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Alain Juppé est-il de gauche ?

Une ville qui vote à gauche aux élections nationales et régionales s’apprête à plébisciter son maire de droite. Outre sa personnalité, Alain Juppé profite en effet d’un bilan dans lequel le camp d’en face prend sa part. Le clivage gauche-droite a-t-il coulé dans la Garonne ?

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Alain Juppé est-il de gauche ?

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En 2012, François Hollande récolte à Bordeaux 57% des voix au deuxième tour de la présidentielle. En 2014, à un mois de l’élection municipale, Alain Juppé est crédité du même score dans les sondages. Ainsi semble se profiler une quatrième élection dès le premier tour du maire sortant, dont les suffrages n’ont cessé de progresser depuis 1995.

Pourtant, parallèlement, la gauche améliore ses performances dans le fief gaulliste : en 2007, Ségolène Royal était déjà majoritaire à Bordeaux ; et le PS et Noël Mamère détiennent actuellement les trois sièges de députés, contre zéro en 1993. Sa défaite surprise aux législatives, en 2007, n’a pourtant pas empêché le fondateur de l’UMP d’être reconduit au Palais Rohan dans un fauteuil l’année d’après.

Comment expliquer cette schizophrénie bordelaise ? Certes, ce phénomène n’est pas isolé (c’était le cas à Toulouse jusqu’en 2008) et les études montrent le poids important de la prime au maire sortant, ou encore la distinction croissante que font les électeurs entre les enjeux locaux et nationaux.

Mais bizarrement, personne n’ose l’hypothèse suivante : Juppé est-il de gauche ? Si votre serviteur était un journaliste candide ou extraterrestre, fraichement débarqué sur les bords de la Garonne, il aurait été étonné d’entendre le maire de Bordeaux parler, lors de ses vœux à la presse, de logement social, de culture pour tous, de taux de pauvreté ou d’emploi. Bien sûr, il y a la volonté de couper l’herbe sous le pied de son challenger socialiste, Vincent Feltesse. Mais chez Amstrad (le surnom du maire de Bordeaux à l’ENA), où se trouve le curseur ?

1 – L’homme : libéral, « rad soc » ou écolo ?
2 – Sa politique : la gauche dans la poche
3 – Ça penche encore à droite
4 – La chasse aux voix de gauche : perdue d’avance ?

1 – L’homme : libéral, « rad soc » ou écolo ?

« Alain Juppé n’est pas un réac invétéré, il a une posture de radical-socialiste très consensuel, de chiraquien modèle tendance Corrèze », considère le politologue Jean Petaux.

Quand on est LE fidèle parmi les fidèles de Jacques Chirac – Reagan français dans les années 80, pourfendeur de la fracture sociale en 1995 –, mieux vaut en effet savoir sur quel pied danser. Et rebondir : il est loin aujourd’hui le chef du gouvernement « droit dans ses bottes », le suppôt du libéralisme contre lequel des millions de Français ont manifesté en novembre-décembre 1995. Si on leur avait dit que 18 ans plus tard Juppé serait l’homme politique le plus populaire de France

« Dans un pays qui doute et pour un électorat de droite en déshérence, il apparaît comme un recours au niveau national ; au plan local il sature l’espace politique et profite de la faiblesse du FN », observe Gilles Savary, député PS de Gironde et candidat aux municipales contre Juppé en 1995 et 2001.

Dans le grand bazar à droite, Alain Juppé arbitre le duel entre Jean-François Copé et François Fillon. Contrairement aux deux rivaux de l’UMP ou à Nicolas Sarkozy, il n’a jamais été suspecté de flirter avec les idées d’extrême-droite, même si les accointances de ce croyant fidèle avec les milieux catholiques traditionnels lui sont parfois renvoyés à la figure. Plus ouvert que nombre de ses coreligionnaires, il propose la création d’une salle de shoot à Bordeaux quand l’UMP les dénonce ailleurs, et critique le dernier programme très libéral de son parti.

Par ailleurs, suite à sa condamnation à un an d’inéligibilité et sa traversée du désert canadien, Alain Juppé découvre au Québec la vierge en 2D, le développement durable. Il raconte cette conversion dans un livre, « Je ne mangerai plus de cerises en hiver », qui le conduit en 2007 à initier le Grenelle de l’environnement. Crève-cœur : après sa défaite aux législatives, le nouveau super ministre de l’Écologie doit céder sa place à Jean-Louis Borloo. Ce qui lui laisse alors du temps pour se consacrer aux Bordelais, comme après la dissolution ratée de 1997.

Alain Juppé en 2011, un œil sur sa gauche (Photo UMP/flickr/CC)
Alain Juppé en 2011, un œil sur sa gauche (Photo UMP/flickr/CC)

2 – Sa politique : la gauche dans la poche

L’ex Premier ministre le plus détesté de France (plus encore que Jean-Marc Ayrault…) a-t-il piqué la clé de son succès local, la qualité de vie, à la gauche ? En 1995, la restriction de la place de la voiture ou le tramway sont plutôt la marque de fabrique de municipalités roses-vertes, Strasbourg gérée par Catherine Trautmann, ou Nantes par Jean-Marc Ayrault. Gilles Savary, battu au premier tour en 1995 par Alain Juppé, assure que celui-ci a trouvé l’inspiration plus près encore …

« Son bilan est largement constitué d’idées picorées dans notre programme : l’inscription au patrimoine de l’Unesco, la transformation des quais, la réduction de la place de l’automobile, la rénovation du centre-ville pour y faire revenir des habitants… Il était même contre le pont levant, c’est moi qui portait cette idée ! Maintenant, je suis heureux de ce qu’il a fait de Bordeaux, mais il l’a fait avec d’autant plus de facilité que Chaban-Delmas l’avait sinistrée. »

Peu après son arrivée au Palais Rohan et à la présidence de la CUB, le natif de Mont-de-Marsan remise définitivement le projet de métro de Chaban, serpent de mer à Bordeaux.

« Alain Juppé a pris un vrai risque et l’a fait à sa manière : en fonçant, ce qui lui a permis de limiter la contestation dans ses rangs, raconte Jean Petaux. La Ville avait fait d’importantes provisions financières pour le métro, il en a profité pour lancer trois lignes de tram en même temps. Il est vrai que les études étaient prêtes : dans la foulée du retour du tramway à Nantes, elles avaient été lancées dès 1977 par la Communauté urbaine de Bordeaux, alors présidée par Michel Sainte-Marie, le maire socialiste de Mérignac. Et l’électorat en a crédité Alain Juppé. »

« Il n’y a pas écrit CUB sur les tramways »

Battu à nouveau en 2001 au premier tour, Gilles Savary le concède :

« Les Bordelais apprécient l’amélioration du cadre de vie et de l’attractivité de leur ville. Ils les mettent à l’actif d’Alain Juppé, même si c’est largement la CUB, qu’elle soit dirigée par la droite ou par la gauche, qui a financé ces projets au profit de Bordeaux. »

Miracle de la cogestion de la communauté urbaine, qu’analyse Jean Petaux :

« L’électorat a une méconnaissance de qui fait quoi entre la ville et l’agglomération. Il crédite ou débite le maire de tout ce qui se fait à l’échelle locale. Il n’y a pas écrit CUB sur les tramway, mais TBC. A part l’Eau de la CUB ou les VCub, rien ne matérialise les réalisations de la communauté urbaine. »

Ses torts, même s’ils sont partagés, lui sont en revanche vivement reprochés. Alors que l’agglomération n’a instauré le tri sélectif des déchets qu’en 2009 (pas terrible pour une ville « verte »), le fonctionnement imparfait de la collecte a conduit Alain Juppé à demander son retour dans le giron municipal… Est-ce parce que « dès qu’il sort les poubelles, il prend deux points dans les sondages », comme le note un observateur taquin ?

Le tramway aux couleurs d'Evento : deux facettes du bilan d'Alain Juppé (Photo Kanichat/flickr/CC)
Le tramway aux couleurs d’Evento : deux facettes du bilan d’Alain Juppé (Photo Kanichat/flickr/CC)

3 – Ça penche encore à droite

Bref, quand on partage un bilan comme Alain Juppé et Vincent Feltesse, difficile de se démarquer. Le président-candidat socialiste de la CUB tente pourtant de mobiliser l’électorat de gauche en visant là où le bât blesse, notamment l’exclusion ou la culture.

Il peut ainsi faire valoir que le logement social ne représente que 16 % du parc global, loin des 25 % prévus par la loi, que les loyers ont grimpé de 50 % depuis 2000.

« Le coût du logement est tellement prohibitif que tous les jeunes de moins de 30 ans, les ménages modestes, ou les salariés précaires sont éliminés à plus de 60 % de l’hypercentre, souligne Pascal Paoli, directeur régional de la Fondation Abbé Pierre. Une caissière de supermarché qui travaille 25 heures par semaine pour 800 euros ne peut se payer un studio à 400 euros par mois. Il faut donc construire plus de logements sociaux, mais on ne peut pas nier que c’est compliqué de le faire dans le centre urbain de Bordeaux, où les emprises ne sont pas légion. Mais pour compenser ce manque, Alain Juppé aurait pu annoncer par exemple 100 % de logements sociaux à l’ancien commissariat de la rue Castéja. »

Réponse de Michel Duchène, adjoint à la stratégie urbaine :

« Le maire essaye sur toutes les opérations immobilières d’avoir de la mixité sociale [30 % de logements sociaux annoncés dans les prochaine sopérations, NDLR] et des quartiers équilibrés, répond Michel Duchène. Cela me paraît important d’avoir des logements de tous types et de toutes tailles. Dans le centre ville, InCité regroupe des studios pour créer de grands appartements  rénovés, ce qui prouve notre volonté de loger des familles. »

Un vrai clivage sur la politique foncière

Autre classement que n’apprécie guère le maire : l’augmentation des prix de l’immobilier au m2 a fait passer Bordeaux en 10 ans du 19ème au 5ème rang des villes les plus chères de France. Le prix des appartements anciens a notamment triplé (record de France). Pourtant, Alain Juppé ne veut pas entendre parler d’un établissement public foncier (EPF), voulu par Vincent Feltesse, et qui permettrait de stocker des terrains pour prévenir la spéculation. Au grand dam de Pascal Paoli :

« Depuis 30 ans, la métropole rennaise le fait avec succès, poursuit Pascal Paoli. Or Bordeaux n’a pas de politique locale en matière de foncier. Comme la ville est victime de son attractivité, car tout ce qui est rare est cher, il n’y a pas de raison que les prix cessent d’augmenter. »

Pour Michel Duchène, la création de l’EPF trace un vrai clivage gauche-droite.

« Ce serait encore une structure avec des moyens propres, du personnel et une fiscalité nouvelle pour la financer. Nous pensons comme le Grand Lyon que de la réserve foncière peut se faire avec les outils dont on dispose, ainsi d’ailleurs que Chaban-Delmas l’avait fait pour le lac. Nous voulons renforcer les services de l’urbanisme de la CUB en réservant des lignes budgétaires pour constituer des réserves foncières. »

« Quand j’entends le mot culture… »

L’EPF sera probablement l’objet d’un bras de fer entre la CUB et Bordeaux si aucune ne change de camp après le 30 mars.  La culture est un autre sujet sensible – « un grand brûlé », selon Feltesse, qui a attaqué bille en tête Alain Juppé lors de leur premier face à face, à Sciences Po.

Au point qu’Alain Juppé a convoqué ce lundi 50 acteurs de la création bordelaise afin d’écouter leurs remontrances. « Et connaître quelques ateliers d’artistes », s’amuse un des invités sous couvert d’anonymat :

« Pola ou Espace 29, par exemple, ont de vrais programmes mais rament 11 mois sur 12. Or le maire nous a déclaré qu’il n’y aurait pas plus de fonds pour la culture et qu’il faudrait aller chercher des mécènes privés. Certes, il y a de l’argent à Bordeaux, mais il est fléché sur les équipements municipaux, l’Opéra [25 % du budget municipal de la culture, NDLR] ou le CAPC, qui ont du mal à monter leurs projets. Par ailleurs, la direction culturelle de la ville est autoritaire, elle a du mal à construire avec les opérateurs culturels locaux. On l’a vu lors d’Evento : la biennale d’art contemporain a été faite par un producteur de Nuit Blanche, venu de Paris. Personne ne s’est dit que cela permettrait de faire monter en puissance des équipes locales. Le Voyage, à Nantes, est lui piloté en direct avec des compétences sur place. C’est du gâchis, car il y a une scène dynamique qui participe à l’attractivité de la région bordelaise. Mais c’est un sujet qui ne parle pas aux électeurs. Alain Juppé a conscience de ces problèmes, mais n’a aucun intérêt à faire des annonces sur ce terrain. »

4 – La chasse aux voix de gauche : perdue d’avance ?

« Vincent Feltesse pensait qu’il suffirait pour gagner de déplacer sur son nom 7 000 voix qui s’étaient portées sur Hollande en 2012, mais cela ne fonctionne pas comme ça, juge Jean Peteaux, professeur à Sciences Po Bordeaux. Les électeurs de François Hollande ont d’abord rejeté Nicolas Sarkozy, et peut-être anticipé le caractère social-libéral du président actuel. Ils ne sont pas neuneus au point de prendre Alain Juppé pour un mec de gauche ! En général, les électeurs traitent les élections l’une après l’autre. Ils votent contre Alain Rousset aux municipales, puis pour lui aux régionales car ils voient ce qu’il a fait pour l’aéronautique. Ils savent que Feltesse est crédible, mais trouvent ce petit jeune un peu pressé. Par précaution, ils vont probablement faire confiance à quelqu’un qui a transformé la ville, généré de la notoriété, et mis en intrigue un récit municipal qui plaît bien ».

Même le changement sociologique de la ville et l’arrivée de nouveaux habitants, jeunes urbains avec le cœur plutôt à gauche, n’est pas encore payant, conclut Jean Peteaux :

« Les études sur le corps électoral montrent que les néo-Bordelais, arrivés depuis moins de 5 ans, votent exactement comme ceux qui sont ici depuis 15 ans. Le Parisien qui votait Delanoë va se comporter comme un Bordeluche : comme s’il connaissait déjà Alain Juppé, il va le créditer de tout ce qui se fait dans la ville. »

Et il va aussi manifester son hostilité à la politique nationale menée par la gauche de gouvernement. A laquelle Vincent Feltesse est, malheureusement pour lui, clairement identifié.


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