Qui connaît encore Henri Guillemin ? Historien de la littérature, historien de la vie politique française du XIXe siècle – mais il a fait quelques incursions dans celle du XXe –, conférencier, auteur de près de 80 ouvrages, polémiste, Guillemin est mort en 1993 et semblait voué à un oubli rapide. On pleure Alain Decaux, on voudrait ignorer Guillemin.
Depuis 2003, pourtant, les colloques qui lui sont consacrés se multiplient ; deux associations, « Présence d’Henri Guillemin » (Mâcon) et, plus récemment, « Les ami(e)s d’Henri Guillemin » (Paris) s’attachent à diffuser son œuvre et les éditions Utovie ont réédité la presque totalité de ses livres.
Mais, plus étonnant, Guillemin fait un tabac chez les jeunes générations qui adorent regarder, sur Youtube, les vidéos de ses conférences – un jeune chercheur, Thibaut Poirot, a relevé, en 2104, que la conférence de Guillemin sur Robespierre avait été visionnée près de 300 000 fois ; François Ruffin, dont on sait la part qu’il prend aux Nuits debout, a écrit sur Guillemin, dans Fakir, un long article particulièrement admiratif ; Etienne Chouard est un diffuseur acharné de ses conférences et ne manque aucune occasion de dire l’admiration qu’il lui porte ; Mediapart sera partenaire du colloque organisé par Les ami(e)s d’Henri Guillemin, en novembre 2015, à Paris.
Un purgatoire de courte durée
D’où vient ce regain d’intérêt pour cet homme que les instances universitaires françaises ont dédaigné alors qu’il avait toutes les qualités requises pour finir professeur à la Sorbonne, que la télévision française (l’ORTF de l’époque) a très largement ignoré, laissant aux autres télévisions francophones le privilège d’en faire un de leurs invités réguliers ? Du fait qu’il ait passé l’essentiel de sa vie en Suisse où il était conseiller culturel à l’Ambassade française de Berne, ce qui l’a tenu à l’écart des cercles parisiens qui décident du « culturellement correct » ?
Sans doute. Mais aussi du fait que cet ami de Mauriac, ce familier de Claudel, de Jean Sulivan, de Claude Roy et de quelques autres encore, avait le don de prendre à rebrousse-poil les idées dominantes qui sont, comme on le sait bien, les idées de la classe dominante.
Guillemin, en fidèle héritier de Marc Sangnier (Le Sillon, mouvement chrétien et socialiste de la fin du XIXe/début XXe), dont il fut le secrétaire, est catholique. Ça passerait à la rigueur. Mais catholique de gauche et même d’extrême-gauche – voilà qui rend le bonhomme beaucoup moins fréquentable. Et la manière dont il aborde l’histoire en défrise plus d’un. L’histoire littéraire lui donne l’occasion de réparer un certain nombre d’injustices – Rousseau, Vallès, Zola… – et de remettre à leur place quelques fausses gloires – Constant, Vigny, Germaine de Staël, Voltaire –, de dénoncer les mille et un arrangements que nos grands écrivains prennent avec la vérité, alors même qu’ils jurent, la main sur le coeur, de dire la vérité, toute la vérité. Le Panthéon de nos idoles en est ébranlé.
Histoire des vainqueurs, oubli des vaincus
Mais là n’est pas le pire. Guillemin, en étudiant le contexte politique des œuvres sur lesquelles il se penche (cela commence par Lamartine, auquel il consacre sa thèse), découvre que ce que l’on avait appris au petit élève de la Troisième République qu’il avait été correspondait assez peu à ce que lui révélaient les textes, les documents d’archives, la presse d’époque, les mémoires de ceux qui avaient été mêlés à notre histoire. Bref, il se rend compte qu’on lui a menti et avec obstination, méthode et sans avoir peur de bousculer quelques gloires établies, il entreprend de rétablir la vérité.
On l’accuse, évidemment, d’être de parti-pris, de mauvaise foi, d’amateurisme, de n’être qu’un vulgaire pamphlétaire aveuglé par sa haine de classe, on le traite de « fouilleur de poubelle », de « détrousseur de cadavre » – c’est qu’on n’aime guère que soit remise en cause l’histoire officielle, l’histoire courtisane, l’histoire bien-pensante. En un mot, le « roman national » qui n’est bien souvent qu’une succession d’images d’Epinal (Bonaparte au pont d’Arcole, Clovis et le vase de Soisson, les tueries républicaines en Vendée, Louis XVI et sa passion pour les serrures, la mission civilisatrice de la France qui s’en est allée aux quatre coins du monde porter les acquis de la Révolution aux sauvages, les pétroleuses mettant le feu à Paris… chacun peut continuer cette liste) vole en éclats et les enjeux politiques de sa défense apparaissent au grand jour.
Il s’agit toujours d’une histoire qui est celle des vainqueurs, écrite par eux et par leurs valets. Les vaincus, les oubliés de l’histoire, n’ont pas droit à la parole. Comme le dit Jacques Rancière, nous assistons à l’heure actuelle, mais la chose ne date pas d’aujourd’hui, à une « offensive révisionniste par rapport à toutes les formes de la tradition de gauche, qu’elle soit révolutionnaire, communiste, anticolonialiste ou résistante ».
Une mémoire des luttes du peuple
Guillemin est de ceux qui ne se résignent pas à ce travestissement de la réalité et il dénonce sans fin la haine du peuple qui alimente l’oligarchie régnante, la peur du « rouge » qui débouche sur tant de massacres tout au long du XIXe siècle (les journées révolutionnaires, les massacres par les Versaillais des insurgés de la Commune). Il montre la classe dirigeante toujours prête à pactiser avec l’ennemi pourvu que lui soit garanti le maintien de ses privilèges (la guerre de 70, la collaboration), à trahir pour continuer de s’enrichir.
Guillemin était un conférencier hors pair ; lorsque la télévision est arrivée, il a continué à faire ce qu’il savait si bien faire : une table, un décor minimaliste, un regard droit planté sur la caméra, une voix chaude et passionnée, une façon qui n’appartient qu’à lui d’interpeler son auditeur. Regardez-le, écoutez-le et vous serez à votre tour séduit par ce sacré bonhomme – et surtout votre approche de l’Histoire en sera complètement bouleversée. Guillemin est une des mémoires des luttes que le peuple a menées contre ceux qui voulaient le priver de tous ses droits, de toute sa dignité.
On comprend mieux pourquoi il est important, dans le contexte actuel, d’aller prendre, auprès de lui, des leçons de clairvoyance et des motifs de reprendre le combat.
Bibliographie
- Quelques titres d’Henri Guillemin, publiés chez Utovie :
« Les origines de la Commune » (3 tomes) – « Robespierre, politique et mystique » – « Nationalistes et nationaux » – « L’énigme Esterhazy » – « Napoléon, légende et vérité » – « Benjamin Constant, muscadin » - Sur Henri Guillemin :
Patrick Berthier, « Henri Guillemin, légende et vérité » (Gallimard) ; Patrick Rödel, « Les petits papiers d’Henri Guillemin » (Utovie).
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