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Deux ans après le 7-Octobre : « Pour beaucoup d’Israéliens, la coexistence est la seule voie »

Du 14 au 16 novembre, des personnalités bordelaises organisent les « Journées Israël-Palestine : L’impératif de la paix entre Israéliens et Palestiniens ». Entretien avec Bertrand Bloch, universitaire émérite et partie prenante dans l’élaboration du programme qui va réunir des voix « des deux bords ».

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Deux ans après le 7-Octobre : « Pour beaucoup d’Israéliens, la coexistence est la seule voie »
Bertrand Bloch, universitaire bordelais

Bertrand Bloch se définit comme « un de ces Juifs français bouleversés par la guerre ». Juif laïc vivant à Bordeaux, orphelin d’Oslo et de la période d’Yitzhak Rabin et de Yasser Arafat, il milite de longue date pour la coexistence entre Israéliens et Palestiniens.

Deux ans après le 7-Octobre 2023, cet universitaire témoigne de sa douleur et de son refus du manichéisme. Professeur émérite des Universités et praticien hospitalier, ancien enseignant-chercheur à l’Université de Bordeaux et au CHU, spécialiste d’histologie, de biologie cellulaire et de neurosciences, il a dirigé pendant quinze ans une unité de recherche associant le CNRS et l’Université de Bordeaux.

Aujourd’hui à la retraite, Il demeure engagé dans les milieux scientifiques et citoyens autour des questions de paix et de coexistence. Il œuvre pour le dialogue entre les deux peuples israéliens et palestiniens, en essayant à Bordeaux et ailleurs de faire entendre des voix de paix via des rencontres et des débats. Il fait partie du collectif organisateur de la première édition des Journées d’Israël-Palestine qui se tiennent du 14 au 16 novembre à Bordeaux (Athénée Municipal) et Cenon (Rocher de Palmer).

Intitulées L’impératif de la Paix entre Israéliens et Palestiniens, ces journées se dérouleront en partenariat avec l’association Des Guerrières pour la paix et leur présidente Hanna Assouline, ainsi que l’ALLMEP (Alliance For Middle East Peace).

Elles donneront la parole à des voix « des deux bords » comme Jean-Pierre Filiu (politologue et auteur de Un historien à Gaza, 2025), Ofer Bronchtein (président et cofondateur du Forum international pour la paix basé à Paris et conseiller d’Emmanuel Macron sur la reconnaissance de l’Etat palestinien), et Huda Abu Arqoob (militante pacifiste et féministe palestinienne).

« Ils ont imposé l’idée qu’il fallait être dans un camp ou dans l’autre »

Dans quel état d’esprit êtes-vous deux ans après le 7-octobre ?

Toujours profondément bouleversé. Bouleversé par les horreurs et les massacres du 7-Octobre, par la captivité abominable des otages, par les otages qui sont morts. Et bouleversé, de la même manière, par la réaction du gouvernement israélien, humainement inacceptable, qui ne mène à aucune solution d’avenir et sans efficacité réelle pour libérer les otages. C’est une politique qui entraîne depuis des mois la mort de civils, l’horreur pour les populations, et qui refuse l’idée même d’un État palestinien.

On ne peut pas penser au 7-Octobre sans penser, en même temps, à ce qui se passe aujourd’hui à Gaza et aussi en Cisjordanie. Depuis deux ans, je vis ces deux bouleversements à la fois. J’espère intensément que les accords d’aujourd’hui sont les prémices d’une nouvelle ère.

Depuis ce jour, les tensions entre communautés se sont exacerbées. Qu’est-ce que cela signifie encore de militer pour la paix ?

L’exigence d’être pro-israélien ou pro-palestinien, c’est ce que j’appelle amèrement « la deuxième victoire du Hamas ». Et c’est aussi la victoire des suprémacistes israéliens. Ils ont imposé l’idée qu’il fallait être dans un camp ou dans l’autre. Alors qu’en Israël et en Palestine, beaucoup plus de gens qu’on ne croit disent : « il ne s’agit pas d’être pour Israël ou pour la Palestine, mais pour Israël et la Palestine. »

La coexistence est délégitimée, considérée comme naïve et sans espoir. Pourtant, c’est la seule voie. Même pour beaucoup d’Israéliens et pour beaucoup de Juifs comme moi : je suis pro-israélien et pro-palestinien. Albert Jacquard disait : « il ne s’agit pas d’être pour Israël ou pour la Palestine, mais de choisir entre la guerre et la paix. »

« Être solidaire d’Israël, c’est critiquer ce qui s’y passe »

Certains estiment qu’on ne peut plus être à la fois solidaire d’Israël et critique de sa politique. Comment répondez-vous à cette injonction au silence ou à l’alignement ?

Qu’il ne faut ni s’aligner ni se taire. Être solidaire d’un pays ne veut pas dire approuver tout ce que fait son gouvernement. On l’a vu pendant la guerre du Vietnam : critiquer les États-Unis, ce n’était pas vouloir leur disparition.

Je soutiens sans réserve la légitimité d’Israël à exister. Et en même temps, je dénonce une politique suprémaciste, raciste, d’extrême droite, qui nie la possibilité d’un État palestinien et cautionne les violences des colons.

Aujourd’hui, être solidaire d’Israël, c’est critiquer ce qui s’y passe. Ceux qui, en Israël, dénoncent cette politique sont nombreux et légitimes : c’est eux qu’il faut soutenir, parce qu’ils incarnent l’avenir et l’honneur d’Israël.

Le débat public, en France, semble manquer de nuance. Critiquer Israël, c’est être taxé d’antisémitisme. Que dit ce manichéisme de notre société ?

L’antisémitisme est une vraie plaie récurrente. Et certains s’en servent sous couvert de soutien à la cause palestinienne. Il faut combattre à la fois l’antisémitisme et la politique israélienne actuelle.

Mais on doit refuser ce faux dilemme : il faudrait être soit antisémite, soit sioniste. Ce n’est pas ça. Soutenir la légitimité d’Israël, ce n’est pas obligatoirement être sioniste. Critiquer son gouvernement, ce n’est pas être antisémite. Ce qui domine, ce sont les extrêmes : ceux qui confondent ou manipulent antisionisme et antisémitisme, ou inversement, défense d’Israël et refus d’un État palestinien. Cela empêche tout dialogue.

Je rencontre à Bordeaux beaucoup de Juifs qui se sentent bien évidemment français, bien ici, en sécurité. D’autres, très inquiets, ont peur, et c’est très compréhensible. Mais j’ai aussi vu, au Forum mondial des femmes pour la paix à Essaouira récemment, Juifs et Musulmans ensemble avec les autorités du Royaume du Maroc et de la ville, réunis dans une ancienne synagogue pour parler de paix. C’est cet esprit-là qu’il faut faire revivre.

« L’antisémitisme était déjà là et il s’est ravivé »

À Bordeaux, cette entente interreligieuse semble s’être fragilisée depuis le 7-Octobre. Le ressentez-vous ?

Oui, malheureusement. Les liens personnels demeurent, mais la méfiance s’est installée. La Mairie de Bordeaux organise depuis des années des rencontres interreligieuses très suivies à l’Athénée Municipale. Elles ont encore eu lieu cette année (le 9 avril), mais dans une semi-discrétion, par crainte des débordements.

Pourtant, les gestes forts existent encore : la marche interreligieuse annuelle, en mars, est partie de la mosquée de Bordeaux et s’est arrêtée devant la synagogue où étaient affichés les portraits des otages, en présence de représentants musulmans et chrétiens, et s’est terminée sous les auspices de la République dans les jardins de la Mairie. Ces symboles sont précieux, même s’ils passent aujourd’hui au second plan.

Certains Juifs en France disent ne plus oser donner leur nom à un chauffeur Uber ou porter la kippa. Que vous inspire ce climat ?

Cette crainte est réelle et légitime. L’antisémitisme violent n’a pas commencé avec le 7-Octobre. Il s’est ravivé, mais il était déjà là – des assassinats, des insultes, des agressions. À Bordeaux, il y a peu d’actes récents, mais la peur est là.

Ce n’est évidemment pas normal que des Juifs enlèvent leur kippa pour marcher dans la rue. Mais ce n’est pas propre à la France. Et ce serait une erreur de croire que flatter une pseudo « fibre palestinienne » excuse les dérapages antisémites de certains milieux.

En même temps, il existe une envie de dialogue, de curiosité mutuelle, de redonner du lien au-delà des appartenances religieuses ou non religieuses. Il faut s’appuyer là-dessus.

« La coexistence est la solution, pas le problème »

À quoi ressemblerait, selon vous, une paix juste et durable ?

À une coexistence qui reconnaisse la légitimité des deux peuples, quelle que soit la forme institutionnelle choisie. Ce n’est pas une question de technique, mais d’état d’esprit. Les solutions sont connues des belligérants depuis vingt ans : l’initiative de Genève, les échanges de territoires, les discussions sur les colonies. Tout est sur la table. Ce qui manque, c’est la volonté politique et la confiance.

Je pense souvent à cette phrase de Nir Avishai Cohen [NDLR : réserviste de l’armée israélienne et militant de la paix] : « Je dédie ce livre à tous ceux qui vivent entre la mer et le Jourdain, dans l’espoir d’une vie de paix et d’amour. » Les Palestiniens ne disparaîtront pas sous le sable, et Israël ne sera pas détruit. Il faut faire valoir que la coexistence, c’est la solution, pas le problème.

Comment avez-vous accueilli la reconnaissance de l’État de Palestine par la France ?

La France est le 140e pays à l’avoir fait. Elle pouvait faire mieux. C’est un acte symbolique fort, même si tardif. Je me suis réjoui de voir le Département de la Gironde hisser côte-à-côte les drapeaux israélien et palestinien. Ce geste, simple, aurait dû être plus largement imité.

Certains disent que ce n’était pas le moment. Mais depuis trente ans, ce n’est jamais le moment ! Reconnaître la Palestine, c’est affaiblir le Hamas. C’est enlever aux extrêmes la mainmise sur le discours. Israël aurait dû reconnaître la Palestine depuis longtemps.

Cette reconnaissance a pourtant divisé la communauté juive française. Où se situe, selon vous, la vraie ligne de fracture ?

Entre ceux qui estiment que soutenir Israël, c’est aussi reconnaître la légitimité d’un État palestinien – et ceux qui pensent que c’est incompatible.

Je regrette qu’il n’y ait pas eu, depuis deux ans, une seule manifestation en France où les deux drapeaux étaient brandis ensemble. C’est cette voix-là qu’il faut entendre : une autre voie et une autre voix.

Il faut que les deux peuples cohabitent et se respectent. Ce n’est pas être angélique, c’est être lucide : les voies actuelles mènent à l’impasse. Israël paye un prix terrible, moral et politique. Et l’image d’Israël dans le monde, aujourd’hui, est catastrophique. Elle menace même la sécurité des Juifs dans le monde. C’est aussi ça la responsabilité de son gouvernement.

« Une reconnaissance mutuelle »

Enfin, comment avez-vous perçu la décision de Pierre Hurmic de suspendre le jumelage entre Bordeaux et Ashdod ?

Pierre Hurmic a toujours été très présent auprès de la communauté juive et attentif à sa place dans la cité : personne bien évidemment ne peut le soupçonner d’antisémitisme. Sa décision est mesurée, ce n’est pas une rupture. Il a voulu marquer une désapprobation politique, sans rompre le lien. D’ailleurs, il a précisé que la suspension durerait jusqu’à un retour à la paix.

Je trouve la démarche digne, tout comme la plantation d’un olivier à Bègles en signe de paix, où les élus ont commencé leurs discours en condamnant les massacres du 7-Octobre et les ont terminés en appelant à une reconnaissance mutuelle. On peut être pour la Palestine et pour la légitimité d’Israël à la fois.

Et aujourd’hui, qu’est-ce qui vous donne encore de l’espoir ?

Les sociétés civiles. Pas les gouvernements, ni les extrêmes, mais les gens. Israéliens et Palestiniens. Ceux qui veulent vivre, travailler et rêver ensemble.

Il fallait écouter Huda Abuarquob à Essaouria ; Élias Sanbar intervenir au Rocher de Palmer [historien, poète et essayiste palestinien] ; lire Aimer Israël, soutenir la Palestine de Nir Avishai Cohen ; ou encore lire la correspondance récente de ces deux jeunes femmes, une étudiante à Gaza et une étudiante en Israël [NDLR : correspondance publiée sous le titre Nos cœurs invincibles]… Ils existent, profondément ancrés dans leurs sociétés, nombreux, et ce sont eux qu’il faut soutenir.

La vraie bataille, c’est celle du récit, qui invite à entendre ceux qui veulent parler de « eux et nous », au lieu de « eux ou nous ». Nous faisons en sorte que de telles voix de paix puissent être entendues à Bordeaux.

Une cagnotte est ouverte (sur ce lien) pour financer les frais de voyages et hébergements des intervenants aux « Journées d’Israël-Palestine : L’impératif de la Paix entre Israéliens et Palestiniens »


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