Si le refit reste à quai d’ici l’élection municipale, ce projet de nouvelle activité aux Bassins à flot continue à faire des vagues dans la campagne. Rappel des épisodes précédents : au Port de Bordeaux, l’idée germe en 2009 d’assurer la réparation et la maintenance de superyachts, des bateaux de luxe de plus de 70 mètres. Toujours plus nombreux – 5000 dans le monde –, de plus en plus grands, ils ont du mal à trouver en Méditerranée, où la plupart d’entre eux sont amarrés, des ports où se refaire une beauté. Le marché existe, il pourrait créer entre 100 et 200 emplois à Bordeaux.
Car deux grandes formes de radoub, ces cales qui permettent de travailler sur les bateaux au sec, sont disponibles aux Bassins à flot. Construites au XIXe siècle, elles sont inutilisées depuis les années 1980, et classées monument historique. Autour des Bassins, l’industrie n’a jamais totalement disparue, mais le quartier est en plein aménagement urbain, initié par la Ville de Bordeaux et la CUB.
Or les promoteurs immobiliers, qui ont promis à leurs clients luxe, calme et volupté, ne veulent pas de bruit de karcher ou de marteau-piqueur, ni d’odeur de peinture. Ici, on aime l’industrie, mais sous forme de patrimoine (les silos à grains), ou d’évocation des hangars dans l’architecture des logements de standing. De l’activité, OK, à condition de ne pas gêner les riverains, ni les touristes de la future Cité des civilisations du vin, ou ceux du futur musée de la marine, projet privé mené par le promoteur immobilier Norbert Fradin. Entre ces intérêts divergents, les politiques tanguent. Voici les quatre enjeux du débat.
1 – Le refit sur trois sites ?
2 – Le refit est-il viable à Bordeaux ?
3 – Peut-on vivre à côté du refit ?
1 – Le refit peut-il voir triple ?
Difficile pour la Ville de Bordeaux d’écarter d’un revers de main un projet potentiellement créateur de centaines d’emplois. Alain Juppé défend l’option de séparer les activités : Bassens et le slipway (cale en pente douce, sur rail) du Port de Bordeaux accueilleraient le gros œuvre (peinture, sablage de la coque…), les réparations et les finitions à l’intérieur des navires (électricité, menuiseries…) ainsi que la partie administrative dans les formes de radoub (cales sèches) des Bassins à Flot.
Le cluster Bordeaux Super Yacht Refit, porteur du projet, va se réunir cette semaine pour en débattre, comme l’indique son président, Thierry Lausseur.
« Les entreprises adhérentes du cluster vont repositionner le projet à partir de cette proposition, que nous avons nous même faite à Alain Juppé. Nous verrons si dans cette nouvelle disposition, le projet est toujours aussi crédible et viable qu’auparavant, et si cela n’aura pas un effet contre-productif sur nos clients. »
Vincent Feltesse en doute. Le président de la CUB et candidat PS au Palais Rohan juge que « l’éclatement du site en deux ou trois parties n’est pas un bon compromis, car cela couterait trop cher aux donneurs d’ordre ».
Gérant d’Armi, la dernière entreprise de réparation nautique sur Bordeaux, située tout près des formes de radoub, Luis Coelho est presque sur la même ligne (de flottaison) :
« Tout est faisable, c’est une question d’organisation. Mais quand on va travailler en cale sèche sur un bateau, c’est compliqué et coûteux de le sortir pour l’amener de Bassens à Bordeaux. »
Surtout, le port de la Lune perdrait alors une de ses attractions, estime Etienne Naudé, directeur du développement au Grand Port de Bordeaux :
« Bordeaux est dans les palmarès souvent première pour sa qualité de vie, elle a une renommée grâce notamment au classement Unesco. Et un intérêt majeur des Bassins à flot, signalé par l’ensemble des chantiers et des équipages, c’est d’être en centre-ville. Beaucoup de clients potentiels nous disent que Bassens est trop loin et trop industriel, et qu’ils n’iront pas. »
Dans l’optique d’un refit sur trois sites, les gros bateaux devront aller à Bassens, car le slipway de Bordeaux est limité à des navires de 60 mètres, alors que le cœur de cible visé par le cluster, ce sont les navires de 70 à 100 mètres et des poussières…
2 – Bordeaux, une escale idéale pour les super yachts ?
Malgré les études de marché positive menées par le cluster Bordeaux Super Yacht Refit, certains disent « ne pas croire une seconde » au projet, comme Dieter Gust. Dans un entretien à à Sud-Ouest, le patron de CNB (Construction navale de Bordeaux), fabricant de yacht et partenaire du cluster, a exprimé ses doutes :
« Depuis 20 ans, toutes les tentatives d’implantation de refit sur la façade Atlantique [NDLR : Cherbourg, La Rochelle, indique-t-il par ailleurs] ont échoué. Les équipages n’en veulent pas. Or, c’est eux qui gèrent le refit et choisissent les lieux où cela se passe. La plupart ont des maisons sur la Méditerranée, là où ces bateaux naviguent. »
Cela n’a pourtant pas empêché le port de la Rochelle de lancer récemment un appel à projet pour développer son pôle refit…
L’avis de Dieter Gust (qui fait débat au sein de CNB), est partagé par un autre local de l’étape, Christophe Kloeckner. PDG des chantiers naval Couach (CNC), il développe actuellement via sa filiale IMS une activité de refit à La Ciotat, mais pour de plus petits yachts, de 35 à 65 mètres :
« Tous les grands yachts sont amarrés sur un timbre poste, entre Monaco et Saint-Tropez. Ils sont dirigés par des marins très marqués Méditerranée, qui sont beaucoup moins à l’aise quand on leur demande de naviguer sur l’océan, et qui rechigneront à faire 15 jours de traversée pour passer plusieurs mois à Bordeaux. »
Le positionnement sur l’arc atlantique n’est pas simple, concède Franck Calderini. Ce bordelais, qui dirige actuellement Coallia, une société de centres d’hébergements, a participé à la renaissance des chantiers navals de la Ciotat, grâce à l’implantation d’une activité refit dans les années 1990.
« Les investissements devront certes être assez limités au départ pour s’adapter à la demande, mais de là à dire que celle-ci n’existe pas… Ce qui intéresse les commandants de navire pour le refit, c’est ce qu’il y a à faire pendant les quelques mois d’hiver où les réparations se font. Pas pour eux – les anglo-saxons prennent l’avion et rentrent chez eux –, mais pour leurs équipages. Or à Bordeaux est une ville attractive, il y a de quoi les occuper, notamment aux alentours – Médoc, Saint-Emilion, Dordogne, Bassin d’Arcachon… Sans vouloir injurier La Rochelle, c’est une jolie petite ville, dont l’arrière pays est surtout constitué de marais… »
Ohé, ohé, capitaine abandonné
Les défenseur du projet de refit aux Bassins à flot font valoir que des entreprises se sont montrées intéressées par le site, citant notamment le cas de la plus grosse société française de refit, Monaco Marine. Confirmation d’une de ses responsables, Chantal Lemetayer :
« Nos équipes sont venues à Bordeaux. Elles ont validé la faisabilité technique du site, et souligné les savoir-faire locaux et l’attractivité de la région et de son environnement. Ce n’est pas évident à commercialiser car le port de Bordeaux est en dehors des routes de navigation. Mais le secteur traverse une telle pénurie d’infrastructure pour les grands yachts… »
Selon Thierry Lausseur, le président du cluster bordelais, cette saturation des sites méditerranéens contraint nombre de yacht à souquer vers l’Allemagne. Ach… Comment passer à côté d’une telle opportunité, s’interroge Franck Calderini :
« La grande plaisance, c’est beaucoup d’emplois de très hautes technologie. Les super yacht utilisent des appareillages électroniques et des motorisations très performants, proche de l’aéronautique et des satellites. Cela développe des activités génératrices de revenus, et fait rentrer des capitaux en France, puisque la plupart des navires appartiennent à des étrangers. Cela nécessite donc d’agréger les compétences avant de pouvoir faire venir de gros industriels, et cela a nécessité plusieurs années avant d’y parvenir à la Ciotat. »
En revanche, si le projet est abandonné, nul ne sait ce qu’il adviendra des entreprises toujours actives aux Bassins à flot, comme Armi et ses 25 salariés, dont le hangar risquerait de faire tâche dans le nouveau paysage.
3 – Peut-on vivre à côté du refit ?
C’est bien là le noeud, gordien tout autant que marin, du problème : peut on faire cohabiter une activité industrielle, le refit, avec des logements de standing, qui se vendent à plus de 4000 euros le m2 ? En décembre dernier, une étude d’impact commandée par le Grand port maritime de Bordeaux (GPMB), a répondu par l’affirmative. La condition : mener un travail spécifique avec les aménageurs, afin de concilier qualité de vie et développement d’emplois industriels de proximité.
De ce même document, Alain Juppé en a tiré des conclusions diamétralement opposées : l’étude de l’APAVE a « confirmé les craintes » du maire de Bordeaux, qui estime que la réparation des super yachts va générer bruits, odeurs, flux de camions, pollution de l’air et de l’eau, etc.
Difficile d’y voir clair, dans la mesure où l’étude en question n’a pas été rendue publique par GPMB. Mais son directeur de la stratégie et du développement, Etienne Naudé, s’interroge sur ces interprétations divergentes.
« La confusion est entretenue entre les nuisances généré par le refit dans l’absolu, et celles qui resteraient une fois les propositions de l’APAVE mises en oeuvre. L’étude identifie des solutions pour chaque impact potentiel. Par exemple, le nettoyage de la coque avec un Karcher fait du bruit sauf si on place le moteur du compresseur dans un local spécifique insonorisé. Quant à la circulation des poids lourds, son augmentation est tout juste mesurable, de moins de 1% par rapport au trafic actuel. Et encore, sans tenir compte des 5500 logements attendus dans le quartier, qui fait que l’impact sera encore plus faible. »
Des yachts, pas des rollers
Egalement secrétaire du cluster bordelais Super Yachts Refit, Etienne Naudé précise en outre que depuis le lancement du projet, il n’est pas question de construire un grand hangar qui gâcherait la vue des voisins. Des bâches serait en revanche utilisées pour éviter la dispersion de gouttes de peinture.
« Ce serait dommage de transformer un secteur d’activité économique en promenade pour les rollers, juge Franck Calderini, l’ancien responsable du refit à la Ciotat. Aujourd’hui, on a besoin d’emplois, et l’activité séculaire des Bassins n’est pas incompatible avec l’habitat. Pour l’avoir vécu à la Ciotat, on peut régler les conflits d’usage. L’activité a lieu dans la journée, tandis que les riverains seront chez eux le soir et le week-end. Et puis pour une personne sur un bateau, ce sont 5 autres qui se déplacent pour le voir, et qui ont besoin de boire un coup ou d’aller au resto pas loin. »
Pour ça, il y aura toujours la Cité du vin.
4 – Qui va fixer le cap ?
Techniquement, les terrains appartiennent au Port, donc à l’Etat, qui soutient le projet de refit. Mais la mairie de Bordeaux s’interroge sur sa capacité financière à le mener, sachant que 15 millions d’euros de travaux seraient nécessaires pour remettre les écluses et les formes de radoub en état, avant d’accueillir un premier yacht.
Etienne Naudé souligne de son côté qu’il sera délicat d’agir sans l’aval de la Ville :
« Le refit est un secteur particulier, dans lequel la qualité de l’accueil du site est primordiale pour décrocher un marché. le critère du prix est même secondaire. Aujourd’hui, on part de zéro, et ce n’est pas en affichant dans la presse des dissensions locales qu’on va y arriver. »
Thierry Lausseur, le président du cluster, est d’ores et déjà amer :
« Nous avons 50 entreprises dans le cluster, 50 autres souhaitent y rentrer. C’est une vraie dynamique locale, et nos adhérents ne comprennent pas nos détracteurs, qui font tout par voie de presse pour empêcher que cette activité voit le jour. Nous avons pourtant un projet viable, porteur d’activité et d’emplois, par des entrepreneurs qui souffrent de la crise et essaient de diversifier leurs activités. Ce serait aussi une chance pour le rayonnement de Bordeaux. »
Pour le rayonnement, il faut pour l’instant plutôt compter sur la promotion immobilière, et sur le fantasme bordelais de métropole millionnaire, que sur un port de la Lune résolument tourné vers la mer.
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