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Laurent Cerciat, la migration des adventices

Pour sa troisième participation à l’Eté métropolitain, la commissaire d’exposition bordelaise Nadia Russell présente, dans sa Tinbox, « Adventices » du plasticien Laurent Cerciat. L’exposition itinérante est sur la place Jean-Moulin à Bordeaux jusqu’au 31 juillet, et les plantes migrent au château du Prince Noir à Lormont du 3 au 31 août.

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Laurent Cerciat, la migration des adventices

Laurent Cerciat "Adventices", Galerie Tinbox (photo © E. Argien)
Laurent Cerciat « Adventices », Galerie Tinbox (photo © E. Argien)

On pourrait se contenter de présenter Laurent Cerciat comme un artiste bordelais, diplômé de l’école Supérieure des Beaux-Arts mais outre ses engagements dans des projets liés à l’écologie urbaine, il est aussi passionné d’histoire de l’art, de gravure et chante dans le groupe vocal La Psallette. Sa curiosité transversale contribue à générer dans ses productions une ouverture plus ample que dans le seul champ des arts visuels.

Depuis plus d’une décennie, le plasticien a mis en place une réflexion autour de la déambulation questionnant la notion de pittoresque, l’imaginaire de la ruine – « Ces constructions humaines que la nature finit par s’approprier » (Marguerite Yourcenar à propos de Piranèse). Par de libres promenades, Laurent Cerciat invite le spectateur à expérimenter des parcours physiques, visuels ou imaginaires afin de porter un regard nouveau sur l’environnement ordinaire.

Il est aussi membre du groupe d’artistes Cum Mensa qui porte une réflexion innovante sur l’espace urbain où à l’image du Black Mountain College, les échanges et la performance participative engendrent une forme d’art immédiate. Accompagné pour se mettre dans un état d’ouverture et de possibles, le spectateur prend part et développe un sens critique. On sort, ici, des principes étriqués d’une politique culturelle des années 80 avec le white cube aseptisé des sachants d’un côté et la pédagogie pour les néophytes de l’autre. Créer de l’interférence « autour de la table » ou au cours d’une déambulation est désormais un geste artistique.

« Mon intention est de toucher quelque chose d’intime chez chacun, dans sa perception du paysage, par de petites surprises lors de cheminements réels ou imaginaires. J’ai envie de décloisonner le partage des émotions et des connaissances pour stimuler la base d’un échange. »

Le lien avec les brise-vent « Aux bord’eaux » de Stalker, réalisé pour Bordeaux Métropole fait écho avec la réflexion menée par le laboratoire d’art urbain. Stalker signifie rôdeur ; ce groupe arpente les marges des villes, « à la ville portraiturée s’oppose radicalement le territoire expérimenté ». D’autres artistes comme Smithson, ou encore Filliou ont, par l’éclectisme permanent de leurs expériences et leurs approches autant géographiques que sociales, nourrit la réflexion de Cerciat.

Le déplacement des formes artistiques

Le spectateur, l’œuvre et le contexte

Si une partie des artistes identifiés à la pensée Land art se sont appropriés la nature non pour en souligner la beauté mais plutôt pour la transformer, la creuser ou la marquer, d’autres ont procédé par prélèvement ou ont réalisé des productions éphémères. La nécessité absolue de marquer le paysage d’une empreinte transformant le contexte en simple décor est déjà une vieille histoire, un rêve post-moderniste où l’on confond encore le droit à la culture et les droits culturels. La volonté de ponctuer son territoire pour le transformer en parc d’attraction est devenue obsolète. Par sa pratique, Laurent Cerciat met en question la notion de présence artistique dans l’espace public.

Robert Smithson,"Red Sandstone Corner Piece", 1968. Mirrors and sandstone. From the Philadelphia Museum of Art (© Estate of R.Smithson/Licensed by VAGA, NY)
Robert Smithson, »Red Sandstone Corner Piece », 1968. Mirrors and sandstone. From the Philadelphia Museum of Art (© Estate of R.Smithson/Licensed by VAGA, NY)

Dans les pratiques de la marche, tel que chez Richard Long ou Hamish Fulton, on implique pour chacun une remise en exercice de soi. Chez Laurent Cerciat, on trouve derrière l’intégration de plantes sculptées dans un dispositif fait de miroirs, un désir d’inciter les spectateurs à trouver leur point de vue, à s’impliquer physiquement. Et ce process fait partie de l’œuvre et sensibilise le spectateur/acteur à une réappropriation de son environnement végétal proche immédiat.

L’expérience de la nature au Japon au cours d’une résidence artistique s’est avéré être pour le plasticien un temps d’observation pour penser la création et la révélation de territoires par des voies nouvelles où le regard de chacun fait art. Il y décrit les jardins comme de petits théâtres partagés.

« Il y a au quotidien un mélange entre le geste fonctionnel, artistique, ou religieux, et l’agencement fortuit, qui génère un univers onirique. Tout est dans le regard, dans le fait de donner du jeu à tout ça. »

Le temps de médiation est-il aussi un acte artistique ?

Le rôle de la transmission est inhérent à sa pratique à travers une volonté de sensibilisation tout à la fois scientifique et poétique, dans la redécouverte de son environnement proche. Il est intervenu récemment dans le cadre d’une résidence au collège innovant Clisthène, à Bordeaux pour le projet pédagogique « Adventices au Grand Parc » piloté par Mutuum, artothèque itinérante en Aquitaine.

La notion de collection renvoie de fait à une démarche motivée par un souci de transmettre. Sur la Tinbox, on peut trouver le nom des treize espèces sculptées, et avoir le plaisir de reconnaître, nommer : l’amarante couchée, la vergerette du Canada, la porcelle enracinée, etc. Chacune de ces plantes est le point de départ de nombreux de récits, ne serait-ce que par son nom vernaculaire.

Les créations de Laurent Cerciat nous donnent envie d’aller voir les plantes sauvages en vrai, – selon l’expression de Moholy-Nagy « l’œil qui marche » – en activant l’attention. « Adventices » est à la croisée d’une forme artistique participative et d’une prise en compte du contexte immédiat. « Adventices » se prolonge dans l’imaginaire de chacun. Dans cette pratique on perçoit combien le partage direct contribue à nourrir l’acte de création et à faire tomber les frontières entre action et production plastique.

Décrire l’œuvre pour comprendre

Un jardin botanique miniature en plastique ?

Immortaliser une communauté adventice en pure pétrochimie (plastique, thermoformable) est une contradiction délibérée. Ces plantes communes, systématiquement évoquées négativement, se trouvent aujourd’hui au cœur d’enjeux commerciaux : on collectionnait au XVIIe siècle des bulbes de plantes rares à prix d’or, peut-être le suc de plantain ou la liqueur d’ortie seront-ils prochainement des préparations très convoitées ?

Elle pousse là où l’on ne l’attend pas. Elle est indésirable parmi les horticoles, c’est la mauvaise herbe. Pourtant elles sont une ressource trophique pour de nombreuses espèces ainsi que pour les humains ! Le plasticien, très engagé sur ce sujet, nous rappelle qu’elles sont essentielles aux écosystèmes et nous incite à faire avec les dynamiques naturelles plutôt que s’obstiner contre elles.

Une quête picturale spécifique

Laurent Cerciat confie prendre plaisir à observer avec une loupe les détails infimes des plantes. Il tente d’en saisir au plus près la complexité morphologique, son architecture, son caractère, au plus juste mais sans ornementation superflue ni maniérisme. Après diverses collaborations avec une ethnobotaniste, il a appris à distinguer les plantes par leur aspect ou par le toucher. Par la sculpture, il va jusqu’à restituer la transparence de la feuille ou son aspect duveteux pour exprimer la plante.

« Si grandes que soient l’ardeur et l’exclusivité de la passion scientifique chez un naturaliste, il arrive toujours un moment où il se laisse séduire par l’esthétique des objets qu’il étudie. » Léon Bultingaire, Muséum d’histoire naturelle de Paris, 1935.

Laurent Cerciat "Plantain", thermoplastique, hauteur 20 cm, 2013 (© L. Cerciat)
Laurent Cerciat « Plantain », thermoplastique, hauteur 20 cm, 2013 (© L. Cerciat)

La réalisation de « Plantain » en 2014 évoque la vanité. La plante a perdu sa couleur et semble mise en quarantaine. L’artiste s’engage ici dans une course contre le dépérissement végétal en créant une nature morte ou plutôt immortalisée « Stilleben », littéralement toujours en vie. Au delà de l’aspect purement technique qu’il a lui-même élaboré avec une chimie artisanale, des prises d’empreintes, des procédés élémentaires jusqu’à une gamme de teintes et de textures, il y a la volonté enthousiaste de se laisser absorber par son sujet.

Quand je vois la plante, je deviens la plante… La nécessité de modeler s’est imposée pour tendre vers la « mimésis », l’illusion du toucher de la plante. Il ne leur manque que le parfum. L’art des herbiers est une connexion directe entre le scientifique et le poétique. On pense à l’ « Ancolie » et à « La grande touffe d’herbe » d’Albrecht Dürer. La recherche délicate de vraisemblance nous donne l’impression que ces plantes se mettent en mouvement à la moindre brise : l’art d’exprimer l’essence de la vie elle-même. On perçoit le goût d’un exotisme présent dans l’étonnement face à l’ordinaire comme dans l’arrivée de ses dix protagonistes au « paradis terrestre » où Boccace décrit les « herbes mouillées de rosée » dans son Décaméron :

« Après déjeuner ils entrèrent dans un parc entouré de murailles de tous côtés ; ils furent tous émerveillés de sa magnificence. L’endroit le plus agréable de ce parc était un grand tapis de verdure émaillé de mille sortes de fleurs… »

La profusion, un théâtre exponentiel

Un dispositif, matérialisant une utopie, utilise des miroirs qui démultiplient l’implantation des adventices mais aussi cet univers d’artefact représenté par le dallage. Les rudérales semblent en combat perpétuel pour trouver leur place dans les interstices du bitume urbain. Le dispositif conçu avec les miroirs décloisonne le principe par définition « clos » du jardin.

Le dessein artistique de dépasser la vision perspective traditionnelle, concrétisée par un dallage dans les tableaux de la renaissance, se déploie ici de manière infinie. Cette sensation de prolongement sans fin du dispositif agit comme l’expérience d’une persistance visuelle monumentale que l’on emporte avec soi. Le phénomène opère a postériori : les jardins spontanés vous guetteront au coin de chaque rue après cette expérience !

Multiplier les points de vue

Une rhétorique propre à l’artiste

L’Adventice, c’est ce qui advient et dans un sens plus étendu, la métaphore de l’accueil de ces plantes en migration peut, ici, être lu dans un sens élargi, une métonymie de notre perception du monde et de ses habitants. Cerciat nous invite en général à travers ses œuvres à un moment de contemplation mais aussi à être actifs dans une expérience de l’œuvre avec un décryptage infini et ludique. La construction kaléïdoscopique des lectures déjoue l’attente du regardeur qui devient addict à cette dialectique…

Laurent Cerciat "L'arbre couché", installation, Pujols sur Dordogne, 2009.
Laurent Cerciat « L’arbre couché », installation, Pujols sur Dordogne, 2009 (© L. Cerciat)

Laurent Cerciat crée des anamorphoses dans de vaste paysage (résidence Nouaison, Pujols sur Dordogne, Écosite du Bourgailh, Pessac). Son « arbre couché » apparaît en négatif, sculpté en creux et semble suggérer une présence qui fait appel à notre imaginaire. Puis il revient momentanément à la miniature, à des mises en abîme. Avec la pièce « Adventices » dans la Tinbox, on a le jeu de la boîte dans la boîte ou de l’objet et son reflet. Les miroirs multiplient les points de fuite ce qui désordonne l’espace et rappelle son goût pour le labyrinthe. De même, les adventices en migration trouvent un écho avec la fonction d’itinérance de la Tinbox, la mobilité du tram et les errances ou « dérives » de Stalker.

On perçoit à travers ces jeux, le désir de modifier nos habitudes dans nos déplacements. Laurent Cerciat s’amuse avec des oppositions, ordre et désordre. En multipliant les plantes pas son jeu de miroir, il multiplie aussi les pavés surlignant la prégnance de l’empreinte humaine. Le jeu d’échelle rappelle la forme poétique du haïku qui relie le détail à l’universel. La prolifération par les miroirs des mauvaises herbes sculptées peut être lue comme la métonymie d’un « jardin planétaire » (Gilles Clément).

L’histoire du paysage dans l’art

L’attention particulière à la flore spontanée n’a cessé d’accompagner l’histoire de l’art. Laurent Cerciat est amoureux de la peinture, des paysages de Joachim Patinir, « l’inventeur du paysage », et de Nicolas Poussin où la nature puissante, grandiose, reste indifférente au micro-événement humain. On peut y établir un parallèle avec les tempêtes et les changements de climat ou l’élargissement des villes.

Cerciat questionne notre rapport à la nature, à travers une référence fréquente à l’histoire des jardins. « Paradisus » signifie littéralement jardin. L’histoire naturelle a débuté dans le Jardin d’Eden et la représentation de la nature a longtemps été reléguée au statut de décor pour l’action, la tragédie humaine. Chez Cerciat, nous sommes la figure humaine qui s’inscrit physiquement dans le tableau comme le témoignage d’un engagement du sujet avec le monde du vivant.

Andrea Mantegna (Isola di Carturo, vers 1431 - Mantoue, 1506) "La Résurrection" (© Musée des Beaux-Arts de Tours)
Andrea Mantegna (vers 1431-1506) « La Résurrection » (© Musée des Beaux-Arts de Tours)

Prenons par exemple la résurrection de Mantegna : cette peinture est remarquable par son réalisme avec ses personnages aux postures solidement ancrées dans le sol. On retrouve la présence du chardon qui renvoie à la fois aux épreuves de la vie et à la fidélité. Mais on est surtout témoin du phénomène flamboyant d’une nature turgescente qui pénètre le dallage et s’immisce sans retenue dans les plis de l’architecture.

Avec « Adventices », si Laurent Cerciat dé-fétichise les compositions du religieux, il nous propose la représentation d’une nature sauvage tout aussi débridée, émanant du dessous de la ville, qui semble percer le même dallage que dans le tableau de Mantegna. La perspective matérialisée par ce quadrillage géométrique porte l’enjeu idéologique de la gestion des territoires avec le développement de la cartographie. Laurent Cerciat, en utilisant un dispositif à miroirs, brise ce désir permanent de maîtrise de l’espace et nous plonge dans un espace utopique, démesuré, vertigineux.

Mettre en jeu, mettre en œuvre

Et si nous avions toujours marché sur une bibliothèque sans le savoir ?

L’approche innovante du bio-mimétisme va dans ce sens à travers l’art d’extraire la connaissance de la nature. Ces espaces de quiétude proposés par le plasticien sont aussi rares que précieux, et deviennent dans notre quotidien une réappropriation de la nature non pour nous obstiner à tenter vainement de la « dominer », mais pour apprendre d’elle.

A chacun son expérience poétique

Dans un environnement plus que jamais en questionnement, Laurent Cerciat nous invite à construire une relation sans emphase mais un peu plus empathique avec la nature et à nous rendre disponibles pour accéder à un imaginaire poétique singulier. Après « l’expérience adventices », le cabinet de curiosités de Laurent Cerciat s’ouvre tout autour de nous. Espérons que la canicule n’assoiffe pas les plantes sauvages dans la Tinbox ou sur les sentiers, d’ici la fin de l’été métropolitain… bonne visite !

INFOS PRATIQUES

Exposition itinérante de Bordeaux à Lormont du 30 juin au 06 septembre 2015

  • Du 1er au 31 juillet place Jean-Moulin à Bordeaux, 24h/24, Tram B, arrêt Hôtel de ville
  • Du 3 au 31 août, parc du Château du Prince Noir à Lormont, entrée libre du lundi au vendredi de 10h à 22h, Tram A, arrêt Mairie de Lormont

Visites guidées gratuites sans rendez-vous

  • Place Jean Moulin à Bordeaux : mardi 28 juillet à 10h00, mercredi 29 à 16h00
  • Château du Prince Noir à Lormont : mardi 4 août à 13h30, vendredi 14 août à 13h30

Site internet de Laurent Cerciat


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