L’hôtel de région a ce jeudi matin des airs de Fort Alamo. A l’intérieur, 250 personnes, tout le gratin économique, est réuni autour des présidents des deux régions concernées par le GPSO (grand projet ferroviaire du Sud Ouest), Alain Rousset pour l’Aquitaine et Martin Malvy pour Midi-Pyrénées. Dehors les anti-LGV manifestent leur hostilité à la LGV.
Rarement dossier aura autant clivé une région que ces projets de ligne à grande vitesse Bordeaux-Toulouse et Bordeaux-Dax. Soutenu par les grands élus et les décideurs économiques, il est rejeté par un courant d’opinion qui dépasse largement le seul milieu écologiste pour rassembler jusqu’aux élus des communes impactées par le tracé.
Les seconds se sentent confortés par l’avis défavorable rendu en avril par la commission d’enquête publique, qui jugeait « l’intérêt économique modeste au plan régional, faible au plan national » et le « projet peu pertinent compte tenu de la hauteur de l’investissement et du service supposé ».
Mais les premiers mènent un intense lobbying en faveur du projet GPSO. « L’Aquitaine peut-elle rester en dehors du progrès ? » demande Alain Rousset. Lequel réaffirme à la fois la nécessité économique de la LGV mais aussi – contestant le rapport critique de la Cour des comptes sur la LGV – sa rentabilité.
Denise Cassou, porte-parole de la Coordination Vigilance LGV en Gironde, estime que qu’ « Alain Rousset appelle à piétiner la démocratie, à piétiner l’avis de la commission d’enquête publique et met en place toutes ses relations pour imposer ce projet démesuré et inacceptable ».
« Une nécessité économique »
Le président de la région Aquitaine doit rencontrer – pour la deuxième fois en deux mois – le secrétaire d’Etat en charge des transports Alain Vidalies le 7 juin prochain. Il demande notamment que la commission d’enquête « fasse une tierce expertise » sur le coût du projet – 9 milliards d’euros, pour lesquels ses défenseurs n’avancent pas de proposition précise de financement, hormis celle d’un emprunt de longue durée.
Ils considèrent néanmoins que le GPSO est une nécessité économique pour un bassin de population de 2 millions d’habitants.
« Les centres d’affaires de Toulouse, Dax, Pau, Bayonne et bien sûr Bordeaux vont se développer si la LGV se fait, assure André Delpont, expert économique du pôle Euratlantique. La cible de la LGV, c’est le bassin d’emplois des cadres. Bordeaux et Toulouse ont la chance d’être les deux villes les plus attractives pour les jeunes cerveaux de 25-40 ans. On est parmi les plus avancés en termes d’innovation. Le problème, c’est que ces cadres vivent en couple et veulent évidemment un emploi pour le conjoint. Si le TGV nous relie demain en une heure, ils pourront travailler dans des villes différentes. C’est par exemple le cas de Lille et Bruxelles, qui sont avec le TGV à 45 minutes l’une de l’autre. »
Autre argument mis en avant par ce pro-LGV : la grande vitesse dopera l‘économie de l’innovation en favorisant les échanges :
« L’innovation naît de rencontres improbables, entre 6h et 22h : un club se réunit, on se retrouve autour d’une dégustation de vins… C’est là que le TGV est important : grâce à une desserte TGV, vous pouvez aller à un rendez-vous à Pau et rentrer sur Bordeaux le soir. »
Pour André Delpont, les villes moyennes situées sur le trajet ont commencé à anticiper l’arrivée de la LGV et travaillent à des projets de développement local. Ainsi Libourne souhaite construire un quartier résidentiel pour les cadres travaillant à Bordeaux… avec un prix au mètre carré très inférieur à celui pratiqué aux Chartrons.
Pas d’effet « baguette magique »
« Pour en tirer bénéfice, il est nécessaire d’anticiper l’arrivée de la LGV, avertit une source proche du dossier. Vous n’allez pas à un endroit parce que vous avez le TGV ; vous y allez parce qu’il y a de l’activité économique, de l’offre touristique. Il n’y a pas d’effet “baguette magique”. Et parfois, il est plus intéressant d’avoir un TER qu’un TGV. Par exemple en Bretagne, vous irez plus vite avec un TER ! »
Pour le député socialise du sud Gironde Gilles Savary, si l’impact économique de la LGV sera bien réel sur Bordeaux, il est plus que contestable sur les villes au sud de la région.
« L’impact du TGV sur Euratlantique ne sera pas automatique, toutefois on peut imaginer que la LGV ait un sens sur Tours-Bordeaux. Mais vers Toulouse et Bayonne, le raisonnement ne tient pas la route : ces villes sont au-delà des deux heures de Paris-centre et là, la concurrence de l’aérien est beaucoup plus pertinente. Surtout, si on fait Toulouse-Bordeaux, il faudra que le TGV ne s’arrête pas à Bordeaux pour que ce soit rentable pour Toulouse ! Or, pour vendre le TGV, on a promis une gare à Montauban, et à Agen. Si on fait un TGV qui s’arrête à Montauban, à Agen, Libourne, Bordeaux, Poitiers et Tours, on est très loin du temps de parcours aérien. »
Etienne Tête, avocat, conseiller régional EELV en Rhône-Alpes et spécialiste du dossier des transports, est encore plus dubitatif.
« L’expérience que j’ai des développements économiques locaux, c’est que souvent on déplace les emplois. C’est le cas d’Euratlantique à Bordeaux : ce n’est pas du développement économique, qui consiste à créer des emplois nouveaux. Par ailleurs, l’expérience montre depuis les années 90 et le rapport de Dominique Bureau (ingénieur général des Ponts, des eaux et Forêts, délégué général du Conseil économique pour le développement durable CEDD, NDLR) que, quand on relie deux villes par une liaison rapide, c’est la petite qui se vide pour la grande et non la grande qui remplit la petite. On déplace des emplois, mais on n’en crée pas forcément. Et je ne vois pas en quoi des gens se déplaçant un peu plus vite d’un endroit à l’autre génèrerait du développement économique pour les entreprises. Et si le billet de TGV vaut beaucoup plus cher, vont-elles y gagner ? D’autant que les compagnies low-cost se positionnent pour concurrencer le TGV entre Paris, Bordeaux et Toulouse. »
Le mauvais exemple lyonnais
Pour ce spécialiste des transports, le danger est surtout de voir les villes moyennes se vider de leurs forces vives, surtout si les dessertes TGV ne sont pas au rendez-vous.
« La ligne Paris-Lyon-Marseille est l’exemple type : avec la LGV, Saint-Etienne a été dans une déconfiture économique ; elle s’est vidée vers Lyon et Lyon vers Paris, si vous regardez l’évolution de la population sur 30 ans. Le plus gros l’emporte sur le plus petit. L’effet sur les villes où il n’y a pas de gare : c’est l’effondrement ; c’est le cas de Dijon. »
Pour Etienne Tête comme pour Gilles Savary, c’est le modèle économique de la LGV qui est vicié :
« Entre Paris, Bordeaux et Toulouse, on a promis des dessertes, mais on ne les fera pas, assure le député girondin. Un TGV ne peut être un omnibus. Si c’est le cas, il ruine la SNCF. Sur Tours-Bordeaux, on a appâté les élus pour qu’ils financent la ligne avec des dessertes mirobolantes. Les élus y ont cru, ils ont mis de l’argent pour financer la ligne, et aujourd’hui SNCF leur répond : “Mais le TGV coûte très cher s’il s’arrête partout.” On a promis six dessertes à la mairie de Libourne ; en réalité il n’y en aura que trois. Idem pour la LGV vers l’Espagne : on a promis une gare TGV à Captieux, c’est une escroquerie d’Etat. »
LGV sous protection militaire ?
Impact économique incertain, rentabilité inexistante : la SNCF, engagée dans un bras de fer avec Lisea – concessionnaire de la ligne Tours-Bordeaux – pour faire baisser le prix des péages qu’elle devra lui verser, a confirmé qu’en l’état, elle perdra au minimum 150 millions d’euros sur l’exploitation de la section Paris-Bordeaux, pourtant la ligne où les perspectives de trafic sont les plus fortes. Que dire alors de la rentabilité de la section Bordeaux-Toulouse-Dax ?
« La ligne aura beaucoup de mal à être rentable face aux nouveaux usages de la mobilité, assure Gilles Savary. Aujourd’hui les gens préfèrent une mobilité moins chère à une mobilité plus rapide. Sauf les hommes d’affaires ; mais eux sont très sensibles à la concurrence de l’aérien. Cela veut dire qu’aujourd’hui les TGV ont un modèle économique de plus en plus précaire. Quand Guillaume Pépy va couper le ruban inaugural de la ligne Tours-Bordeaux, la SNCF perdra 200 millions d’euros par an par rapport à aujourd’hui car il ne pourra pas payer les redevances d’infrastructures en les répercutant sur les tarifs appliqués aux usagers ; s’il les répercutait, il n’y aurait plus d’usagers du TGV ! »
Pour Gilles Savary, « ceux qui poursuivent les chimères du TGV aujourd’hui sur Dax et Toulouse vont faire perdre trente ans au pays. D’autant qu’on ne sait pas combien ça va coûter au final : le GPSO ne prévoit pas la portion Dax-Pays basque ; autant vous dire qu’un TGV Paris-Dax n’aurait aucun sens et qu’il serait à moitié vide. Or c’est la portion vers le Pays Basque qui sera la plus coûteuse : elle comportera de nombreux ouvrages d’art, et il est probable qu’il faudra la mettre en œuvre sous protection militaire permanente, pour arriver à 340 km/h à la frontière alors que les Espagnols arrivent à 220 km/h : c’est du n’importe quoi, et tout ça au frais du contribuable dans un contexte de pénurie budgétaire. »
« L’opinion a basculé »
Pour le député, « l’opinion publique a compris qu’une instance indépendante de l’Etat venait de dire “vous faites fausse route”. Il vaut mieux moderniser le réseau actuel, comme le font tous les autres pays d’Europe, l’optimiser, le mettre en sécurité car il est fortement dégradé, chercher de la capacité et développer l’électronique pour mieux cadencer les trains et répondre aux besoins des usagers : développer les TER, les RER dont certains sont “tiers-mondisés” et mieux desservir les villes moyennes, pour que la notion de service public ait un sens ».
Soumis à une très forte pression politique, le ministre des transports Alain Vidalies cédera-t-il aux pressions des grands élus du Sud Ouest et validera-t-il le projet GPSO ? « Quand on nous dit qu’on se prononcera pendant l’été, je suis très méfiant. Cela augure mal d’une décision sereine et rationnelle », pronostique Gilles Savary.
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