ? En l’absence d’avis motivé, l’hypothèse la plus probable est que la sensibilité du sujet soit plutôt politique et que le ministère ne souhaite pas le confier à une chercheuse ayant soutenu une thèse sur la critique de l’IA et engagée auprès de divers collectifs écologistes, notamment au sein des Soulèvements de la terre pour lesquels elle a déjà pris la parole publiquement. Ses interventions ayant par ailleurs toujours été faites sous pseudonyme et sans se revendiquer d’une posture académique, son intégrité académique n’est donc pas à remettre en cause.

En l’absence de toute justification donnée au refus de son embauche, et parce que le ministère semble attaquer sa posture de chercheuse critique et ses engagements écologiques, notre collègue a décidé de contester la décision de refus d’accès devant la justice administrative. La décision du juge sera d’une importance particulière pour la liberté académique, et nous apportons tout notre soutien à notre collègue injustement écartée de l’emploi pour lequel elle a été recrutée.

« Ennemi intérieur »

En effet, dans un monde où la liberté académique est toujours plus menacée, les tentatives de contrôler l’activité des chercheurs, officiellement revendiquées par les populismes au pouvoir dans certains pays, s’opèrent en France à bas bruit. Ce mécanisme de stigmatisation de l’ « ennemi intérieur » au nom de l’anti-terrorisme a longtemps ciblé, en France, les personnes désignées comme musulmanes ou habitantes de quartiers populaires, et s’étend de plus en plus aux personnes engagées dans les luttes sociales, indépendantistes et écologistes.

Et les universitaires ne sont pas épargnés. Bien avant les initiatives de l’administration Trump, la ministre de la Recherche française, Mme Vidal, n’avait-elle pas commandité auprès du CNRS une enquête sur l’islamo-gauchisme dans les Universités ? Le ministre de l’Intérieur, M. Retailleau, n’a-t-il pas considéré récemment que l’État de droit n’était « ni intangible ni sacré » ? L’issue de ce recours sera particulièrement importante tant pour la liberté académique que pour les libertés individuelles qui sont menacées et doivent être protégées.

Premiers signataires : ADL (Assemblée des Directions de Laboratoire), ALIA (Association pour la LIberté Académique), CGT Ferc Sup, FSU, LDH (Ligue des Droits de l’Homme), MSER (Mouvement pour des Savoirs Engagés et Reliés), SeR (Scientifiques en Rébellion), SNESUP-FSU, SNTRS-CGT, Solidaires Etudiant-e-s, Sud Educ, Sud Recherche, UNEF ​​​​​​​


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