5h30 – Il fait encore nuit quand, sur le parking du CE de Ford, les ouvriers CGT de l’usine blanquefortaise retrouvent des membres du Collectif de lutte 33 qui, depuis plus de trois mois, contestent la Loi Travail par des grèves et des blocages. Philippe Poutou donne des tracts sur la situation dans l’usine et des consignes.
Il faut faire avec un effectif réduit : 18 personnes ont répondu à l’appel dont une moitié d’ouvriers de Ford ou de l’usine cousine Magna (ex-Getrag). Tous vont découvrir les 24 Heures du Mans avec quelques cernes sous les yeux. Thierry, ouvrier frôlant les deux mètres et à la barbe grise, se marre :
« Nos femmes ont accroché une photo de Poutou et elles jettent des fléchettes dessus pour se venger de toutes ces idées qu’il a. »
Cette année, l’entreprise américaine roule des mécaniques aux 24 Heures du Mans car. Bien qu’elle ne participe pas au Mondial de l’automobile de Paris que les ouvriers girondins avaient l’habitude de chahuter, elle fait son grand retour dans la classique mancelle 50 ans après un triplé historique pour l’écurie. L’idée de Philippe Poutou et de Gilles Lambersend, secrétaire du CE Ford Blanquefort, est donc de suivre les activités de la maison-mère.
« Fastoche »
10h30 – Après 450 km parcourus, les ouvriers de Ford et leurs soutiens arrivent sur place. La déclaration préfectorale indique aux manifestants qu’ils doivent rester devant l’entrée, ne pas gêner la libre circulation (« fastoche » commente Poutou) et ne pas se réunir à un autre endroit (« pas fastoche »).
L’action restée cachée aux autorités doit permettre l’occupation des stands d’exposition de Ford pour toucher à l’image de marque de l’entreprise. Pas sûr que ça marche !
12h – Devant l’entrée, une banderole est déployée : « Ford Bordeaux / Usine en danger / Sauvons les emplois ». Sous l’œil de deux membres des renseignements territoriaux – l’un affable, l’autre distant – les Girondins rejoints par des Manceaux de la CNT ou du collectif inter-luttes tractent à tour de bras. Ils dénoncent à la fois les problèmes de l’usine (voir encadré) et la loi El Khomri.
Les réactions des passants sont partagées. Certains pestent contre la CGT amalgamant syndicalistes et casseurs. D’autres approuvent comme ce Belge qui regrette que Ford n’ait pas plus investi dans l’usine de Genk, ou cet ouvrier sarthois en industrie qui tente de revendre une place qu’il a en trop :
« Ils ont raison. Il faut se mobiliser. Tout est toujours pour les mêmes. C’est tout pour les gros. Le problème c’est qu’on se mobilise mais chacun son tour. »
D’ailleurs, lui-même n’a pas pris part aux manifestations contre la loi Travail pourtant « inadmissible » à ses yeux. Près de ses oreilles, un prof d’anglais de la CNT scande inlassablement au mégaphone :
« Ford gets tax cuts and cuts jobs » [Ford a des réductions d’impôts et réduit l’emploi, NDLR].
Pendant ce temps, une partie du Collectif de lutte 33 est rentré discrètement pour repérer les lieux à investir.
14h30 – La pluie s’invite. La banderole s’abrite. Les militants entrent au compte-goutte pour ne pas éveiller les soupçons. L’averse tombe et perturbe la course. Elle démarre au ralenti. Alors qu’à l’intérieur les participants à l’action enfilent leur t-shirt « Sauvons les emplois » et envahissent calmement le stand d’exposition de la marque avec banderole, autocollants et slogans :
« On veut du boulot pas du baratin ! »
Durant 20 minutes, motivés, ils chantent à tue-tête. Cette fois-ci, il n’est pas question de monter sur les voitures, un acte qui au Salon de l’automobile a déjà coûté une plainte aux ouvriers. La Mustang et la Focus exposées se font voler la vedette et le public regarde éberlué et mitraille de photos les manifestants. Puis, les responsables de la sécurité et du stand Ford s’agacent. Le ton monte.
« Culotté »
Le petit cortège part et compte bien rejoindre le stand VIP de Ford où il espère trouver le directeur de Ford Europe. Sur le chemin, il trouve surtout plusieurs policiers et agents de sécurité pour leur barrer la route. Pas question d’échauffer trop les esprits, les manifestants rebroussent chemin et défilent tout sourire jusqu’à la sortie, sans avoir vu ni la course ni Brad Pitt donnant le départ.
18h – Une fois dehors, prête à reprendre la voiture pour plus de quatre heures de route jusqu’à Bordeaux, Sandra ouvrière chez Ford se réjouit : « on a accompli notre mission… malgré l’état d’urgence ! » Pour Gilles Lambersend, un message est passé :
« Ford met les gros moyens pour les 24 Heures du Mans, mais à Bordeaux, ses dirigeants ne prévoient aucun investissement. On est entrain de mourir à petits feux pendant qu’ils font la fête au Mans. Cette action, c’est une réussite. Je n’y croyais pas. »
Philippe Poutou espère que « les collègues vont se dire qu’on est culotté » et vont se remobiliser car les demandes récentes pour une meilleure revalorisation salariale ont échoué faute de participants au dernier débrayage de l’usine. Cependant, il déplore que parmi les 1400 journalistes accrédités, seul Rue89 Bordeaux ait visiblement assisté au chahut, mais reste persuadé que la direction en aura eu l’écho.
Vidéo : Nicolas Beirnaert, Jamila Jendari / Padre association
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