En danger critique d’extinction depuis 2008, l’anguille européenne (Anguilla anguilla) glisse lentement vers la disparition. Son effondrement – près de 90 % des populations disparues en un demi-siècle – résulte de multiple causes : pollution, cours d’eau fragmentés, disparition des zones humides, réchauffement climatique… et pêche.
Malgré ce constat alarmant, le gouvernement français maintient des quotas de capture pour la saison 2025-2026, au grand dam des scientifiques du Conseil international pour l’exploration de la mer (CIEM), qui préconisent depuis 2022 un arrêt total des prélèvements à tous les stades de vie du poisson.
Une espèce impossible à élever
L’anguille européenne est un cas à part dans le monde animal : aucune méthode d’élevage industriel n’existe, car sa reproduction artificielle n’a jamais été maîtrisée. Espèce dite amphihaline, elle partage son existence entre rivières et océans : les adultes migrent vers la mer des Sargasses pour se reproduire, et leurs larves, après un long voyage transatlantique, rejoignent les estuaires européens sous forme de civelles.
C’est précisément à ce stade que l’exploitation humaine s’intensifie. La France représente plus de 90% des captures mondiales de civelles, ces alevins d’à peine 12 centimètres, dont la valeur peut atteindre 6 000 € le kilo sur le marché noir. Leur commerce hors de l’Union européenne est pourtant interdit depuis 2010 par la convention CITES.
« On ne pêche jamais une espèce qui ne s’est pas déjà reproduite une fois, rappelle Gilles Bœuf, ancien président du Muséum national d’histoire naturelle et actuellement conseiller régional de Nouvelle-Aquitaine et président d’Éthic Océan. Là, on empêche tout simplement l’espèce de se perpétuer. »
La Nouvelle-Aquitaine au cœur du cycle de l’anguille
Dans l’estuaire de la Gironde, la pêche à la civelle est autorisée mais très encadrée. La pêche récréative est strictement interdite et les pêcheurs professionnels doivent être titulaires d’une licence spécifique et intervenir uniquement pendant des périodes précises en hiver. Certaines zones protégées, comme les sites Natura 2000, sont totalement inaccessibles à la pêche.
De l’estuaire de la Gironde jusqu’au Pays basque, en passant par les fleuves côtiers charentais, la Nouvelle-Aquitaine occupe une place stratégique dans la vie de l’anguille. La région concentre près de la moitié des captures françaises de civelles, notamment dans les bassins de l’Adour, de la Charente et de la Garonne.
« Cette pratique légale peut toutefois servir de paravent à un trafic international extrêmement lucratif », alerte la Ligue pour la Protection des Oiseaux (LPO) dans un communiqué de presse ce lundi 20 octobre.
Un moratoire réclamé par les associations
Face à ce qu’elle qualifie « d’agonie d’une espèce », la LPO, soutenue par plusieurs personnalités scientifiques et professionnelles, demande un moratoire total sur la pêche et la commercialisation de l’anguille.
« C’est un appel au secours que je qualifie de pathétique que nous lançons face à l’indifférence coupable de l’exécutif, s’indigne Allain Bougrain Dubourg, président de la LPO. L’État refuse de prendre la mesure la plus élémentaire qui s’impose : un moratoire sur la pêche à tous les stades de vie. »
La fédération nationale de pêche, par la voix de son vice-président Jean-Paul Doron, appuie cette demande :
« Dès 2008, nous réclamions un moratoire de cinq ans, toutes pêcheries confondues. Rien n’a changé. Il faut aujourd’hui une politique nationale ambitieuse sur la restauration des poissons migrateurs, et notamment de l’anguille. »
Le 17 octobre dernier, la Commission européenne a d’ailleurs rappelé aux États membres l’obligation de protéger les zones Natura 2000 et d’appliquer strictement les directives Oiseaux et Habitats.
Consultation publique
La France, située au cœur de l’aire de répartition de l’espèce, porte une responsabilité majeure. Le Plan de gestion de l’anguille (PGA), instauré en 2010 dans le cadre du règlement européen de 2007, prévoyait une réduction de la pêche et la restauration des habitats. Quinze ans plus tard, les résultats sont jugés insuffisants.
Le projet d’arrêté ministériel actuellement soumis à la consultation publique ouverte jusqu’au 24 octobre prévoit de réduire le quota global de pêche à la civelle : de 65 tonnes actuellement à 55 tonnes en 2025-2026, puis 43 tonnes en 2026-2027, réparties entre les marins-pêcheurs (87%) et les pêcheurs professionnels en eau douce (13%). 60% des captures seront destinées à des opérations de repeuplement, réalisées à plus de 90% hors de France et jugées inefficientes.
« On marche sur la tête, s’indigne le chef rochelais Christopher Coutanceau, triplement étoilé et fervent défenseur des océans. Quand on pêche des alevins avant qu’ils ne se soient reproduits, comment voulez-vous que ça marche ? Il y a des solutions simples : interdire la pêche pendant certaines saisons ou imposer des tailles minimales. »
Face à ce constat, et au refus de mettre en place un moratoire, la LPO invite désormais les citoyens à se mobiliser en participant à la consultation publique.
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