À Bordeaux, autorités et habitants se souviennent avec amertume de l’année 2012 et de ces six jeunes retrouvés morts dans la Garonne. C’est l’un des éléments déclencheurs des dispositifs coordonnées de lutte active contre l’alcoolisation et des dérives qu’elle engendre. Les associations sont mises à contribution pour élaborer un plan de prévention avec pour seul objectif : éviter l’hyper alcoolisation. Rue89 Bordeaux les a suivi une nuit.
1 – Soultram : la musique adoucit les shooters
2 – EVA, les taxis d’intervention en milieu festif
3 – Somn’enBus, un havre pour dormir ou décuver
Soultram : la musique adoucit les shooters
Ambiance musicale ce jeudi soir dans le tramway de la ligne B. Il est 21h et une reprise de « Fever » passe à tue-tête. A l’origine de ce vacarme : DJ Francis, de l’association bordelaise Allez Les Filles, armé de son enceinte montée sur un diable et de sa tablette pleine à craquer de musique.
Quelques têtes dodelinent, certains esquissent un pas de danse, d’autres regardent incrédules. Personne n’est indifférent à ce qui se passe. C’est là que les cinq jeunes qui accompagnent Francis passent à l’attaque et enclenchent l’opération Soultram.
Les cinq accompagnateurs âgés de 19 à 22 ans font partie du TAF (Tendances Alternatives Festives). Ils sont en service civique pendant 9 mois auprès de l’Anpaa (Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie), comme dix autres jeunes, partis faire de la prévention autour des bars de la Place de la Victoire. Avec leurs chasubles blanches, ils ne passent pas inaperçus dans les rames.
Apprendre à mieux boire
Une petite blague et la discussion est lancée.
– « Vous contrôlez si on est trop bourrés ? »
– « Non, on fait de la prévention pour que les gens alcoolisés et les autres passent une bonne soirée et surtout la finissent bien », répond Illonga, du TAF.
Aidés de leurs plaquettes colorées, les jeunes expliquent à qui veut les entendre comment savoir si on est trop alcoolisé pour prendre le volant. Vert, c’est bon. Orange, on a dépassé la limite. L’idée n’est pas de culpabiliser les fêtards, mais de donner des trucs et astuces.
« Entre deux ou trois verres d’alcool, c’est bien de boire un verre d’eau, recommande Manon. Un litre et demi aussi avant d’aller vous coucher. En fait, le mal de tête est dû à la déshydratation. »
Sur la plaquette, se trouve également le numéro de l’Anpaa en cas de besoin. Les jeunes peuvent ainsi proposer des alternatives pour rentrer.
Le tram, propice à la discussion
Aux Quinconces, Noémie, une Nantaise étudiant à Bordeaux, apprécie l’initiative.
« Ce serait bien que ce soit fait à Nantes aussi. Là-bas, j’ai plus l’impression qu’on nous laisse dans le caniveau finir de décuver. »
Les jeunes du TAF essaient aussi de parler d’autres addictions, ajoute Aquilino Martins, animateur à l’Anpaa.
« Par exemple quand on distribue les plaquettes on finit par leur dire d’éviter de faire un carton avec. Ça fait rire, et là on peut leur dire que les cartons plastifiés sont nocifs s’ils sont en contact avec la chaleur. Notre discours c’est : si tu dois le faire, fais-le mieux. »
Plus la soirée avance, plus l’alcool fait son effet, plus les langues se délient. Quelques garçons, bouteille de whisky à la main, tentent leurs chances auprès des filles de l’Anpaa.
« C’est dommage, mais parfois on est obligé d’éviter des gens, parce qu’ils sont vraiment trop bourrés, témoigne Méva. S’ils ont dépassé la limite, notre action s’arrête là. »
D’autres vont même jusqu’à s’épancher sur leurs vies privées. Les jeunes de l’Anpaa découvrent alors que l’alcool cache parfois des problèmes plus profonds, même chez les très jeunes. Aquilino Martins tient à ce que les intervenants du TAF ne gardent pas ça pour eux, et racontent leur expérience nocturne avant de rentrer chez eux, « pour mettre des mots sur ce qu’on a vécu pendant la mission ».
Minuit, Soultram est fini pour ce soir et reprendra un autre jeudi soir, sur la ligne du tram B. Plus loin, quai du Président-Wilson, une autre association va bientôt prendre le relais : ce sont les capitaines de soirée de l’association Eva.
EVA, les taxis d’intervention en milieu festif
00h30 : les bars et restaurants commencent à fermer, c’est bientôt l’heure des deniers tramways, les fêtards ont besoin qu’on les accompagne en boîte ou chez eux. C’est une des missions des bénévoles de l’association EVA. Les 15 capitaines de soirée sont presque prêts à passer la nuit dehors jusqu’au petit matin. Comme chaque week-end, ils vont (r)accompagner près de 400 personnes dans l’agglomération, principalement en centre-ville de Bordeaux.
00h50 : Dernier café ou dernière cigarette avant de prendre la route. On en profite pour mettre du désodorisant dans les voitures siglées afin de masquer les odeurs de vomi de la veille. Parce que c’est aussi ça, Eva. Depuis bientôt 10 ans d’existence, les sacs à vomi font partie de la trousse de secours, tout comme une bonne dose d’humour et de self-control. Pour guider les taxis volontaires dans la nuit, Marie gère la plateforme téléphonique.
Fêtes, gerbis et bastons
Un morceau de Kerry James dans le poste, Jamal part pour sa première course à bord du mini-van de 9 places. Direction la place de la Bourse. Nico et son ami espagnol montent un verre de bière à la main. Ils vont faire la fête au BT59 à Bègles. Cela fait deux mois que Nico utilise le service proposé par EVA :
« C’est surtout parce que ce n’est pas cher et ça nous ramène chez nous. On m’a retiré le permis deux fois à cause de l’alcool. Alors maintenant je me fais conduire. Mais franchement, Eva ou un autre, c’est pareil. »
Pour leur trajet, les jeunes travailleurs ont payé 20€. L’ami espagnol a du adhérer à l’association : 5€ par an. La course, elle, est au forfait. À peine le temps de dire au revoir que le téléphone de Jamal sonne de nouveau. Retour place de la Bourse pour emmener sept étudiants originaires de Biarritz au Théatro, rue de la Faïencerie. Ce soir, ils fêtent l’anniversaire de Samantha, qui a l’air très mal en point.
Dix mètres plus loin un autre groupe s’installe pour aller chez des amis, rue de Mouneyra. L’un d’eux découvre qu’il s’est presque assis dans le vomi laissé discrètement par Samantha… « Ça arrive tous les soirs », souligne Jamal. De manière générale, 80% des trajets se passent bien (vomis compris). Les 20% qui restent, ce sont surtout des personnes qui ont l’alcool méchant. Abdou, un des capitaine de soirée chez Eva précise :
« Parfois on est obligé de hausser le ton pour se faire respecter. Ça m’est déjà arrivé de m’arrêter en attendant que les personnes se calment. Quelquefois ce sont deux groupes qui se tapent. »
« Moi, je ne le ferais pas »
À partir de 3h, dans les rues de Bordeaux, le volume sonore est proportionnel au taux d’alcoolisation. David, lui a surtout la bouche pâteuse. Il rentre à Mérignac, rapidement rejoint par Jules et Sophie. Celle-ci a besoin d’aller aux urgences, son poignet a doublé de volume après une chute mal maîtrisée. En raison de son état d’alcoolémie avancé, aucun taxi n’a voulu les prendre. Il faut dire qu’elle tient à peine sur ses jambes. En montant dans le minibus elle s’effondre la tête en avant. Arrivés devant les urgences de la clinique Bel-Air à Caudéran, David décide de leur payer la course :
« C’est bien de se soutenir de temps en temps. Honnêtement, le boulot des bénévoles d’Eva, moi je ne le ferai pas. Avec le travail la semaine et l’investissement, ça ne me donne pas envie. »
Roger Sougoug, le président de l’association Eva le sait, il ne propose pas du bénévolat qui fait rêver :
« Chaque bénévole a fait face à au moins un fait de violence. Ça n’arrive pas souvent heureusement mais entre les insultes, les crachats, le collègue qui s’est fait tabasser au Cap Ferret… C’est compliqué de rester bénévoles dans ces conditions-là. On reste chez nous quatre mois en moyenne. »
Pendant que les bénévoles de l’association Eva continuent leurs courses à travers l’agglomération, le Somm’enBus s’est installé à la Victoire.
Somn’enBus, un havre pour dormir ou décuver
Impossible de le rater si vous passez devant, au pied de la Porte d’Aquitaine et des tortues géantes. Des fêtards échangent quelques mots avec les animateurs de l’Anpaa (association nationale de prévention en alcoologie et addictologie).
– « Y’a soirée ici ? »
– « C’est vraiment pour dormir quand on est trop bourré ? »
– « Y’a pas moyen de nous rapprocher ? »
Ce jeudi soir là, c’est Romain Gaube qui est référent de l’opération Somn’enBus. Accompagné de deux secouristes de la protection civile, cet animateur de l’Anpaa est présent jusqu’à l’aube. Le bus « pour dormir » est présent sur la place de la Victoire les jeudis soir et sur le quai de Paludate les vendredis et samedis soirs, au plus près des lieux de fêtes.
À partir de 2h du matin, on assiste à un défilé de personnes plus ou moins ivres qui transitent sur la place. Un groupe hurle « La bière, la bière, la bièèèèrrrre ». Des élèves de Staps se dirigent à pied vers la Plage, une des boîtes de Paludate. Chemin faisant, les garçons urinent dans la rue, d’autres jettent des bouteilles de bières au sol.
C’est l’heure du dodo
Dans le bus, quelques personnes se reposent quelques instants dans les cinq lits du Somn’enBus. Ils peuvent prendre un café ou utiliser les toilettes. Cette nuit-là, trois garçons sont restés une demi-heure, pas plus, pour dormir ou discuter. Parfois, certains finissent même par livrer des tranches de leurs vies, poignantes.
« Dans ce cas-là, on rentre et on n’arrive pas à dormir, surtout quand des situations te touchent personnellement, souffle Romain. On se demande si on a bien fait, si on les a bien orientés, si on ne les a pas braqués, si la personne est bien rentrée. »
Une seule chose est sûre, aucune soirée ne ressemble à une autre.
2h35, tout s’accélère. Sans aucune raison apparente, deux groupes s’interpellent sur la place. Le ton monte, des insultes sont échangées et une bagarre commence. Une situation difficile à contenir et les forces de l’ordre doivent intervenir. Romain et les secouristes soignent les blessés.
« Ce n’est pas habituel à la Victoire, témoigne Anthony Gillibert, secouriste. On voit plutôt ça du côté des boîtes. D’ailleurs, un soir, on s’est pris autant de bombe lacrymogène de la police que ceux qui étaient en train de se battre. »
400 personnes passées dans le Somn’enbus
Cette nuit-là, d’autres blessés sont passés par le Somn’enBus. Un s’est fait frapper « sans raison », un autre pour se faire voler son téléphone portable. Un peu avant 5 heures, Clara arrive près du bus avec sa bande de copains, dont deux bien amochés :
« On discutait tranquillement avec des mecs à la sortie de boîte à Paludate et il y en a un qui m’a mis une main aux fesses. De là, c’est parti en cacahuète. Un des mecs a sorti une matraque de son coffre et a commencé à frapper. »
Au premier semestre de l’année 2015, les animateurs et secouristes ont soigné et fait dormir 400 personnes dans le Somn’enBus. 40% de plus que l’année précédente sur la même période.
Dans le groupe de Laura, Alex est le Sam de la soirée. Un Sam alcoolisé, il le sait. Alors, il en profite pour souffler dans un éthylotest. Il est à 1,30 gramme d’alcool par litre dans le sang. La limite légale est fixée à 0,5 gramme. Pas besoin de les déconseiller de reprendre le volant, ils choisissent d’eux-mêmes de se rendre aux urgences en tramway pour accompagner les blessés. Clara aussi a dépassé les 0,5 gramme.
« Je n’ai pas envie d’avoir leurs morts ou un accident sur la conscience. Quand je suis toute seule ça dépend. Je me dis que j’ai l’habitue de conduire et que je me gère. »
Les poches de glace installées, la bande repart vers la station de tramway en lâchant :
« Vous êtes des mecs en or. Merci ! »
Il est 6h du matin. Les éboueurs et les travailleurs ont pris la place des fêtards. C’est l’heure à laquelle le Somn’enBus repart au dépôt. À 7h, se sera le tour des bénévoles d’Eva de rentrer chez eux. Tous vont prendre un repos bien mérité. La nuit prochaine, il faut recommencer.
Aller plus loin
L’Anpaa, association nationale de prévention en alcoologie
Association Eva, Capitaine de soirée Bordeaux
La Festiv’attitude de la ville de Bordeaux
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