Ce samedi soir là, place de la Victoire, Juliette et ses copains sortent d’un bar et s’en vont continuer la fête en boîte quai de Paludate. Visiblement déjà bien éméchés, certains lancent des bouteilles en verre sur le sol, d’autres trouvent des endroits improbables pour uriner, en attendant le reste de la bande improvise une danse, bras dessus, bras dessous.
« On est en Staps et franchement, ça fait du bien de décompresser un peu. On sort tous les week-ends et ça fait du bien ! »
C’est aussi ce que pense le docteur Benoît Fleury, addictologue au CHU de Bordeaux
« À faibles doses, l’alcool peut être un plus au plan de la santé, du moral et sur le plan convivial. »
À une (grande) nuance près, poursuit le médecin :
« Arriver à l’hôpital pour de l’ivresse ou un coma éthylique, ce n’est pas banal. Tous les week-ends, ça devient problématique. »
À Bordeaux, quand on finit à l’hôpital pour ivresse, c’est principalement aux urgences de l’hôpital Saint-André ou au CHU de Pellegrin. Et chaque service a sa spécialité : à Pellegrin, c’est la traumatologie pour des fractures et des blessures. À Saint-André, c’est surtout pour des ivresses avec troubles du comportement, et ces différents stades : l’euphorie, l’agressivité (verbale, physique, sexuelle…), la violence, la baisse de vigilance, voire le coma. Les personnes alcoolisées y sont emmenées par leurs amis, les pompiers, la police parfois…
« C’est de leur âge ! »
En 2014, plus de 56 jeunes de moins de 25 ans sont passés chaque mois aux urgences de Saint-André et Pellegrin pour des ivresses. Le docteur Benoît Fleury a réussi à glaner d’autres chiffres, ceux des appels au Samu de la Gironde : chaque année, le service d’aide médical urgence reçoit plus de 1 000 appels pour des jeunes de moins de 25 ans. La moitié pour des interventions sur la voie publique, mais également à domicile, dans des lieux publics (tramways, plages, terrain de sport…) et même dans des écoles.
« Il n’y a pas de limites d’âge, indique Benoît Fleury. Ça peut commencer très tôt, vers 10 ou 12 ans, à l’entrée du collège. Pour les plus précoces, ce sont souvent des gamins livrés à eux-mêmes. En revanche, tous ont, à un moment, des comportements à risques. »
Inégaux devant l’alcool
Et chaque individu réagit différemment à l’alcool, du fait de son état – la fatigue, le manque de nourriture, la corpulence…
« Nous sommes tous inégaux devant l’alcool, affirme l’addictologue du CHU. Les femmes sont plus sensibles que les hommes par exemple, et le facteur génétique peut aussi entrer en ligne de compte. C’est-à-dire une fragilité particulière de certains individus par rapport à l’alcool. Ce qu’on sait moins, c’est que mieux on tient l’alcool, plus on est en danger. »
Pour le docteur Fleury, il y a clairement un déni général de la société, à la fois de la part d’une jeunesse insuffisamment accompagnée, mais aussi du fait de la banalisation de tels comportements :
« Quand les jeunes se réveillent le lendemain à l’hôpital, il y a deux réactions. La honte et le déni, qui est la principale. Surtout quand ils ont ce qu’on appelle un “trou noir”, qu’ils ne se souviennent de rien. Mais il ne faut pas se le cacher, certains adultes les excusent d’avance en disant : c’est de leur âge ! »
L’environnement est aussi un facteur d’addiction à l’alcool : problèmes familiaux, solitude, entourage qui boit… Sans compter sur les conséquences futures, comme les cirrhoses et les autres impacts moins flagrants.
« Ce qu’on appelle le binge drinking, ou alcoolisation express, peut avoir des impacts sur le cerveau et deux conséquences principales : être une porte d’entrée vers la dépendance à l’alcool à l’âge adulte, ou abîmer les neurones, avec des troubles de la mémoire et un vieillissement prématuré du cerveau. »
« Ce n’est pas anodin de finir à l’hôpital »
C’est au petit matin, quand le jeune a cuvé son vin, que les soignants peuvent entamer une discussion.
À Pellegrin et à Saint-André, deux infirmières des équipes ELSA (Équipe de liaison et de soins en addictologie) interviennent. Leurs missions ? Prendre en charge les patients qui présentent une addiction. Elles proposent une aide et un accompagnement pour toutes consommations excessives – drogues, tabac, médicaments et bien sûr alcool. Et tentent de comprendre si l’excès de la soirée est festif, occasionnel, régulier, à quelle fréquence…
« Des comportements peuvent cacher des angoisses, une déprime, un début de psychose, de schizophrénie, assure le docteur Fleury. S’ils sont déjà engagés dans des conduites à risques, cela peut rapidement conduire à une dépendance à l’alcool. »
Mais cette « intervention précoce » ne doit surtout pas se faire sur un ton moralisateur. La compétence des infirmières est de faire prendre conscience aux jeunes que « ce n’est pas anodin de finir à l’hôpital ».
Ensuite vient la phase la plus délicate : la prise de rendez-vous pour un éventuel suivi. Entre les fausses coordonnées et les parents qui ne sont pas au courant des problèmes d’alcool de leur progéniture, le secret médical entre en jeu, rien n’est gagné.
Autre problème, l’argent. En raison d’un manque de fonds, les infirmières ne peuvent intervenir que la semaine… Elles ne touchent donc qu’une infime partie des jeunes hospitalisés. Et plus concrètement, elles n’ont pas toujours de salle ou bureau dédiés pour discuter avec les jeunes. Des manques de moyens qui font douter de l’impact et de la pertinence de ces interventions brèves aux urgences. Il n’y a aucun moyen de réellement suivre les jeunes et encore moins chiffrer d’éventuels résultats. Et pourtant, elles semblent primordiales.
Le docteur Fleury espère bénéficier des études faites au CHU de Rennes. L’établissement a reçu un financement pour un programme de suivi des jeunes pendant plusieurs années. Alors en attendant d’avoir un jour des fonds à Bordeaux, deux étudiantes en psychologie font une enquête pour savoir quels sont les profils psychologiques des personnes à risque.
Solidarité dans la fête
Bordeaux est la première ville étudiante de la Région dont le nombre croît d’année en année. Alors pour donner les clés d’une fête réussie, la préfecture a signé chartes de Soirées Exemplaires avec 35 associations étudiantes.
De son côté, la mairie a décidé de pérenniser les rendez-vous entre les nouveaux étudiants et les différents membres des dispositifs existants, pendant la journée « Bordeaux accueille ses étudiants ».
« Le message est de dire qu’il faut de la solidarité dans la fête. C’est-à-dire on sort ensemble, on rentre ensemble. Et on fait attention aux uns et aux autres », précise Vanina Hallab, chargée de mission Prévention de la délinquance / CLSPD à la maire de Bordeaux.
À partir de 2012, l’action de la mairie de Bordeaux a doublé contre l’hyper alcoolisation des jeunes, et ce, après que 7 jeunes aient été retrouvés morts dans la Garonne.
« J’ai interrogé ceux qui ont fait les autopsies, ils m’ont confirmé que tous ces jeunes sont morts noyés et hyper alcoolisés. D’où l’intérêt de la Ville de mettre en place les bouées, les barrières, etc. », ajoute le docteur Benoît Fleury.
Dans le jargon de la prévention, on appelle ça la politique de réduction des risques (RDR). Et ça fonctionne puisque selon les chiffres de la préfecture de la Gironde en 2015, cinq personnes ont été repêchées dans la Garonne, dont deux alcoolisées. Seize autres sont des cas de suicides. Tous repêchés par la brigade fluviale de la police nationale.
La prévention, nerf de la guerre ?
À Bordeaux, la prévention prend aussi des airs moins dramatiques avec des actions d’associations comme le Somm’Enbus avec l’Anpaa, qui donne l’occasion de décuver dans un lit avant de reprendre le volant ; le Soul Tram qui fait de la prévention tout en musique sur la ligne B du Tramway ; les taxis de l’association Eva qui vous permet de rentrer en toute sécurité pour pas cher ; les conseils des jeunes du TAF, qui vous donnent des trucs et astuces pour bien finir votre soirée. Des actions menées de front par la mairie soutenue par la préfecture et les forces de l’ordre.
Autre mesure qui semble fonctionner : la BPLI. La Brigade de Prévention de Lutte contre les Incivilités. Concrètement, depuis 2009, plusieurs policiers municipaux régulent la vie nocturne de Bordeaux. Il s’agit de faire des rondes et de prévenir, dissuader voire sanctionner toutes sortes d’incivilités. Pour l’alcool, les chiffres de la répression sont là.
« On a fait 1 800 verbalisations en 2014 pour consommations d’alcool en réunion sur la voie publique et 2 500 en 2015. Ça ne veut pas forcément dire qu’il y en a plus, c’est aussi parce que nous sommes plus nombreux sur le terrain », rapporte Nicolas Andreotti, chef de la police municipale de Bordeaux.
Les policiers de la BPLI sont intervenus plus de 400 fois en 2015 pour des incivilités. Le tapage nocturne, bien sûr mais aussi d’autres, trop bien connues des riverains.
« Les jeunes qui vont uriner ou vomir sur les portes des riverains, les petites bagarres, ceux qui hurlent… Quand vous allez travailler à 6 heures du matin et que vous commencez par mettre les pieds dedans, forcément au bout d’un moment, ça ne passe plus… Notre rôle est de laisser les jeunes faire la fête, sans trop déranger les riverains », ajoute Nicolas Andreotti.
Parfois la présence des policiers ou la lumière du gyrophare peut suffire à réguler une soirée. Ce qui n’est pas une mince affaire aujourd’hui, ne le sera sans doute pas demain non plus.
« La seule limite, c’est le capo »
Ce phénomène d’hyper alcoolisation est « un des enjeux majeurs » des années à venir, avec l’augmentation démographique envisagée dans la Métropole Bordelaise les années à venir.
« Il y a des labels qui ne cessent de tomber pour la ville de Bordeaux. Il faut qu’on aille encore dans le sens d’une attractivité, et la vie nocturne y fait aussi, il faut soutenir ça. Notre réflexion est de concilier une vie nocturne de qualité dans un subtil équilibre avec la santé et la tranquillité publique », souligne Vanina Hallab.
Pour certains Bordelais, il s’agit surtout d’une aseptisation des soirées bordelaises.
« Moi je veux une métropole qui bouge et qui vive, même et surtout la nuit, témoigne Math. Je veux habiter une ville qui me permette de trouver de quoi manger boire et danser même à 4h du mat parce que oui, tout le monde ne connaît pas le même rythme monotone du dodo-métro-boulot et que même au cœur de la nuit il y a des gens qui vivent. C’est le principe d’un centre-ville et fermer tour les bars n’y changera rien. On ne se loge pas dans le centre si l’on déteste le bruit. On s’installe un peu plus en périphérie dans la CUB et on dit merci à la TBC pour son réseau. »
Sachant que les doses d’alcool servies à domicile sont toujours plus fortes que dans les bars, l’hyper alcoolisation chez soi (ou des amis) est plus accessible. Ce qui n’empêche pas les quelques 2 500 établissements débiteurs d’alcool à Bordeaux de faire souvent le plein. Pour Juliette et ses copains, la seule limite, c’est faire capot, c’est-à-dire vomir…
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