C’était un soir d’hiver dégoulinant. Sur le brasero improvisé grillaient des saucisses au son d’un rock crade. Des gars à capuches et bonnets devisaient autour de sandwichs grillades, visages éclairés par la seule lueur des braises. Dans l’entrebâillement de la porte du hangar taggée Bmx Bandits, les adhérents ridaient les rampes faites maison.
La scène nocturne semblait comme un miroir underground du Darwin de lumière d’en face. Saucisses à partager à l’arrache versus restaurant locavore de bon goût. Une contradiction ? Non, un concept qui existe depuis les premières heures darwiniennes.
Les millions et la récup’
Ce qui s’appelle aujourd’hui l’écosystème Darwin, projet à 20 millions d’euros, a toujours coexisté avec les cultures urbaines alternatives. C’est même l’ADN du projet, rappelle Philippe Barre co-fondateur et à la tête du groupe Evolution, qui, au moment où on l’appelle, est en train de déblayer le hangar BMX avec les Bandits :
« Dans la partie rénovée, qui est notre propriété, il y a du business, des opérations commerciales, des gens qui travaillent dans les bureaux, des entreprises. Face à ça, des associations sportives et culturelles à but non lucratif se développent dans les hangars et dépôts. Le fond de dotation de Darwin paye le loyer, l’eau, l’électricité, l’assurance. »
La cohabitation est assumée, revendiquée. Les Darwiniens y gagnent une ambiance cool et underground, les associations, une protection bienveillante et une visibilité auprès des promeneurs en goguette du week-end et des élus de tous bords que le lieu aimante particulièrement.
Une protection temporaire
Grâce à des Autorisations d’occupation temporaires avec la Métropole, et contre un loyer minimum, Darwin laisse ces assos grandir et se développer. Mais le long terme n’existe pas :
« Nous n’avons aucune garantie de pérennité, reconnait Philippe Barre. Les AOT ont été repoussés d’année en année. Le plus loin qu’on puisse voir, c’est décembre prochain. »
Maxence Oddone, président des BMX Bandits qui occupent le hangar à l’entrée depuis juillet 2013, ajoute :
« La culture skate et BMX a l’habitude de squatter ce type d’endroits. D’habitude ça tient quelques mois. Ici ça fait deux ans »
« Sans Darwin on serait encore sur les quais », assure Rob Laurence, président et fondateur des Bike Polo Bordeaux. Il se souvient du premier été à zoner sur le chantier des casernes Niel, en 2011. Au même moment se monte le skatepark, sans autorisation, dans cette logique de « transgression positive », mantra de Philippe Barre, également ancien skateur.
Les pionniers bordelais du Bike Polo jouent d’abord à ciel ouvert, sous les squelettes des charpentes de hangars sans toiture, là où Brad Pitt a longtemps veillé sur leurs joutes. Puis, avec l’aide de l’asso la 58e, qui chapeaute à l’époque les cultures urbaines darwiniennes, ils s’installent deux hangars plus loin, où il y a un toit. Ils déblaient, montent un bar en palettes, construisent un terrain, et installent il y a peu des néons.
L’autogestion comme devise
Petit à petit, le béton délabré prend la forme d’un terrain « presque aux normes » qu’ils partagent désormais avec les filles du Roller Derby Bordeaux Club dès 2012, puis les S.T.Y.X (Roller Derby hommes) et le BMX flat (version acrobatique). Ils se partagent la semaine pour les entrainements. Et se retrouvent le dimanche tous ensemble pour les travaux d’entretien.
« On partage cette idée d’un sport auto-géré, autonome, qui développe un esprit de communauté avant tout, et qui est en pleine évolution. »
Le toit fuit par endroits, l’hiver il y fait froid. Mais la liberté est totale. Les RDBC le savent bien, elles qui s’entrainent aussi encore le rink des quais de Saint-Michel et à Colette Besson à Bordeaux Lac.
« Ici il n’y a pas de gardien, pas d’horaires. On joue jusqu’à minuit si on veut », explique Lilith, une joueuse de l’asso.
Une autonomie qui correspond bien à un sport dont la devise est « par les joueuses, pour les joueuses », rappelle Belle Zébuth, coach et fondatrice des RDBC. « C’est un sport de femmes pas girly. Un sport qui rejette les chefs, le fric, les cadres. » Et qui est pratique à 90% par des femmes.
A voir la bande de filles qui pratiquent ce sport physique et collectif, avec casques, genouillères, on se dit qu’elle n’a pas forcément tort. Sur leurs rollers quads, elles filent droit, ne craignent ni les contacts ni la vitesse. Elles sont aujourd’hui 70 :
« On recrute tous les six mois, y compris des filles qui n’ont jamais patiné. »
Heureuses d’avoir trouvé ce hangar co-squatté pour lequel elles ne paient rien, les joueuses le seraient plus encore si elles pouvaient y organiser des tournois. Mais, à Darwin, le terrain est trop petit. Et les municipalités de l’agglo refusent de leur prêter des salles pour les matchs, deux à trois par an :
« On a été la première ligue créée en France, mais on est aujourd’hui la seule à ne pas pouvoir organiser de matchs ! »
Un avenir en suspens
Tous savent que ce squat toléré et encadré par Darwin ne durera pas longtemps. Les BMX Bandits sont les premiers à devoir quitter leur hangar, aménagé en deux mois à l’été 2013. Darwin a gagné l’appel à projets des Magasins Généreux et la charpente métallique donne des signes de faiblesse. Les BMX doivent faire de la place petit à petit, pour emménager définitivement avec les skaters dans le Hangar Darwin dans les « deux à trois mois à venir » selon Philippe Barre.
« On devrait avoir la moitié de l’espace dédié à notre pratique », explique Maxence qui est actuellement en pourparlers avec la Brigade, association gestionnaire du skatepark. Alaric, un adhérent, s’inquiète que les Bandits perdent un peu de leur âme avec le déménagement :
« On a d’autres manières de faire, il faut faire attention à ne pas se laisser dicter les choses. Ici 100% des gens de l’asso, sont des gens qui roulent. Ce qui n’est plus le cas au skatepark. »
C’est que le skatepark – 3800 adhérents au compteur – a changé de statut depuis qu’en 2013, la mairie a subventionné 150 000 euros de travaux pour le mettre aux normes électriques et de sécurité et que le fonds de dotation de Darwin y a injecté 230 000€. Il s’est officialisé, et Darwin y a planté, plus qu’ailleurs, sa marque, à coups de drapeaux et d’outils de communication. Maxence reste zen, sûr que tout va bien se passer.
Et à long terme ?
« On ne sait pas. On ne sait même pas si le skatepark sera toujours là dans deux ans. »
Les Roller Derby et le Bike Polo pensent à s’organiser. Rob et Belle Zébuth parlent d’un même élan :
« On sait bien qu’on ne sera plus là dans deux ou trois ans. On commence à parler de faire du lobbyying pour que la mairie nous trouve quelque chose. Ce sont des sports qui sont en pleine expansion. Ce serait dommage de passer à côté. »
Le projet de la ZAC Bastide-Niel va se lancer, sans savoir quelle place sera réservée à ces sports-là. Sur les plans, rien n’est prévu en tout cas. Un atout ?
« Pour l’heure c’est un masterplan urbain, avec des destinations, mais sans acteurs, note Philippe Barre. Rien n’est décidé. Nous, on propose un projet installé, avec des acteurs qui créent du lien et du sens. Et qui ne coûte pas cher à la collectivité. »
Il sait bien que Darwin sans ce versant désintéressé, sans ces hangars taggés, ces friches à ciel ouvert, ne sera plus vraiment le même. « Notre volonté, c’est de ne pas tout lisser, bien au contraire. » Reste à convaincre les acteurs de la ZAC et les collectivités.
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