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30/04/2024 date de fin
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33 heures avec les naufragés du vol Bordeaux-Alger

Le 21 juillet dernier, le vol Aigle-Azur pour Alger devait quitter Bordeaux à 14h. Il ne décollera finalement que le lendemain soir, à cause de problèmes techniques et humains. La cinéaste Rahma El Madani, qui faisait partie des 180 passagers, a finalement préféré rentrer à Paris plutôt que d’embarquer. Pour Rue89 Bordeaux, elle raconte cette journée cauchemardesque, où elle a ressenti une « réalité discriminatoire ».

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33 heures avec les naufragés du vol Bordeaux-Alger

Dans la salle d’embarquement je pense à mes amis qui doivent venir me chercher à Alger à 14h40 heure algérienne. Ils ont prévu une soirée au festival de musique Diwane. Mon planning est serré, car j’enchaîne sur un rendez vous avec mon producteur pour la préparation de mon prochain film, et je dois me rendre sur Oran pour des repérages. Je ne pars pas pour des vacances !

L’hôtesse appelle les derniers numéros à embarquer, je me lève et je me fraie un passage entre les voyageurs. Un homme, sans doute un technicien parle à l’hôtesse. Il se passe quelque chose ! Celle-ci prend le micro à nouveau et nous demande de nous rasseoir, pour vérification de l’appareil.

Pendant deux longues heures, les uns après les autres, les passagers vont voir l’hôtesse pour se renseigner. Finalement celle-ci nous propose de quitter la salle d’embarquement pour récupérer nos valises : l’avion n’ayant pas pu être réparé, un autre va être affrété.

Un papa demande à l’hôtesse si la compagnie offre le déjeuner car faire manger toute une famille à l’aéroport coûte cher. L’hôtesse le rassure : « Des sandwichs et de l’eau vont être distribués ! »

Comptoirs

Je pars me promener dans l’aéroport. Dans les allées je rencontre ici et là les autres passagers, leurs visages me deviennent familiers. Je trouve une cafétéria où je me restaure avec un café et une chocolatine. Quand je reviens dans la salle d’enregistrement je constate que des personnes attendent toujours leurs sandwichs.

Malgré les effets secondaires de mon vaccin anti tétanos fait la veille, je tente de discuter avec une jeune femme qui voyage avec ses deux enfants et son papa. Je lui demande si les sandwichs et l’eau ont été distribués. « Vous arrivez trop tard, il n’y en a plus », me répond-elle.

Petit à petit, les visages des passagers se crispent. Je m’informe auprès d’un homme qui se tient sous le panneau indiquant les horaires des vols. Il me dit qu’il représente Aigle-Azur – la compagnie n’a pas de comptoir à Bordeaux –, et me promet qu’il y aura un avion dans la soirée, mais qu’il ne peut pas savoir à quelle heure.

Il ajoute qu’il y a trois semaines la même situation s’est présentée avec un vol Aigle-Azur et qu’ils ont envoyé un avion quatre heures après. Il est déjà pas loin de 16h si j’ajoute quatre ça fait 20h, ça n’arrange pas mes amis sans doute en route à cette heure-ci pour le festival.

Improvisation

Le temps passe et aucun avion n’est envoyé par Aigle-Azur. Les hôtesses finissent par nous demander de récupérer nos bagages, en nous annonçant que le vol est finalement prévu pour le samedi 22 à 7h.

Dans la salle des bagages, les valises arrivent au compte goutte. Les familles sont fatiguées, une maman allaite son bébé et son autre petit garçon pleure de faim. Je lui propose mon paquet de chips resté fermé. « Je ne lui en ai jamais donné ! Il va patienter encore un peu », me répond la maman. Son mari récupère leurs valises et puis, ne sachant pas où se diriger, reste debout.

Une hôtesse arrive avec une liste. Ma valise bleue arrive enfin et je me dirige vers la sortie moi aussi. Nous subissons de plus en plus le manque de personnel d’Avia Partners qui s’occupe de ce vol pour Aigle-Azur, et les deux hôtesses improvisent.

Les quelques 100 mètres qui mènent de l’aéroport au bus stationné est un résumé de toute la considération que cette compagnie a à notre égard.
Le bus n’est pas garé devant l’entrée de l’aéroport mais sur le côté un peu plus loin et nous oblige à slalomer entre le trottoir, la route et les voitures garées là pour déposer les voyageurs. Les valises lourdes sur les chariots tanguent, certaines tombent sur ce petit trottoir et bloquent l’accès.

« Ce qui nous arrive est anormal »

Ma grande valise roule plus aisément, je double les gens pour ne pas embouteiller tout le monde. Le papi devant moi se met en colère parce qu’il doit monter sa valise dans le bus ; son accent bordelais, son naturel, et son bon sens dérangent le chauffeur et l’hôtesse. On lui dit qu’il n’est pas sur la liste et qu’il doit descendre. Plus loin dans la queue, une jeune femme crie quelque chose alors que tout le monde veut écarter son père qui bouche le passage. Heureusement, je peux intervenir pour dire qu’ils sont bien ensemble ; j’ajoute : « Ce qui nous arrive est anormal, je vous prie d’en tenir compte ! »

Deux autres hommes réussisent à calmer le papi et lui demandent d’agir avec sagesse. Pourtant de tous les passagers, c’est bien lui le plus sensé car il tient à faire respecter ses droits. Je m’assoie enfin. Les valises s’entassent autour de moi, impossible d’ouvrir une vitre, pourtant l’ambiance dans le bus est bon enfant.

A l’aéroport de Bordeaux avec les passagers du vol Aigle-Azur (Rahma El Madani/DR)

Le papi et sa petite famille stationnent dans le couloir juste devant moi. Le chauffeur de bus et l’hôtesse demandent à tout le monde de se pousser pour faire encore monter des passagers. Une petite fille pleure, sa mère exténuée la réprimande.

Mes jambes sont flagadas, j’avale quelques chips pour ne pas flancher. Quand le bus s’arrête, je suis prise de dégout par ce que je vois et des mots sortent enfin de ma bouche : « C’est la totale ! » La jeune maman descendue avant moi me répond calmement : « Ben oui, ils vont pas mettre les arabes dans autre chose ! »

L’entrée de l’hôtel est en travaux et l’hôtesse a disparu. Le chauffeur nous explique qu’il faut faire le tour de l’hôtel. Une dame se retrouve seule devant le bus avec ses deux valises et un carton, elle se plaint d’avoir une fracture à la jambe. Un jeune homme et moi proposons de l’aider, le chauffeur qui a changé d’attitude suite à ma remarque lui porte son carton.

Halal

L’hôtel nous donne nos chambres. On nous demande de descendre diner à 19h30. Le papi lance : « Pourquoi pas avant ? », car en effet nous n’avons presque rien mangé depuis le matin !

Plus tard, je regarde par la fenêtre de ma chambre, le bus est encore garé et une dame avec sa petite fille sur les épaules discute avec le chauffeur. Des bagages sont posés devant l’entrée. Je comprends qu’elle n’est pas acceptée dans cet hôtel. A table, à côté de moi la dame à la jambe fracturée, parle en kabyle avec un jeune homme, elle lui raconte qu’elle est de Périgueux, je prends conscience en écoutant les conversations autour de moi que beaucoup viennent de loin.

En face de moi un homme dit qu’il est persuadé qu’aucun avion n’a été affrété. Le couple kabyle se tourne vers lui et, très confiant, lui explique
que l’acheminement vers un hôtel et la prise en charge de tous les passagers coutent certainement plus cher que de nous envoyer un avion. Tout le monde croit l’hôtesse et sa promesse d’un nouvel avion le lendemain en direction d’Alger.

Le petit garçon à côté de moi, n’aime pas les crevettes, ni le poisson pané, il goûte à peine à sa galette de pomme de terre, joue avec la sauce du gâteau au chocolat, le cœur n’y est pas ! Avec l’homme en face de moi, on parle du fait qu’il n’y a que du poisson, que ça règle certes l’histoire du « halal », mais qu’ils auraient pu servir de la viande aussi. On s’étonne d’être isolés du reste des clients du restaurant. On s’attend à ce qu’ils tirent même le rideau entre nous et eux, en riant.

Potron-minet

L’hôtesse qui devait nous expliquer le déroulement de la matinée pour le vol, ne vient pas. Je quitte la table et je me dirige vers la réceptionniste. Elle ne sait pas grand chose si ce n’est qu’on doit être dans le bus à 4h30 du matin, et me demande gentiment si je veux être réveillée. Puis elle confirme qu’il n’y personne de la compagnie pour nous parler ce soir.

La nuit est courte, à 4h30 tout le monde est déjà dans le hall de l’hôtel. Je ne trouve plus de place pour m’asseoir, alors je me mets au salon du bar, un papa prépare le biberon pour son bébé, sa femme l’appelle, c’est l’heure de sortir. Nous empruntons le passage pour le bus avec les valises cette fois sur les chariots prêté par l’hôtel. Il n’y a plus de place assise, et je me retrouve encore à côté du papi, qui parle fort, sa fille lui fait remarquer l’heure et lui dit de se calmer. L’excitation du voyage sans doute le maintient en forme, quant à sa fille, elle en a plus qu’assez de ces déplacements. Ils sont de Lormont et je m’imagine leur attente avant d’avoir pu prendre ces billets. Leur voyage a l’air essentiel, comme pour toutes ces personnes que j’observe.

Arrivée à l’Aéroport, je regarde le tableau d’affichage : Alger – 9h10. Je me dis que ce n’est pas notre vol, annoncé la veille pour 7h. Nous sommes seuls devant les guichets d’enregistrement, qui ne vont pas tarder à ouvrir. Je vais vérifier le numéro de vol. C’est bien le nôtre qui est prévu à 9h10 ! J’ai peine à revenir vers les autres. Les passagers partis la veille dormir chez eux, nous rejoignent. Une dame me raconte que son frère se marie et qu’elle espère avoir le temps d’arriver, et doute d’avoir le temps de se changer.

Un homme souriant me dit qu’Air Algérie ne nous aurait jamais acheminé vers des hôtels. Avec cette compagnie, poursuit ce voyageur qui se rend une fois par mois à Alger, les retards sont souvent de 3 à 4 heures mais jamais plus.

Quand j’enregistre ma valise, je demande à l’hôtesse pourquoi on nous a réveillés aussi tôt. Elle me répond qu’elle aussi est surprise, puis me donne un bon pour le petit déjeuner. Les familles s’installent au seul café d’ouvert. Certaines personnes dorment la tête posée sur la table, d’autres passagers errent pour tuer le temps, certains fument dehors et font connaissance, des amitiés se créent. Des enfants jouent avec les chariots. Des militaires font leur ronde dans cet aéroport fantôme, vide pour un samedi matin.

Le vol fantôme

Les premiers voyageurs arrivent et nous observent, sans doute nos visages, nos comportements racontent la longue attente de dix-huit heures. Les passagers du vol fantôme se dirigent enfin les uns après les autres instinctivement vers le contrôle des bagages à main. Je passe certainement parmi les derniers. Je n’arrive pas à me dire que nous allons enfin partir.

Je m’assoie seule dans la salle au sous-sol et j’écoute de la musique pour prendre de la distance. Le tarmac est vide. J’ai un mauvais pressentiment. Deux hommes se tiennent debout face à la vitre qui nous sépare du tarmac, ils remarquent qu’il n’y a aucune hôtesse ni employé, nous sommes tout seuls.

« Il est l’heure d’embarquer depuis longtemps ! », remarque quelqu’un. En effet. Certains disent que nous sommes enfermés, on ne peut même pas sortir pour aller chercher quelqu’un.

Je suis devant la vitre qui nous sépare de la douane, où il n’y a aucun douanier. Les agents de sécurité me regardent, je leur fais un signe pour qu’ils viennent. Ils m’envoient balader d’un geste de la main. Un jeune homme tente lui aussi d’appeler la sécurité, qui à présent nous tourne le dos sciemment ! Nous sommes des indésirables. Il cogne contre la vitre, une jeune femme se met à hurler : « Venez nous parler ! Envoyez nous quelqu’un ! »

Manif à l’aéroport

Bientôt d’autres personnes nous rejoignent et enfin notre mécontentement s’exprime. Les agents de la sécurité nous envoient des policiers et non des hôtesses d’Avia Partners, compagnie qui sous-traite ce vol et qui fuit ses responsabilités. L’un des policiers me dit d’arrêter de filmer et me menace de prendre mon téléphone. Je crie :

« Je suis réalisatrice, je suis enfermée ici, alors que je voyage pour mon métier alors je filme. »

A l’aéroport de Bordeaux avec les passagers du vol Aigle-Azur (Rahma El Madani/DR)

Des hommes me soutiennent. Une femme juste derrière moi demande d’une petite voix : « Envoyez nous quelqu’un pour nous rassurer ! »
Un jeune homme ajoute : « Pourquoi on vient nous voir uniquement parce qu’on fait du bruit ? »

Bientôt une hôtesse rejoint la police. Elle nous apprend que la pièce à changer sur l’avion doit venir de Paris dans la matinée. Un homme affirme avoir un contact à l’aéroport de Paris l’ayant informé que l’avion n’est toujours pas parti, que de plus il n’y a pas de mécanicien à l’aéroport de Bordeaux Mérignac et qu’ils devront également le faire venir.

L’hôtesse, déstabilisée, lui demande l’identité de cette personne qui le renseigne. Un autre employé d’Avia Partners tente de former une cellule de crise, en se plaçant au milieu de la salle d’embarquement et répond à nos questions à tour de rôle. Il est très calme, semble honnête. Je lui demande s’il peut me garantir qu’une fois cette pièce changée il n’y aura pas d’autres problèmes techniques en plein vol. Je suis moi même surprise de l’entendre me dire :

« Non, je ne peux pas vous le garantir. Le changement de la pièce peut très bien causer d’autres problèmes techniques. »

« Trop de stress »

L’hôtesse a, quant à elle, repris sa place, celle qu’elle aurait du avoir avant notre manifestation de colère. Elle est très nerveuse et au lieu de nous dire franchement les choses, tente de sauver les apparences. Je vais la voir pour récupérer ma valise et pour qu’elle m’explique comment avoir un autre billet plus tard. Elle prend le téléphone et demande un autre vol pour quelqu’un qui part pour des raisons professionnelles. Je ne la crois pas évidemment, ça me semble trop beau ! Puis elle me dit d’aller directement au comptoir d’Avia Partners pour ma valise et mon nouveau billet.

Une dame me dit qu’il y a trop de stress et que prendre un avion dans ces conditions est au-dessus de ses forces. Cette dame voyage seule, elle a pris une semaine de congés dont 2 jours sont déjà passés à l’aéroport, il ne lui en reste plus beaucoup. L’homme souriant, qui voyage tous les mois vers Alger, me crie : « Vous partez ? » Il a déjà tourné les talons, déçu, et n’entend pas ma réponse.

Nous sommes deux à quitter la salle d’embarquement. Au comptoir d’Avia Partners une hôtesse me confie que tout ce qui se passe depuis le début avec ce vol est anormal, qu’Aigle-Azur ne leur donne pas la main pour gérer la situation. Quant au changement de mon billet, elle me conseille d’appeler directement la centrale de réservation.

J’obtiens un billet pour la mi-août depuis Paris. Après avoir rencontré quelques difficultés pour récupérer ma valise, des amis me récupèrent à l’aéroport. J’explique au journaliste de Sud Ouest entré en contact avec moi par téléphone que je veux qu’on affrète un nouvel avion pour dédommager les autres passagers de toute cette attente, et que le risque de prendre un avion dans ces conditions est grand.

Alors que je me trouve dans le TGV pour Paris, le journaliste m’annonce l’embarquement de mes compagnons d’infortune pour 19h. J’échange avec un autre passager qui a choisi de partir depuis Toulouse avec Air Algérie en payant 280 euros un aller simple, et est comme moi inquiet du départ de l’avion d’Aigle-Azur.

Combats

Dans mon train en première classe, un voyageur derrière moi dit au contrôleur qu’il a un billet de seconde classe mais que le compartiment étant sale, il s’est installé ici. Les deux contrôleurs s’excusent pour le manque de propreté de la voiture et lui souhaitent un bon voyage.

Ils me saluent très poliment et à cet instant, j’ai comme l’évidence d’avoir vécu durant deux jours une réalité discriminatoire. Quand j’arrive à Paris,
les passagers d’Aigle-Azur atterrissent à Alger après deux jours d’attente et je pense au fond de moi que s’ils avaient eu une autre origine, le traitement aurait été différent.

Le dédommagement pour ces deux jours de cauchemar est de 250 euros forfaitaire. Un avocat m’explique que dans la vie il y a beaucoup de combats à mener et que ça ne sert à rien de se battre. Je lui rappelle que tous les droits fondamentaux qui régissent notre vie viennent de combats passés.

Je signale par mail à l’aéroport de Bordeaux les manquements du service de sécurité, à quoi il m’est répondu que le société en charge en serait informée. Quant à la compagnie Avia Partners et à ses manquements, l’Aéroport de Bordeaux va devoir leur demander des comptes.


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