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Charlie Hebdo : et maintenant, on fait quoi ?

Les attentats et la réaction du pays soulèvent de nombreuses questions sur l’avenir : liberté d’expression, terrorisme, Islam, éducation, dialogue interreligieux… Des responsables politiques, religieux et associatifs livrent leur vision à Rue89 Bordeaux.

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Charlie Hebdo : et maintenant, on fait quoi ?

15h, la place des Quinconces est noire de monde (Dominique Clère/Rue89 Bordeaux)
Dimanche 15h, la place des Quinconces est noire de monde (Dominique Clère/Rue89 Bordeaux)

C’est le jour d’après, et « il ne faut pas que l’élan retombe » a déclaré Alain Juppé ce lundi lors des vœux à la presse. « Cette marche des citoyens et des républicains, doit être une marche de tous les jours », abonde Sandrine Malet, présidente SOS Racisme Gironde.

L’ampleur du mouvement – plus de 1400000 manifestants à Bordeaux – étonne encore Fabienne Brugère, philosophe bordelaise spécialiste de l’éthique du « care », le souci des autres :

« Les citoyens ont défilé indépendamment des partis politiques, des syndicats ou des appartenances religieuses. Je n’avais notamment jamais vu une telle mobilisation, remarquable et silencieuse : les gens ont joué l’union et fait taire tous les désaccords. Cela marque le retour des Français et de la société dans la vie publique. »

Pour quoi faire ? Dans un premier temps, la priorité affichée par les politiques, c’est le renforcement de la sécurité contre les terroristes. Mais les responsables associatifs et religieux girondins, tout comme Alain Juppé, concordent sur les chantiers à mener en urgence, tant aux niveaux national que local : l’éducation, en particulier à la liberté d’expression et au blasphème, l’organisation de l’Islam, le dialogue inter religions.

Lutte contre le terrorisme : « Protéger sans être liberticide »

« La tâche qui nous attend c’est de renforcer tous les moyens dont nous disposons – législatif, réglementaires… – pour parvenir à identifier, démanteler et punir les réseaux terroristes qui prospèrent », déclare Alain Juppé.

L’ex Premier ministre souhaite par exemple pouvoir mieux repérer les Français partis faire le Djihad en Syrie, et « les arrêter ou les refouler s’ils se sont mis en contradiction avec la loi ». Alain Juppé veut durcir la récente loi Cazeneuve, même si celle-ci n’est pas encore appliquée, et surtout « améliorer la coopération avec les grands services de renseignement des autre pays, qui n’a sans doute pas fonctionné ».

« Il faudra protéger sans être liberticide », poursuit le maire de Bordeaux.

Pas de Patriot Act

Contrairement à d’autres responsables de l’UMP, comme Valérie Pécresse, il ne parle pas de « Patriot Act » à la française, de mesures d’exception contre le terrorisme comme celles qui, aux Etats-Unis, ont abouti au scandale de Guantanamo.

L’hypothèse d’un renforcement de l’arsenal sécuritaire inquiète la philosophe Fabienne Brugère :

« Des limites à la liberté d’expression pourraient être posées sur Internet et ailleurs dans le cadre d’une lutte légitime contre les appels au terrorisme, pour mieux contrôler les données, les circulations. Il faudra veiller à ce que la lutte contre les terroristes n’aille pas à l’encontre des libertés, et qu’en même temps, on puisse protéger les Français. »

Jean-Paul Guicheney, de la Ligue des Droits de l’Homme, est plus catégorique encore :

« La classe politique doit intégrer le caractère exceptionnel de ce qui s’est passé et ne pas se contenter, comme on l’entend déjà, d’un discours purement sécuritaire. Ce serait une erreur. La sécurité est certainement importante, puisque la menace est réelle. Mais il y a déjà toute un série de lois et des moyens qui existent et qu’il faut tout simplement appliquer. »

Au nom de la sécurité, faut-il par ailleurs restreindre davantage encore l’accès au territoire français pour les immigrés ? C’est le raccourci opéré ce lundi par Nicolas Sarkozy, selon lequel « l’immigration complique les choses ». Alain Juppé, candidat à la primaire à la droite, s’en est démarqué   :

« Il n’y a pas de lien direct entre ce qui s’est passé et la grande difficulté à maîtriser les flux migratoires », estime le candidat à la primaire à droite, qui souhaite néanmoins réformer Schengen et réguler l’immigration économique par un système de quota.

Alain Juppé lors de ses voeux à la presse (SB/Rue89 Bordeaux)
Alain Juppé lors de ses vœux à la presse (SB/Rue89 Bordeaux)

Rapprocher juifs et musulmans : « Le dialogue permet la tranquillité »

Avec quatre personnes tuées lors de la prise d’otage de l’Hyper Cacher à Paris, la communauté juive a été durement touchée par cette semaine sanglante.

Pour Alain Juppé, la responsabilité de la France, c’est de « garantir la sécurité des juifs de France, et se montrer inflexible dans le traitement de l’antisémitisme ». Car « si ce mouvement de départ des juifs vers Israël s’amplifie, ce serait un terrible échec pour la République ».

Le maire de Bordeaux indique donc que la vigilance sera accrue, en particulier pour surveiller des sites sensibles (lieux de cultes, établissements scolaires). Il veut en outre éviter « que certains secteurs deviennent des zones de non droit », annonçant notamment son souhait de réunir à Bacalan, le conseil local de sécurité et de prévention de la délinquance.

Situation anxyogène

Albert Roche, président du Crif Bordeaux Aquitaine (conseil représentatifs des institutions juives de France), est dubitatif :

« A part la situation anxiogène que peut créer la protection des écoles et des lieux de culte, il sera concrètement difficile d’appliquer de telles mesures. »

Il plaide d’abord pour un approfondissement du dialogue inter religieux, et Bordeaux peut selon lui être un modèle en la matière :

« Je reviens de Paris et je peux témoigner, au lendemain des manifestations de solidarité et d’union, que la communauté juive a toujours peur, son inquiétude est maximale. Nous avons une chance inestimable à Bordeaux : le dialogue entre les confessions existe, ce qui n’est pas le cas partout, et permet la tranquillité. Nous nous connaissons tous et nous étudions régulièrement des solutions pour anticiper la discorde. L’Amitié judéo-musulmane est pour nous l’occasion de réaliser cela. Pour le dixième anniversaire de cette entente, on prépare une manifestation de grande ampleur, début juin 2015, à laquelle nous allons convier d’autres régions pour transmettre notre expérience dans le dialogue inter-confessions. »

Alain Juppé veut quant à lui « activer au maximum Bordeaux Partages », structure inter confessionnelle informelle créée à l’initiative de la Ville, et à l’origine de la marche silencieuse, vendredi dernier.

Réformer l’Islam de France : « Des écoles pour les imams »

A travers elle, le maire espère pouvoir « accompagner la communauté musulmane dans le combat qu’elle doit mener contre le fondamentalisme. Je suis persuadé qu’il y a de la place pour un Islam des Lumières, respectueux des valeurs républicaines ».

Que faut-il changer dans l’Islam de France ? Pour Albert Roche,  le Conseil français du culte musulman (CFCM) « doit s’organiser pour prendre en main tous les musulmans de France. Il y a encore des imams qui ont des prêches douteux. L’Islam de France doit prendre des mesures comme par exemple la création d’une école pour les imams – ce qui était en projet à Bordeaux – qui permettra de les encadrer dès leur formation ».

Discours anachroniques et inquiétants

Salué de toutes parts pour ses positions sans détours, le recteur de la mosquée de Bordeaux Tareq Oubrou, rejoint Albert Roche :

« Le CFCM gère le culte de manière politique et administrative. Il ne s’occupe pas de l’éducation des enfants et des discours des imams. Certains dirigeants musulmans tiennent des discours anachroniques. Et il y a des imams qui tiennent des discours inquiétants. Certaines mosquées les recrutent sur internet, ils viennent souvent de l’étranger et ne parlent même pas le français. Or, Il faut des imams qui soient capables de parler de l’Islam de manière citoyenne et que les jeunes se reconnaissent dans leurs discours. »

La philosophe bordelaise Fabienne Brugère (DR)
La philosophe bordelaise Fabienne Brugère (DR)

Réformer le CFCM ne suffira pas, relève toutefois la philosophe bordelaise Fabienne Brugère :

« Ce qui est très compliqué, c’est de savoir comment faire avec les populations qui ne se rangent pas dans ces instances, comment faire aussi avec toutes les manifestations haineuses, contre les juifs ou contre les musulmans. Tout comme il n’y a pas de communauté athée, il n’y a pas une mais plusieurs communautés musulmanes, et certains musulmans ne se reconnaissent pas dans leurs institutions. Certains d’entre eux ont parfois rompu tout rapport positif à la France. Comment faire pour que ces personnes puissent s’intégrer plutôt que se désintégrer, qu’elles soient du côté de l’acceptation du vivre ensemble plutôt que de la haine ? »

Les ghettos et les prisons : « Des terreaux d’embrigadement »

Nos interlocuteurs dénoncent deux ferments du fanatisme en France : les ghettos urbains et les prisons.

« Même si la situation dans les banlieues de Bordeaux est moins grave qu’ailleurs, il n’y a pas pour autant aucun problème ni aucune ségrégation, estime Fabienne Brugère. Quand une population arrive à faire correspondre une identité religieuse à son territoire, et que s’ajoute de la pauvreté, il devient compliqué pour d’autres communautés de s’y installer, et on retombe sur le problème de la mixité sociale… »

Pour Jean-Paul Guicheney, de la LDH Gironde, « les initiatives sociales et politiques doivent réinvestir certains quartiers. Là où elles existent déjà, il faut les renforcer. Beaucoup de politiques en place creusent des écarts entre certaines populations, surtout par rapport à l’accès à l’emploi ».

Situation explosive

Or, poursuit Jean-Paul Guicheney, « les gens en manque de repères, ou en perte totale d’identité, rencontrent un Islam dans sa pire version, notamment dans les prisons. Quand on sait que les prisons sont surpeuplées (170% à Gradignan), la situation est explosive. C’est un terreau pour tous ceux qui veulent faire passer des idées d’embrigadement. »

« Alors que l’Islam est la religion dominante en milieu carcéral, les autorités musulmanes en France manquent de moyens pour former et mettre en place des aumôniers musulmans, affirme Tareq Oubrou. Il faut une décision politique pour débloquer des subventions et permettre à des aumôniers musulmans d’installer un encadrement. Sinon, les prisonniers musulmans sont laissés aux idéologies haineuses qui foisonnent dans les prisons. »

Education : « Pour une formation à la liberté d’expression »

Alain Juppé comme les personnalités interrogées par Rue89 Bordeaux mettent tous ce sujet en tête des priorités.

Préoccupé par la réticence des élèves dans certains établissements à respecter la minute de silence en hommage aux « blasphémateurs » de Charlie Hebdo, le maire de Bordeaux veut « soutenir les enseignants ». Il compte se « rapprocher de l’académie pour voir comment mener le combat des idées ».

« Ce qui est au cœur des évènements dramatiques passés, c’est la question de la liberté d’expression et de ses limites, analyse Fabienne Brugère. Qu’est ce qu’une expression ? Il est évident qu’une caricature en est une et qu’une insulte proférée dans la rue contre quelqu’un, c’est autre chose. Il me paraît fondamental de réaffirmer cet idéal venu des Lumières, comme faisant partie de notre imaginaire national, européen, voire mondial. Les communautés religieuses doivent montrer qu’elles acceptent cette liberté, qui peut passer par l’humour, le rire. Mais on a sûrement également besoin d’une formation à la liberté d’expression dans les écoles, les collèges et les lycées. »

Pour Sandrine Malet, présidente de SOS Racisme Gironde, il faut que le blasphème redevienne tendance :

« On parle de rédiger des chartes de bonne conduite ou d’éthique, qu’elles intègre alors le droit au blasphème, autorisé dans notre République. Et usons le ! La satire interroge, remet en question, critique et cherche à faire rire. Elle est un genre littéraire qui a traversé bien des époques. »

Mais qui s’use si on ne s’en sert pas…

Perversion psychologique

Un autre aspect pourrait faire débat dans les prochains jours : le maire de Bordeaux a évoqué l’enseignement du fait religieux à l’école, qui permettrait selon lui de « remettre dans une perspective historique » les croyances.

Une idée qui risque de faire bondir les tenants de la laïcité, mais que partage Tareq Oubrou :

« Un changement de paradigme éducatif est nécessaire qui prend en compte les différents éléments religieux dans la transmission du savoir, surtout dans les milieux fragiles psychologiquement et socialement. Ça concerne aussi les Français qui se convertissent à l’Islam pour devenir jihadistes. Ils sont en réalité dans une idéologie de contestation, d’opposition à la France et à l’Occident. C’est une perversion psychologique. »


#Alain Juppé

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