
Samedi 10 mai, une cérémonie commémorative de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions, se tient à Bordeaux, conformément à la loi Taubira. Deuxième port négrier de France, la ville a mis du temps à s’interroger sur ses responsabilités. Son passé ne passe pas tout à fait, et soulève encore des polémiques politiques et universitaires.
La commémoration de l’abolition de l’esclave a un goût spécial à Bordeaux. Tout d’abord parce que la capitale girondine et l’esclavage ont un indéniable passé commun. Comme l’écrit l’historien Eric Saugera dans son livre référence, Bordeaux, port négrier :
« On pourrait le résumer en une phrase. Sur une durée d’environ un siècle et demi (du dernier tiers du XVIIe siècle au premier tiers du XIXe siècle), des dizaines de milliers de marins, armateurs, investisseurs, marchands, artisans, fabricants, ont participé à la préparation d’environ 500 expéditions négrières bordelaises qui ont […] enlevé à l’Afrique entre 130 000 et 150 000 de ses habitants. »
Des faits et des chiffres qui placent Bordeaux en 2e position dans le quatuor majeur de la traite française (Nantes y arrive en tête, avec 41% du trafic national et La Rochelle et Le Havre occupent, respectivement, les 3e et 4e position). Ensuite parce que ce sombre passé, resté longtemps tabou, est aujourd’hui encore un sujet – très – sensible dans une ville où l’idée d’un âge d’or du commerce Atlantique a longtemps été préférée à celle d’un essor économique basé sur l’esclavage.
D’ailleurs Karfa Diallo, le président de la Fondation du mémorial de la Traite des Noirs, n’en démord pas :
« Alain Juppé se refuse à traiter sérieusement la question de l’esclavage ».
Créée le 10 mai 2006, à l’Assemblée Nationale Française, sous la Présidence d’honneur de Patrick Chamoiseau, Noël Mamère, Roni Brauman et Françoise Vergés, cette fondation, installée à Bordeaux, se donne, notamment comme objectif, de « promouvoir un travail de mémoire serein et apaisé autour des héritages de la traite des noirs et de l’esclavage au niveau local, national et international ». Elle prolonge de fait l’action de l’association bordelaise DiversCités (créée en 1998 et dissoute en septembre 2010 par Karfa Diallo) qui avait été la première à demander que le passé négrier de Bordeaux fasse l’objet d’un véritable travail de mémoire, qu’il soit institutionnel ou scientifique.
Le chemin de la reconnaissance

Karfa Diallo, le président de la Fondation du mémorial de la traite des noirs (Aline Chambras/Rue89 Bordeaux)
Bien sûr, Karfa Diallo le reconnaît : les actions de Diverscités comme de la Fondation « ont été à l’origine de l’éveil de la conscience bordelaise » et ont permis des avancées comme l’inauguration en 2006 d’une plaque commémorative quai des Chartrons sur laquelle on peut lire :
« À la fin du XVIIe siècle, de ce lieu est parti le premier navire armé dans le port de Bordeaux pour la traite des Noirs. Plusieurs centaines d’expéditions s’ensuivirent jusqu’au XIXe siècle. La Ville de Bordeaux honore la mémoire des esclaves africains déportés aux Amériques au mépris de toute humanité ».
En 2009, c’est l’ouverture de salles dédiées à l’histoire de l’esclavage au Musée d’Aquitaine qui marque une nouvelle progression dans la reconnaissance officielle de ce passé. Des marchandises de traite, mais aussi des fers et des entraves sont ainsi exposés. On peut également y voir une gravure de 1796 montrant des marchands d’esclave à Gorée au Sénégal ; le journal de bord de Paul-Alexandre Brizard, commandant en second du « Patriote », armé par les frères Journu ou encore des vignettes consacrées aux moyens coercitifs pour « l’enlèvement des nègres ». Jusque-là, seul le « commerce avec les Antilles » était évoqué dans les salles réservées à l’époque Moderne…
Dans son discours prononcé lors de leur inauguration, Alain Juppé concède d’ailleurs que la création de ces nouvelles salles dénommées « Bordeaux, le commerce Atlantique et l’esclavage », « est le fruit d’un lent mûrissement » et reconnaît le rôle de la société civile :
« Pourquoi le cacher : évoquer, à Bordeaux, il y a 15 ans, la traite négrière et l’esclavage n’allait pas de soi. Certes des associations militaient avec persistance pour que notre ville regarde en face son passé de port négrier. Mais la société dans son ensemble demeurait indifférente, voire réticente. Pour faire évoluer les esprits, il a fallu du temps, de la pédagogie, du dialogue. »
Pourtant, le dialogue ne passe pas avec Karfa Diallo, qui reste amer.
Blocages et crispations
« La plaque apposée quai des Chartrons, en face de la Cité Mondiale, a été installée sur un parking. Pour la voir, il faut le savoir ».
Un peu comme le buste de Toussaint Louverture, installé à l’entrée du Jardin Botanique sur le quai de Queyries. Loin des chemins touristiques bordelais classiques, cette statue en l’honneur du père de l’indépendance haïtienne offerte, en 2005, par Haïti à la Ville de Bordeaux manque en effet quelque peu de visibilité.
Quant aux demandes concernant la débaptisation ou rebaptisation des rues portant des noms de négrier et la création d’un mémorial, formulées depuis 2009 par la Fondation, elles restent littéralement sans réponse aucune. Alors même que, interrogée à ce sujet, la Ville ne s’en cache pas : « pas question de débaptiser ou rebaptiser. La démarche serait trop complexe. Ni d’ériger un mémorial, celui inauguré à Nantes suffit », explique Maryvonne Fruauff, à la communication.
Certes, la campagne de « débaptisation » défendue par Karfa Diallo peut prêter à controverse : parmi les 22 rues citées par sa Fondation, nombreuses sont celles qui ne portent qu’un nom de famille. Sans prénom, difficile donc de savoir qui elles commémorent précisément. Évoquer ces noms de rues reviendrait alors à jeter l’opprobre sur des familles entières sans discernement.
Eric Saugera reproche d’ailleurs à Karfa Diallo des inexactitudes : la présence du cours Balguerie-Stuttenberg dans la liste des rues incriminées par la Fondation fait bondir l’historien.
« Pierre Balguerie-Stuttenberg a voulu armer un bateau pour la traite mais le bateau n’est jamais parti en raison d’un contexte politique très compliqué (Cent-Jours, notamment), il s’agit donc là de juger un homme sur une intention… »
Karfa Diallo répond que « s’il avait pu, Balguerie-Stuttenberg aurait fait partir son bateau »… Le débat, en effet, n’est pas simple. Mais pour Eric Saugéra, le principe d’une plaque explicative accolée au nom de rues – « dont on est sûr qu’elles font références à des armateurs négriers » – serait bien plus pédagogique. Un avis partagé par l’historien Jacques de Cauna, responsable de la chaire Haïti à Bordeaux comme par Daniel Voguet, avocat et président de l’association des descendants d’esclaves noirs et de leurs amis (ADEN).
Une histoire à écrire
Karfa Diallo l’avoue : conscient que la Ville ne rebaptisera pas ses rues, il se satisferait de plaques explicatives, mais doute que la Ville y concède. Cela nécessiterait une réelle volonté de faire toute la lumière sur le passé négrier de Bordeaux. Car, et c’est bien là que le bât blesse, si la question de la mémoire de l’esclavage est si malaisée à Bordeaux, c’est certainement parce que l’histoire de la traite bordelaise n’a jamais fait coulé beaucoup d’encre dans la sphère universitaire locale. Ce n’est d’ailleurs pas anodin si le premier livre de référence, en la matière, a été écrit par le Nantais, Eric Saugera…
Pour Hubert Bonin, auteur des « Tabous de Bordeaux » (éditions Le Festin, 2010) dans lequel il consacre un chapitre à Bordeaux et la traite des noirs, ce silence s’explique en partie par les accointances entre le milieu universitaire et « la bonne bourgeoise locale » : le premier ne voulant fâcher la seconde en dévoilant comment le négoce girondin a pu s’enrichir grâce à la traite.
Objectif : préserver l’image de marque de Bordeaux, celle de la « ville du Vin », pas celle d’une ville dont la fortune, notamment viticole, pourrait avoir été bâtie sur la traite. Comme c’est le cas, par exemple, de la famille Nairac dont le fils Elisée put, grâce à l’argent de la traite, acquérir, à la fin du XVIIIe siècle, un domaine viticole sur lequel il fit édifier le château qui porte son nom. Tandis que son frère, Pierre-Paul Nairac, se fit construire au cœur de Bordeaux un hôtel particulier, comme le détaille Eric Saugera dans son livre La traite des noirs en 30 questions (Geste éditions, 1998).
Jacques de Cauna réclame d’ailleurs depuis plusieurs années qu’un centre de recherches consacré à l’histoire de la traite et de l’esclavage soit ouvert à Bordeaux, « pour que des gens travaillent historiquement sur la question ».
« Il ne faut pas confondre histoire et mémoire. Le militantisme ne peut pas se passer de l’historien, il ne faut pas geler l’histoire dans un mémorial, il faut l’étudier », explique le professeur.
Mais pour l’instant, sa demande reste vaine.
Lepénisation et dieudonisation? Instrumentalisation et récupération?
Un sujet difficile, remarquablement traité dans cet article très complet.
L'inavoué de Le Pen, c'est la supériorité de la "civilisation blanche", qui a droit à toutes les excuses car on ne fait pas de "belles omelettes sans casser des oeufs".
Dieudonné instrumentalise les réticences qu'ont les Européens à reconnaître les crimes commis à partir du moment où ils ont mis le b..; un peu partout dans le monde (en gros à partir du quinzième siècle).
Il devrait donc être en totale opposition avec Le Pen.
Mais, pour montrer la mauvaise foi des "Blancs", il compare la place accordée à la dénonciation de la Shoah avec les difficultés qu'il y a eu à faire reconnaître les crimes esclavagistes... et de manière assez tordue, il s'en prend aux victimes de la Shoah.
Son antisémitisme forcené rejoint celui, "quasi-ontologique", de l'extrême droite.
Ce qui, nous donne l'occasion d'observer de curieux rassemblements, d'étranges convergences et de troublantes récupérations. qui en disent long sur la déliquescence de notre société. .
Ce n’est pas forcement tordu de mettre en parallèle la place qui est fait a une certaine mémoire et par rapport à l’autre. C’est un indicateur loin d’être inutile, on s’en rend compte au travers de cet article que je salut. Quant à l’habileté de le faire, tant que l’antisionisme sera considéré comme un racisme et un antisémitisme qui s’ignore (cf l’ensemble de la presse, même ici, et un des derniers discours de Valls) c’est tout bonnement hors d’atteinte pour le moment. Ca me sidère d’ailleurs. Le sionisme, c’est du gros nationalisme a tendance expansionniste bien lourd et bien gras avec en prime une dose de religion pour couronner et justifier le tout. Si tu aimes le peuple Juif, il me semble que tu peux être antisioniste, car c’est le sionisme qui va l’amener finalement à sa « perte », ou du moins à la dégradation des relations avec les partenaires historiques et a une mise au ban de la communauté internationale. Mais bon, chacun voit midi à sa porte.
Il n’y a pas de rassemblement que ceux qui ont été imposés par la force des choses. Ça en arrange beaucoup que personne ne se puisse se poser la question de l’antisionisme sans passion. Les origines de la convergence et « conversion » systématique de ce dernier vers l’antisémitisme sont en effet très troublantes, et on se posera la question de savoir à qui profite ce crime de pensée et comment perdure-t-il. Nous resterons cependant prudents sur ce que cela peut bien dire de la déliquescence de notre société. Parfois, seule la tradition – chose morte par définition – se cache derrière des modes de fonctionnement obsolète ou inadaptés. Et nous sommes tous les produits de nos traditions, anciennes ou plus récentes.
Je finirais sur une dernière question : A se faire traiter d’antisémite pendant 10 ans, fini-t-on par le devenir ?
Lors de la conférence mondiale contre le racisme à Durban en 2001, les revendications des associations africaines ou d'afro-descendants ont clairement exprimé cette volonté de vouloir ériger au rang de génocide la traite même si les 2 souffrances n'ont pas grand chose en commun. Le refus des occidentaux n'a fait qu'accroître la radicalité de certains groupes et a contribué un peu plus à l'essor d'une forme haineuse d'antisionisme.
M MUGABE, dirigeant "autoritaire" du Zimbabwe a d'ailleurs fait un discours contre le colonialisme européen et ses crimes qui lui a valu un triomphe, sous l'oeil un peu médusé quand même des observateurs occidentaux sur place, y compris de ceux issus du monde des ONG.
J'ai rédigé, il y a quelques années, un mémoire visant à comparer la France et la Grande-Bretagne dans leur façon de commémorer les traites et leurs abolitions... sujet passionnant et frustrant à la fois, surtout lorsqu'on se penche sur le cas de la réticence bordelaise. C'est rafraichissant de lire un article bien documenté sur le sujet!
Et oui, Bordeaux s'est développée -en partie- grâce à la traite des noirs...
Marie BOVÉ, La traite négrière bordelaise dans le regard des historiens bordelais, Université de Bordeaux III, 1999, 2 vols
Merci pour cet article bien documenté.
Même sur les articles sur le maire FHAINE qui refuse la commémoration pas un mot !
Dieudonné doit compter ses sous mais les autres ?
La confusion vient du fait que l'enrichissement de la ville provient surtout du commerce des denrées coloniales grâce à la position dominante du port de Bordeaux à l'époque et de ses gigantesques entrepôts sur les quais. C'est là que les marchands vont utiliser leurs réseaux avec des négociants ou des courtiers dans toute l'Europe pour réexpédier les marchandises.
Il est très surprenant que M KARFA DIALLO ne cherche pas à établir aussi les responsabilités sur le continent africain (les esclaves étaient vendus dans les comptoirs par des autochtones et non pas razziés par des Européens comme l'idéologie dominante va bientôt vouloir le faire croire) pour vraiment tout mettre sur la table dans cette horrible tragédie humaine.
Ne succombez pas à la tentation d'atténuer les crimes du colonialisme européen dont la traite négrière est un des plus scandaleux.
[la traite pratiquée par les Arabes et dans certains pays d'Afrique ne diminue en rien le scandale : les crimes des uns n'atténuent pas ceux des autres!)
L'emploi du mot tragédie n'est pas neutre : il laisse entendre que la déportation et la mise en esclavage des Africains pendant des siècles serait due à on ne sait quelle fatalité exonérant les Européens et les colons du Nouveau-monde de leur écrasante responsabilité.
Des autochtones fournissaient les esclaves aux négriers?Le plus souvent, oui. Mais tout système criminel ou d'exploitation a ses hommes de main, ses kapos, ses collaborateurs, ses sous-fifres ou ses sous-traitants. Les vrais responsables sont les organisateurs, les vrais profiteurs du système, les donneurs d'ordre;
Sujet sensible et bien traité.
Article bien informé qui a le courage de rappeler les accointances - déjà pointées par Hubert Bonin - entre le milieu universitaire et une certaine bourgeoisie locale.
Les ports négriers face à leur mémoire, politiques de la mémoire à Nantes, Bordeaux et Liverpool
http://www.dalloz-boutique.fr/les-ports-negriers-face-a-leur-histoire-volume-27.html
Un jour, peut-être, la raison aura le dernier mot et, alors, la mauvaise foi n'aura plus plus sa place.