Mardi en milieu de journée pluvieuse, Médiathèque de Mériadeck, premier étage côté information. L’ambiance y est tranquille, le coin papier est plus prisé que celui tablette. On y trouve des retraités, de jeunes adultes, venus pour s’instruire et se détendre. Jean-Pierre, 58 ans et un news magazine entre les mains, est l’un d’eux. Il y passe souvent du temps pour lire toutes sortes de journaux :
« La diversité est réellement assurée par la bibliothèque, après c’est à chacun d’entre nous de faire la démarche, d’être curieux. »
Benjamin, 30 ans, dans le rayon dessins/caricatures, l’est quand il feuillette parfois Charlie Hebdo : « Même avant les attentats j’étais convaincu de l’importance de ce genre de médias. » Marie, étudiante en langues, a ri quand la une du mercredi 6 janvier 2016 – « L’assassin court toujours », à savoir Dieu armé d’une kalachnikov –, est tombée sous ses yeux :
« Il fallait qu’ils osent. Je lis un peu la presse satirique, mais je me dis surtout qu’on a de la chance d’être en France et que ce genre de choses puissent être publiées. »
Tous n’apprécient pas forcément l’hebdomadaire satirique mais tous ont subi un choc en apprenant la nouvelle – les 10 membres de la rédaction et les deux policiers tombés sous les balles.
« Premiers secours disponibles »
Au lendemain des attentats du 7 janvier 2015, une gravité se dégageait de cette même bibliothèque Mériadeck :
« Les gens étaient plus calmes, parlaient moins fort, il y avait une sorte de respect pour les victimes », se rappelle Yoann Bourion, directeur adjoint des bibliothèques de Bordeaux.
Comme pour extérioriser le mal, deux murs d’expressions étaient mis en place presque aussi tôt : « Ils étaient remplis dans la journée. » Besoin d’extérioriser pour certains, rage d’agir pour d’autres :
« Les attentats nous ont donné l’envie de décupler nos forces pour apporter la culture à ceux qui n’en ont pas, affirme Michel Dessales, chef de service de la bibliothèque de Bacalan. On s’est senti comme les premiers secours disponibles. On s’est senti solidaire vis-à-vis de notre quartier. »
Dans la métropole, quatre bibliothèques (sur dix) proposent Charlie Hebdo.
« C’est un choix, les abonnements coûtent cher, explique Dominique Dat, responsable de la bibliothèque du Grand Parc. »
La politique de la ville veut en effet qu’à chaque nouvelle souscription, une autre doit se terminer.
« Après les attentats on voulait s’abonner par solidarité, reprend Dominique Dat, mais nous n’avions pas le budget. »
« Notre travail, c’est d’interpeller les gens »
Et les actions de solidarité se sont d’ailleurs multipliées dans les bibliothèques hexagonales. Anne Verneuil, présidente de l’Association des Bibliothèques de France (ABF), lançait un appel à témoignage des actions des travailleurs du livre. Tables rondes, débats, expositions, achats des œuvres des dessinateurs et auteurs décédés, la mobilisation était immédiate et spontanée.
« Dès janvier, on a eu ce besoin de travailler sur la citoyenneté, la laïcité, témoigne Dominique Dat. Notre travail, ce n’est pas seulement de répondre à la demande, c’est également d’interpeller les gens. »
Interpeller les gens, notamment par une politique d’actions culturelles axée sur deux points : la presse et la liberté d’expression, puis la citoyenneté et le vivre ensemble. Yoann Bourion se remémore « un devoir d’ouverture d’esprit maximale. C’est important pour nous de montrer que l’on propose toutes les obédiences politiques ou religieuses. »
Première cible, les jeunes. À la bibliothèque de Bacalan, un travail pédagogique auprès des enfants de primaire s’est opéré dès le lendemain des attentats.
« Il y avait un enfant qui n’était pas sensible aux débats que l’on avait organisé. À force d’écouter ses camarades, de les voir s’interroger, il a commencé à s’intéresser, réagir. C’est ça notre objectif », atteste Michel Dessales.
Beaucoup de collégiens et de lycéens ont eux visité l’exposition « La face cachée de la Une » à Mériadeck, sur la censure et la liberté de la presse. « C’est peut-être dû à un “effet Charlie” », avance Yoann Bourion.
Porte ouverte sur le monde
Côté usagers, au Grand Parc, les bibliothécaires ont remarqué une accentuation des consultations d’ouvrages sur la laïcité et sur l’Islam depuis janvier dernier. En presse, Yoann Bourion à noté « l’effort de plus s’abonner aux journaux, pour démontrer leur soutien ».
Faire comprendre les événements, une démarche commune et instinctive chez ces bibliothécaires, qui n’est pourtant pas nouvelle : « Nous sommes sur les domaines de l’aide, de l’apprentissage, ou de la citoyenneté depuis longtemps », affirme Yoann Bourion. Pourtant, dans l’après Charlie, un constat est ressorti : il n’y a que peu de lieux gratuits et ouverts à tous qui proposent ces services.
La bibliothèque, fabrique du citoyen ?
« C’est étrange comme formule car cela induit une idée de formatage, mais autant être formaté pour être un citoyen plutôt qu’autre chose », relève Dominique Dat avant de conclure :
« La bibliothèque doit être un lieu neutre où toutes les opinions devraient pouvoir se bousculer, entourées de livres qui portent de belles idées, des idées parfois contradictoires. C’est un lieu où les gens doivent pouvoir se faire leur opinion en lisant des idées contradictoires. C’est notre force, nous sommes une part vivante de la société. La bibliothèque est une porte ouverte sur le monde.«
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