« Vous voyez cette grande façade d’immeuble avec les mansardes là-haut ? C’est une architecture classique, avec une touche baroque. »
Installée à un café porte Dijeaux en début de soirée, Hela Mansour, guide touristique bordelaise, semble ne pas avoir encore complètement coupé avec le travail. Ou bien, est-ce une vieille habitude, fermement installée, qu’elle n’essaie plus de refouler ? Tout juste arrivée et déjà en train de regarder autour d’elle.
« Il n’y a pas de balcons sur trompe ou de mascarons, qui font l’identité architecturale de Bordeaux, celle que j’adore ! Ce style-là n’est pas girondin, il est importé des Pays de Loire ou de Paris », continue-t-elle, avec enthousiasme.
Elle plisse les yeux, penche la tête. Hela Mansour a le souci du détail. L’œil averti et le sourire accueillant, la bordelaise relève avec précision et pédagogie les singularités architecturales de la place Gambetta.
On pourrait croire qu’elle a toujours souhaité devenir guide-conférencière pour raconter l’histoire que portent en eux les murs, les rues, les bâtisses girondines. Il faut dire que « Hela » signifie « bienvenue » en arabe égyptien, sa langue familiale. Une coïncidence derrière laquelle la femme aime voir un signe. Pourtant, Hela Mansour s’est longtemps cherchée, elle n’avait pas particulièrement prévu de croiser le chemin de la France, ni du tourisme, elle qui se destinait plutôt aux métiers de la communication.
« J’explorais les quartiers du Caire, j’adorais ça »
Née à Boston dans le Massachusetts de deux parents égyptiens venus travailler aux États-Unis dans les années 1960, Hela Mansour déménage en Égypte l’année de ses onze ans. Elle y fait ses études à l’université américaine du Caire en journalisme et communication. Embauchée dans une boîte de production, la jeune diplômée s’installe à El Gouna, sur la mer Rouge, où elle rencontre un Français avec qui elle vivra à Alexandrie avant de s’installer à Saint-Sulpice-et-Cameyrac en Gironde puis à Bordeaux en 2007.
« J’ai d’abord travaillé un peu dans le vin mais finalement, je me suis dit, je vais faire ce que j’aime faire : parler avec les gens. J’aime la foule. Je voulais leur transmettre les belles choses que, peut-être, ils ne voient pas. Montrer aussi comment moi je perçois ce qui m’entoure. »
Elle monte alors sa société Bordeaux Walking Tours en 2013 et passe sa licence de guide-conférencière pour proposer des visites guidées historiques aux touristes. Hela Mansour a un rapport structurant à la visite ; c’est en arpentant le territoire égyptien, qu’elle a appris à l’appréhender et l’aimer.
« Je suis arrivée en Égypte avec une vision sobre, mystérieuse, presque ancienne du pays. C’était un tout autre système que les États-Unis. J’ai mis quatre ans à m’habituer à mon propre pays. A quatorze ans, je suis montée seule dans un taxi, c’est là que j’ai pris ma liberté. J’ai découvert les orfèvres, les argentiers… J’étais toujours dans les souks, j’explorais les quartiers du Caire, j’adorais ça. C’est en revenant vers le centre historique de l’Égypte que j’en suis tombée amoureuse. »
Le cœur égyptien, les papilles françaises, le flaire américain
En contenant un rire, la Bordelaise résume son identité plurielle en quelques mots, qui, derrière sa légèreté, en disent beaucoup sur la manière qu’elle a de se penser :
« Mon cœur, c’est l’Égypte. Le business, c’est mon côté américain, et mon intérêt pour la gastronomie, c’est la France. Un beau mix, non ? »

Sur le plan du business, il est vrai qu’elle a visé juste. Quand elle est arrivée sur le marché bordelais, « il n’y avait à l’époque pas de guide qui faisait la visite uniquement en anglais, j’ai vite trouvé ma place », explique-t-elle. L’ouverture sur les langues que manifeste l’agence touristique de Hela Mansour est aussi ce qui a convaincu sa collègue Jesica, une guide d’origine mexicaine.
« L’anglais, l’arabe, l’espagnol, le fait de s’ouvrir à d’autres cultures, c’était sa particularité au départ. Hela a une lecture très historique mais elle fait surtout du sur-mesure, en s’adaptant aux envies des clients, avec une approche très intimiste, ça a raisonné en moi. Et puis, elle a un vrai sens de l’hospitalité. Avec Hela, il y a toujours un petit bonbon, un café pour t’accueillir », souligne Jesica, le ton enjoué.
« La diversité linguistique donne la diversité culturelle, elle apprend à s’adapter, à identifier les manières aussi, le non verbal », éclaircit la trilingue, qui maîtrise le français, l’arabe (dialecte égyptien) et l’anglais. Celle qui a commencé à apprendre l’arabe aux États-Unis grâce à la télévision et aux discussions avec ses parents, avant de le consolider en Égypte, a tenu à ce que ses trois enfants aient aussi accès à cette richesse linguistique. Ses deux filles parlent également espagnol, et son fils a demandé à faire sa terminale dans un lycée français en Égypte pour améliorer sa maîtrise du dialecte égyptien.
« Plus on parle de langues, plus on a d’expériences »
« Ce que je regrette, c’est que mes enfants ne parlent pas arabe comme moi je le parle, parce que la société en France dit qu’il faut s’intégrer. Pourquoi je dois m’intégrer jusqu’à en oublier mes origines, oublier ma langue ? Pourtant la langue arabe est une des plus riches et complexes. A la mairie, quand j’ai eu ma nationalité, on m’a dit de parler français aux enfants à la maison. Quel dommage ! Il ne faut pas cacher nos origines, plus on parle de langues, plus on a d’expériences et plus on communique avec les gens. »
Son activité, bien établie aujourd’hui, repose sur « le bouche à oreille, des clients reviennent, ils m’envoient leurs familles, leurs amis », reconnaît la guide, qui a su se faire connaître auprès des agences de voyage internationales au fur et à mesure des années. Aujourd’hui son agence n’a même plus besoin d’adhérer à l’office de tourisme, qui lui faisait de la publicité à ses débuts. L’entreprise de Hela Mansour a du succès, malgré des tarifs dans la fourchette haute – autour de quarante euros par personne.
Art nouveau ? Fontaine Burdigala. Art Déco ? La Bourse du Travail. Sur les architectures bordelaises et leur courant artistique, Hela Mansour est incollable. L’histoire de l’art la passionne et elle partage volontiers ses bonnes adresses. La conférencière cherche fréquemment à améliorer ses visites voire à proposer de nouveaux circuits, au grès de ses trouvailles.
“Je vais à la bibliothèque, je revisite, je planifie mes arrêts. Je fais, comme on dit en anglais, scratch under the surface [aller au fond des choses, NDLR] », détaille-t-elle, entre deux anglicismes, qui rappellent son attache outre-Atlantique.
Elle se dit fière de proposer des déambulations qui retracent l’histoire de la cité girondine. Certaines résonnent même avec son passé. En effet, elle invite les touristes, et plus particulièrement son public américain, à comprendre les dessous de la colonisation des Amériques, avant de revivre le séjour du président américain Thomas Jefferson à Bordeaux.
« C’est l’occasion de faire un lien, une connexion entre le fait que je suis née aux États-Unis et que j’ai appris beaucoup de choses ici sur la France. Par exemple, les régiments américains étaient nombreux à Bordeaux pendant la Première Guerre mondiale. »
Hela participe aussi au travail de mémoire sur l’esclavage, en racontant la responsabilité de Bordeaux, ville portuaire qui accueillait de nombreux négociants, dans le commerce triangulaire et les traites négrières.

« En hiver, je pars comme les grues »
Pendant l’été bordelais, les touristes sont friands de visites, mais la ville se vide l’hiver et se refroidit. En 2018, alors que ses enfants ont grandi et que l’activité à Bordeaux est calme, Hela Mansour retourne quelques mois en Égypte, là où vit toujours sa famille, avec une idée en tête : renouer plus directement avec ce pays en y exportant son activité. L’entrepreneuse prend l’habitude de s’y rendre pendant la période creuse pour y faire « du repérage ».
« En hiver, je pars comme les grues. Dès qu’il fait un peu frais ici, je prends mon envol », songe-t-elle, rêveuse. Elle développe une nouvelle société Hela on the Nile, qui à partir de fin octobre propose à des touristes, souvent Bordelais, de faire la descente du fleuve égyptien. Elle se remémore un souvenir de l’Égypte, qu’elle décrit avec lyrisme :
« Le vent, au bord du Nil. Juste le vent qu’on entend souffler à travers les palmiers. Quand on respire l’odeur du Nil, on se sent vivant. Le soleil qui se couche, le silence, les oiseaux et soi-même. »
Elle aimerait que d’autres partagent cette image et son enthousiasme :
« Il faut absolument visiter l’Égypte avec des gens qui la connaissent, qui ont l’œil. Moi, je suis conférencière en France, c’est le paradoxe, je ne suis pas conférencière en Égypte. Donc je n’oserai pas prendre le travail de quelqu’un d’autre. Je travaille avec une équipe de guides locaux, je fais la logistique et le lien avec les clients. »
Hela Mansour vit donc aujourd’hui entre deux fleuves, la Garonne et le Nil : « En fait, je ne fais que suivre le soleil ! »
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