Deux Bordelais frappent fort avec des livres choc. Fleur Caix, pédopsychiatre, plonge dans le récit d’une adolescente victime d’inceste, explorant avec acuité les séquelles psychiatriques de ce traumatisme.
Philippe Besson, quant à lui, raconte avec pudeur le suicide d’un fils harcelé à l’école, à travers la voix bouleversante d’un père. Deux voix, deux angles, mais une même intensité face à la douleur silencieuse.
Le déni comme deuxième violence : Et toi, tu fais ça à ta fille ?, de Fleur Caix
« Non, Alice, les mères ne font pas ça. Ni les pères. Ni aucun adulte sur un enfant. Ce que tu me montres, c’est grave. Et interdit par la loi. C’est ton corps, ton intimité. Personne n’a le droit de te faire ça. » Elle reste debout, figée, plantée devant moi. Sidérée. Et silencieuse. Je la vois comprendre, je la vois penser, je la vois s’effondrer à l’intérieur d’elle-même. Je la vois tomber dans ses yeux sous les miens impuissants. Je n’arrive plus à continuer, à trouver les mots. Je reste comme elle, sans voix.
Ce passage, l’un des plus bouleversants, cristallise toute la sidération et toute la vérité brute du livre : Et toi, tu fais ça à ta fille ?. Fleur Caix, pédopsychiatre à Bordeaux, y décrit cette confrontation directe et sans détour avec l’indicible : une parole d’enfant qui surgit, maladroite, et une soignante qui découvre, en temps réel, l’étendue de sa propre incompétence à répondre, faute d’avoir été formée à nommer l’inceste.
Ce livre n’est pas un récit clinique confortable, ni un retour d’expérience élaboré à distance : c’est le journal d’une chute, celle d’une institution aveuglée par le déni, et celle d’une pédopsychiatre qui apprend sur le terrain, dans la violence nue, ce que les livres et les cours universitaires ne lui ont jamais enseigné. Fleur Caix raconte avec lucidité consternante son incapacité à entendre Alice.
Les scènes de crise – hurlements, passages à l’acte, tentatives de défenestration – sont décrites avec un réalisme qui serre la gorge : non pour choquer, mais pour montrer à quel point la douleur psychique d’un enfant abusé cherche désespérément un espace où se déposer. La grande réussite du livre est de faire sentir comment la violence sexuelle emprisonne non seulement l’enfant, mais aussi ceux qui l’entourent.
La postface de Muriel Salmona, psychiatre et présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie, rappelle que le cas d’Alice n’est pas un accident mais un symptôme d’un système qui ne veut ni voir, ni savoir. Et toi, tu fais ça à ta fille ?, illustrations d’Arnaud Bertrand, est moins un témoignage qu’un appel urgent et incarné à transformer profondément la manière dont la société accueille, forme et soutient ceux qui ont la charge d’entendre les enfants.
• Et toi, tu fais ça à ta fille ?, de Fleur Caix, éditions Champ Social, 2025. 120 pages. Ebook : 10€. Papier : 15€.
Là où commence l’ombre du harcèlement : Vous parler de mon fils, de Philippe Besson
« Depuis qu’Hugo est parti, j’ai appris que c’est ce genre de situation qui est le plus cruel, qui fait le plus de mal. Parce que ce n’est pas philosophique, la mort, ce n’est pas au-dessus de nous, ce n’est pas ailleurs, c’est très concret, et c’est là. C’est une chaise vide dans le petit matin tranquille, malgré le soleil qui éclabousse. »
Quelques lignes suffisent pour comprendre la douleur de Philippe Besson. Dans ce Vous parler de mon fils bouleversant, l’auteur explore l’après d’un drame insondable : la perte d’un enfant, Hugo, victime de harcèlement scolaire. Il en adopte le point de vue le plus fragile, le plus déchirant : celui du père, homme ordinaire, soudain arraché à la normalité de ses jours, qui avoue n’avoir rien vu.
La manière dont Philippe Besson installe la catastrophe dans le quotidien est terrible. Une cuisine, un pain grillé, une routine du matin : tout est là, inchangé, et pourtant tout a basculé. Cette tension permanente montre que la douleur n’est pas un fracas permanent mais un ou des détails de tous les jours. L’auteur excelle à rendre ces micro-fissures, ces pensées qui déraillent sous la surface, l’incapacité du père à se lever, à se regarder, à se pardonner.
Ce père raconte la lente montée de la violence contre son fils, son aveuglement, ses dénégations, sa fatigue. Philippe Besson parvient à rendre palpable ce sentiment terrible : celui d’avoir « merdé », d’être passé à côté de ce qui se jouait. Chaque souvenir devient une preuve à charge. Chaque détail, un remords.
La grande réussite du livre tient aussi dans la peinture du couple : Juliette, la mère, lucide avant tous, brisée après, tentant pourtant de maintenir une verticalité, un emploi du temps, un geste. Et Enzo, le petit frère à la présence lumineuse et tragique, qui joue pour oublier et qui veut marcher « pour son frère ». Sans pathos, sans effets, Vous parler de mon fils est un roman de l’intime brisé, de la responsabilité et des angles morts.
Ce livre oblige à regarder le harcèlement scolaire non comme un fait divers mais comme une lente destruction dont chaque témoin, même involontaire, porte une part d’ombre. Le texte est d’une sobriété déroutante et dévastatrice à la fois, sous le poids du chagrin et de la vérité. Mais « la vie continue. » Toujours.
• Vous parler de mon fils, de Philippe Besson, éditions Julliard, 2025. 208 pages. 20€.

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