Née à Tokyo en 1973, Aï Akiyama a vécu à Bordeaux entre 4 et 7 ans, alors que ses parents étaient élèves à l’Ecole d’Enseignement Supérieur des Beaux-Arts. Elle est ensuite revenue faire ses études dans la même école.
« Internet n’existait pas et, pendant sept ans, je ne recevais de nouvelles du Japon que par courrier. Mon imprégnation était complète. Mon lien à la France s’est construit par cette ville : depuis la petite enfance, je me sens Bordelaise. »
La permanente nostalgie du pays où elle n’est plus faisait donc du retour à Bordeaux une nécessité, et c’est ce qui deviendra le moteur de son travail. Elle évoque sa curiosité devant « Le temps de rien » de Richard Baquié au CAPC, ou encore ses échanges avec Lynne Cohen à l’école d’art sur la notion de vide photographique. En 1999, DNSEP Master 1 en poche, Aï Akiyama « monte » à Paris. Elle est alors traductrice interprète et graphiste pour des CD-Rom éducatifs. Puis, à partir de 2002, elle travaillera durant six ans dans une librairie japonaise.
Traces, archives et trajectoires
La démarche d’Aï Akiyama repose sur une réflexion plastique et graphique autour de sujets fétiches en lien avec la mémoire de ses trajectoires et la vérité quotidienne.
Une dynamique d’archivage
En plus de son activité salariée, Aï Akiyama ne cesse d’associer dans des carnets notes, dessins de personnages et photographies d’objets du quotidien. Elle se souvient que son père, designer urbain, n’utilisait pas la photographie pour fixer le paysage, mais pour saisir des éléments urbains, voire les pavés. Elle y relie la notion de classement dans « La vie mode d’emploi » de Georges Perec. Aï Akiyama raconte aussi sa surprise quand elle a découvert, lors d’une visite de l’atelier de Magritte à Bruxelles, la présence matérielle des objets représentés. Surréalisme ou réalisme ?
Dessiner pour conserver, emporter quelque chose, témoigner d’un sentiment au travers d’objets familiers ou documenter un moment, comme dans ces notes prises dans l’avion au-dessus de la Sibérie. Les carnets restent aujourd’hui une source de travail et d’inspiration.
Reposer la question du réel avec un crayon et un papier
C’est en 2008 qu’Aï décide de développer pleinement sa pratique artistique. Elle maîtrise alors pleinement l’outil numérique, mais c’est par le dessin contemporain qu’elle s’exprimera. Les dessins sortent des carnets et trouvent leur statut sous forme de séries ou de « cas d’études ». Les thématiques s’enchaînent.
Signifier, dessiner un foulard plié, une clé, un sac plastique, les bols à café, les chaussures, ou encore la série des culottes qui souligne la poésie impertinente de son intimité.
Une réflexion poétique sur le présent et ce qu’il recouvre
Dans une rigueur de prélèvement quasi scientifique, chaque collection ou « cas d’étude » raconte une histoire, à la façon de témoignages d’existences, avec la sincérité de portraits anonymes. Aï Akiyama vient méticuleusement apporter un renseignement : le détail d’un mur ébréché, un habit dont la couleur aurait passé. Au travers des séries, elle voile et dévoile notre intimité, questionne nos rituels quotidiens dans les transports en commun, la vie des femmes, le vivre-ensemble. Il s’en dégage une envoûtante mélancolie, mais sans lyrisme.
Un très grand nombre de petits formats sont exécutés d’un trait minimal, léger et ferme, avec des colorisations partielles. Chaque ligne nous conduit vers une autre masse graphique. La forme poétique trouve aussi son point d’ancrage dans les titres des séries reposants sur le principe du collage, de l’association, qui rappellent les compositions libres du poète Santōka Taneda. Le titre, nourri d’indices ou de repères autobiographiques, fait écho à l’œuvre et invite au questionnement.
Tragédie, ironie ou légèreté ?
Le caractère parfois violent des dessins est atténué par le style et les choix chromatiques. Chaque série nous parle de son expérience, de ses tiraillements. Les « cas d’étude » sont une manière d’interroger les sentiments humains dans le monde contemporain.
Les traits du visage des personnes absorbées par la lecture de leur téléphone portable frôlent avec jeu la caricature, leur posture nous arrache un sourire amusé, mais une seconde lecture nous tire vers l’introspection. Les représentations humaines deviennent attachantes et inaccessibles ; elles sont ainsi rendues anonymes et universelles.
La Figure absente et le surgissement de la vie
Et puis, il y a les grands formats sur la disparition ou le surgissement de la vie dans le quartier de Shibuya à Tokyo, qu’elle expose depuis trois ans à Paris et au Japon dans les lieux d’art et les médiathèques.
Ausculter le lieu par l’investigation, l’observation
Si le dessin fut un médium longtemps mis de côté car considéré comme étant l’ébauche d’une œuvre, chez Aï Akiyama, le travail préparatoire peut passer par l’utilisation de prises sonores ou photographiques pour revenir finalement à la simplicité du trait. Au cours des ateliers de médiation menés à la médiathèque Hélène-Berr à Paris, elle explique : « Même sans pratique artistique, nous sommes toujours des observateurs, observer est un langage intérieur propre à chacun ».
Par une multitude de lignes, elle articule par une conception personnelle de la surface, les zones de densité, d’intensité, la profondeur et ses limites. La ligne sur les grands dessins déploie une force nouvelle à travers le contrôle des distorsions « yugami ». La taille des grands dessins implique une grande rigueur, un engagement physique, le temps de réalisation n’est pas le même.
La mémoire : un dialogue avec chaque vécu fictif ou réel
Aï Akiyama s’intéresse aux surgissements de la vie dans les paysages urbains et les interstices, à la manière du mouvement de la « Modernologie » (kogengaku) qui, dans le Japon des années 20, explorait l’évolution de l’urbanisme et des modes de vie. Elle rend compte de son expérience par une reconstruction à l’encre noire sur de grandes pages blanches. L’habitat est figuré par divers jeux de dérives et de basculements d’échelle orientant d’étonnantes perspectives. Il y a une sorte de vertige à passer du gigantisme des immeubles aux détails si singuliers de chaque balcon ou intérieurs personnalisés. La figure humaine est absente, mais ses dessins l’évoquent à travers une multitude de références esthétiques et sociales.
Derrière les murs des empilements d’immeubles sont représentés d’autres murs d’apesanteurs vertigineuses et une multitude d’intimités. Il s’en dégage un sentiment tragique, car ce sont autant d’indices qui organisent notre déroute et nous confrontent à la question de notre propre existence. Un soin particulier est apporté à certains détails d’objets qui s’accumulent, s’agglutinent. Le regardeur perçoit une réflexion puissante dans l’attention portée à l’intime, les combats pour préserver son espace de vie, voire la taille mesurable d’une vie.
Expérimentations et collaborations
Le dessin est un médium à part entière et Aï Akiyama expérimente aussi l’installation au service du dessin. Il s’agit d’habiter l’espace graphique déserté et de le réinvestir par la présence physique du regardeur. L’espace encercle notre regard au-delà de l’inventaire des éléments représentés. Entrer dans le décor introduit un rapport direct à une intimité partagée, le désir d’une promiscuité recherchée.
Dans le dispositif conçu pour « Capleville » à Tokyo, elle invite le regardeur à entrer dans l’image. Elle nous demande d’être actif, de contribuer à son dessein. L’énigme des présences à travers les lieux, le temps passé, les trajectoires deviennent une écriture collective. Le dispositif de projection des dessins devient alors le lieu d’une convergence éclectique et prétexte à des lectures de ses textes avec un musicien.
Les quartiers en mutations : de Shibuya à Saint-Michel
En travaillant sur son projet en cours : « Les travaux de la place Saint-Michel commencent jeudi » pour faire quelques repérages, Aï Akiyama précise que, par rapport aux mégaquartiers comme Shibuya, Saint-Michel semble d’une taille idéale pour préserver la vie de quartier et les qualités humaines. Elle rappelle combien, à chaque fois, franchir la Garonne en TGV, apercevoir la flèche Saint-Michel à l’arrivée gare Saint-Jean la submerge d’émotion.
Aï Akiyama évolue sans cesse dans la nostalgie d’une ville : « Je travaillerai sur Paris quand je n’y serai plus. » Il y a comme une nécessité à décaler son point de vue pour mieux y voir, comme on a besoin de recul pour une prise de vue photographique. Le quartier en transformation met la mémoire vive et l’histoire locale à l’épreuve : la place inondée de lumière, ses rituels, son marché, mais aussi Saint-Michel construit sur un monticule hors de l’enceinte de la ville. Il ne fait aucun doute qu’un lieu d’art bordelais ne manquera pas de saisir l’opportunité de ce travail pour le finaliser sous la forme d’une résidence et le donner à voir.
Une histoire personnelle et universelle
Son œuvre trace un parcours d’une sincérité sans détour avec une pudeur qui suggère ce qu’elle choisit de ne pas montrer, et c’est là toute la force du travail et de l’engagement vers lequel elle tend. Un réalisme parfois douloureux s’atténue par l’expression du trait ou des colorisations acidulées. Aï Akiyama construit à travers ses œuvres l’harmonie d’une histoire à la fois personnelle et universelle faisant sans cesse appel à notre mémoire collective.
« La création est pour moi un prétexte pour mieux saisir le présent qui coule sans cesse et qui jaillit tout à la fois… On ne peut rien faire pour l’arrêter, ni comprendre parfaitement sa cause, je ne peux que le saisir comme matière de travail. »
En savoir plus
Le site d’Aï Akiyama
Série « Nothing Landscape » disponible à l’emprunt en Aquitaine – Artothèque Mutuum
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