« Pas la peine de valider, après 20h, il n’y a jamais de contrôleurs. »
Le conseil, lancé par un jeune à l’entrée de la liane 4, se veut sympathique. Et si l’assertion n’est pas tout à fait exacte, elle n’est cependant pas loin de la réalité. Car avec seulement deux équipes opérant en soirée sur l’ensemble du réseau (bus et tramway), la probabilité de se retrouver dans les mailles du filet est quasi nulle. Et cette carence de contrôleurs le soir est un fait bien connu de l’usager du réseau Tbc (tram et bus de la CUB). Sur internet, il suffit de cliquer pour trouver de nombreux forums y faisant allusion.
D’ailleurs tout le long du périple, brinquebalée dans le bus qui sillonne Bordeaux du nord au sud, jusqu’à Pessac, aucun contrôleur ne nous demande de présenter un titre de transport. Et l’heure tardive n’est pas la seule explication : en 5 ans à Bordeaux, votre serviteur s’est souvent demandée si dans les bus, les contrôleurs n’étaient pas une espèce en voie de disparition. Marie-Christine, ma voisine de siège ne dément pas :
« Je prends la liane 4 tous les matins à 7h30 depuis 20 ans, je n’ai jamais vu de contrôle, alors que les gens fraudent ça ne m’étonne pas, tout le monde connaît les horaires où l’on ne risque rien », détaille la sexagénaire avant de préciser qu’elle a toujours voyagé en règle.
Ce n’est pas le cas de Florence :
« Les contrôleurs, tout le monde sait quand on risque de les croiser : aux heures de pointe ou en soirée, on ne les voit jamais. Et le reste du temps, pas beaucoup. Cela revient moins cher de prendre une amende de temps en temps qu’un abonnement. »
Le calcul risque-bénéfice est vite fait : en payant dans les 72 heures, l’infraction revient à 51,50 euros. Pour un abonnement à l’année, les tarifs vont de 210 euros pour les moins de 28 ans à 420 euros pour les 28-60 ans, en passant par un pass senior réservé aux plus de 60 ans d’un montant de 315 euros.
Fraudeurs tous profils
En cette fin de journée, Florence n’est pas la seule à ne pas valider en entrant dans la liane. A l’arrêt suivant, une jeune femme, un père avec ses deux enfants ou une dame âgée, passent, l’air de rien, devant le chauffeur et les bornes de validation sans dégainer le moindre titre de transport. La première plaide l’absence de monnaie pour s’acheter un ticket. Le second sourit :
« Je ne prends jamais de tickets. Je n’ai jamais été contrôlé. »
Et la troisième préfère secouer la tête et lever les yeux au ciel plutôt que de donner une explication à son geste.
« Pour la fraude, il n’y a pas de profil type, explique une conductrice rencontrée place Gambetta, et comme les contrôleurs ne sont pas légion, je peux vous dire que la fraude se porte bien. En soirée, notamment sur les lianes assurant les sorties de boîte de nuit aux abords des quais de Paludate, je pense que la fraude atteint les 40%. »
Un collègue qui vient de finir son service, renchérit :
« Je travaille depuis 10 ans comme chauffeur de bus, la fraude le soir, la nuit ou tôt le matin, ce ne sont pas des légendes urbaines. Et sur certaines lignes, on est bien au-dessus des 10% de fraudeurs dont parle la direction. »
De 10% à 55% de fraudeurs
Pour Jacques Dubos, président de Trans’Cub, une association de citoyens, « le taux de fraude est minoré dans les statistiques données par Keolis ».
L’enquête commandée en 2011 à l’institut OpinionWay par le groupe Keolis, opérateur du réseau Tbc, l’atteste : cette étude montre notamment que, si l’on estime le taux de fraude sur les réseaux de transports urbains à environ 10%, cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y a que 10% de fraudeurs parmi les voyageurs.
Car, si, dans un premier temps, 20% des 2 000 personnes interrogées ont déclaré frauder, trois mois après, lors d’entretiens en face à face, 55% ont reconnu qu’il leur arrivait de ne pas payer leur titre de transport. Parmi elles figuraient aussi bien des hommes que des femmes, des jeunes que des seniors. Et toutes les classes sociales étaient représentées.
La fraude est pourtant un cheval de bataille pour TBC, qui y perdrait « près de 7 millions d’euros par an », selon le service de communication de Keolis. « Ce coût, assumé par la collectivité et le citoyen, doit baisser », martèle-t-on chez l’opérateur.
« Lors de la renouvellement de leur contrat de délégation de service public, Keolis s’est engagé à ce que le taux de fraude ne dépasse pas les 9,5% en 2015 (il était de 10,2% en 2014) et atteigne les 7% en 2022, explique Christophe Duprat, maire de Saint-Aubin-de-Médoc et vice-président de la Métropole en charge des transports et du stationnement. Si ce chiffre est respecté, la société aura droit à un bonus financier, sinon elle devra payer des pénalités à la Métropole. »
« Pas aux chauffeurs de faire la police »
Dans les bus, la direction de Keolis a décidé de mettre les chauffeurs à contribution, via la mise en place de la VEE (pour validation encouragée à l’entrée), alors que le taux de fraude y est moindre que dans les tramways (9.60 % contre 11.6%).
« Ce n’est pas sérieux, ce n’est pas aux chauffeurs de faire la police, ils n’ont qu’à embaucher des contrôleurs. »
Jeanine, octogénaire alerte, ne comprend pas cette histoire de VEE. Et elle n’est pas la seule. Dans la liane 4, qui figure parmi les 3 lignes, avec la 1 et la 16, sur lesquelles la VEE est mise en place depuis le début de l’année avant la généralisation prévue pour septembre sur l’ensemble du réseau de bus, tous les passagers interrogés sont sceptiques :
« Les chauffeurs n’ont pas à s’occuper de la validation, ils ont autre chose à faire et puis ils s’exposent à des réactions agressives », estime Yves.
« Je n’ai encore jamais vu un chauffeur me demander de valider », s’étonne une habituée.
« Lâcher-prise »
Et pour cause, les chauffeurs, dans leur grande majorité, refuse d’appliquer la mesure, qu’ils jugent dangereuse et discriminatoire. Ils étaient ainsi 54% à faire grève le 2 mars pour demander sa suppression.
« La direction nous dit de faire selon notre ressenti, de ne pas nous mettre en danger, ils parlent de “lâcher-prise”. En gros, si on ne sent pas la personne, on ne lui demande pas, si on pense que ça va bien se passer, on l’encourage à valider… En somme la direction nous demande d’agir à la tête du client, c’est n’importe quoi ! Comment va réagir un passager à qui je demande d’être en règle, s’il voit que je ne dis rien à la personne suivante sous prétexte qu’elle pourrait se montrer récalcitrante », s’énerve un chauffeur.
Un collègue renchérit :
« Je suis conducteur pas receveur, et entre les embouteillages, la circulation, j’ai autre chose à faire que de demander aux passagers de valider. Je me fais déjà insulter pour des broutilles, c’est pas la peine d’en rajouter. Et puis je n’ai aucun moyen de verbaliser, donc la personne qui ne souhaite pas valider, et bien ce n’est pas parce que je l’y encourage qu’elle le fera… »
Mais Keolis revendique de son côté une « démarche concertée avec les salariés et leurs représentants » qui aurait permis de « faire augmenter le taux de validation de 15% en janvier sur les 3 lignes concernées ».
« Le libre arbitre et le bon sens du chauffeur est respecté : il n’est pas tenu à inciter à la validation s’il estime que c’est dangereux. Il ne s’agit pas de confondre cette démarche avec un contrôle, jamais les chauffeurs ne dresseront de procès-verbal. »
« Rééducation »
Il n’empêche, le discours passe mal du côté de l’intersyndicale.
« On nous dit que nous devons rééduquer la population, explique un responsable syndical, et que nous encourons des sanctions si nous n’appliquons pas la VEE. »
Une lettre cosignée par ces trois syndicats a d’ailleurs été envoyée, le 16 mars dernier, à Alain Juppé, président de la Métropole pour tenter de trouver une sortie. Dans sa réponse envoyée aux syndicats le 1er avril, l’édile affirme prendre en compte les arguments des conducteurs et les invite à une réunion dont la date n’a pas encore été fixée.
« On devait se mettre en grève le 10 avril et s’inviter au conseil de CUB, on a décidé d’annuler, en attendant de voir, commente un chauffeur syndiqué à la CGT. Mais on a bien l’impression que tout ça ne sert qu’à noyer le poisson. S’ils veulent vraiment lutter contre la fraude, la première chose à faire est d’embaucher des contrôleurs, mais aussi de faire en sorte que les bornes de validation fonctionnent correctement ce qui n’est malheureusement pas toujours le cas. »
Une lutte anti-fraude en demi-teinte
Un avis que partage Christian Broucaret, le président de la Fédération nationale des usagers des transports Aquitaine, bien qu’il ne soit pas opposé à la VEE :
« Nous avons dit à Keolis qu’il fallait développer les contrôles sur le réseau. Et faire en sorte que les valideurs fonctionnent. »
Pour ce qui est des contrôleurs, la direction de Keolis aurait promis l’arrivée d’une équipe supplémentaires pour mai 2015 – ils sont actuellement environ 80, soit une trentaine à opérer par équipe de 3 ou 5 chaque jour sur les 68 lignes de bus et de tramway que compte la Métropole.
Les chauffeurs souhaitent une extension de la VSE, pour validation systématique à l’entrée, mise en place il y a trois ans et qui se pratiquant en binôme (un chauffeur détaché de son service et un agent de maîtrise assermenté) : à la montée, l’usager incivique est incité à valider par les deux compères qui peuvent aller jusqu’à la verbalisation s’il y a refus d’obtempérer.
Selon les syndicats CGT, CFDT et CFTC, cette mesure a montré son efficacité : depuis sa mise en place, les validations auraient « remontées ». Pourtant la direction ne souhaiterait pas la développer. Il faut dire que la VSE, à l’inverse de la VEE a un coût (de l’ordre de 450 000 euros en 2014, selon la CGT)…
« Le choix de la VEE est une solution à moindre coût pour Keolis », note Jacques Dubos de Trans’Cub.
L’augmentation des prix des billets permettra peut-être un jour de dégager des moyens pour la VSE. Ou au contraire d’accélérer le phénomène de la fraude.
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