Décembre 2013. Le lancement de Rue89 Bordeaux vient d’être annoncé pour le mois de janvier. Comme plusieurs journalistes de la ville, j’accueille la nouvelle avec intérêt, et envoie aussitôt un petit message pour proposer mes services de free-lance. Heureuse coïncidence : avant de m’installer à Bordeaux, en 2012, je m’étais renseigné sur les pure players en place, et constaté que Rue89 n’y avait pas d’édition locale. Avec l’expérience de Rue89 Strasbourg, lancée par un camarade de l’école de journalisme alsacienne dans un coin de ma tête, j’avais contacté la rédaction parisienne pour me renseigner.
De là à m’imaginer lancer ma boîte, il y avait de la marge… Et pourtant, un concours de circonstance me propulse dans le cercle des fondateurs. Walid Salem cherche un journaliste expérimenté pour remplacer au pied levé le rédacteur en chef initialement pressenti, qui a quitté le navire. J’ai quelques atouts dans mon jeu : j’ai dirigé le bureau parisien d’un quotidien régional, L’Alsace, coachant alors quelques pigistes ; je suis généraliste, m’intéresse autant à l’économie qu’au rugby, au théâtre contemporain ou à la musique brésilienne, avec un tropisme pour les sujets politiques et écologiques . Et puis j’ai même déjà été rédacteur en chef : du « Clairon de Paul Claudel », pendant mon enfance à Millau (Aveyron), à l’âge de 9 ans (bien sonnés).
Si le courant passe entre nous, Walid, à l’origine du projet, ne me promet pas la lune. Non, nous n’avons pas d’argent de Rue89, donc pas de salaire possible. Nous n’avons pas encore de rédaction – les locaux envisagés seront finalement trop coûteux à remettre en état. Et si nous avons un capital de départ (35000 euros), nous donnons la priorité au paiement de piges, espérant que la qualité des contenus génèrera du trafic et des rentrées publicitaires, permettant alors de rémunérer les permanents.
Mister cocktail
C’est tentant, mais risqué. Personnellement, fin 2013, je suis à une sorte de tournant. Séduits par Bordeaux, nous sommes installés ici depuis 2012 avec ma famille. Si ma compagne a trouvé le poste qui nous a permis de larguer les amarres parisiennes, j’ai quant à moi renoué avec la vie de pigistes, après 6 ans comme chef du bureau parisien de L’Alsace, dont je démissionne. Nous ne sommes pas originaires de Gironde, mais on se rapproche ainsi de l’Occitanie (qu’on n’appelait pas encore comme ça) parentale.
A Bordeaux, je travaille d’abord comme correspondant local pour une agence de presse Sipa (qui met vite la clé sous la porte), et cultivant mon credo de journaliste spécialisé environnement, je continue mes collaborations avec quelques magazines de la presse nationale comme Géo ou Terra Eco (récemment placé en liquidation judiciaire). J’écris régulièrement pour l’édition locale du gratuit 20 Minutes, sortant quelques infos (jusqu’à ce que le quotidien gratuit ne coupe son budget piges), puis participe un temps MyGlobalBordeaux (disparu depuis).
Même pour un chat noir, je me suis quand même fait repérer. Mais pas assez pour nourrir son homme, ni surtout pratiquer le journalisme tel que je le rêve – une sorte de cocktail improbable qui fédèrerait l’investigation à la Médiapart, l’ironie du Canard Enchaîné, la rigueur de l’AFP et l’humour de Society… Le tout au niveau local, fondé sur du reportage de terrain, de l’enquête de proximité béton, et sans se la péter.
Ce ne sont pas les idées qui manquent, plutôt le titre pour les porter dans un paysage médiatique local moins effervescent que ceux de Lyon ou même Marseille. Il y a pourtant un potentiel incroyable et des milliards de choses à raconter dans cette métropole (qu’on appelle encore la CUB) en plein boom.
Fleur au fusil
Alors je fonce dans le projet Rue89 Bordeaux. Seul journaliste professionnel de la bande des 4 cofondateurs, je définis avec Walid la ligne éditoriale et j’impulse avec l’équipe de pigistes le choix des sujets.
Nous attaquons ce lancement la fleur au fusil, tout excités d’avoir en main ce formidable outil de liberté et de débat, en pleine campagne électorale de surcroit. De mon apport personnel initial, je retiens quelques bonnes histoires (stories, comme disent les journalistes anglo-saxons) – les reportages sur Ginko, la foire des palmarès… -, des tentatives de formats d’articles différents et ludiques – le Vincent Fais-le-test, la Ruche qui dit ni oui ni non -, des enquêtes qui font causer – Bordeaux Métropole millionnaire, l’accès à la propriété d’un logement devenue compliquée dans l’agglo…
Je redécouvre le plaisir d’animer une équipe, de réfléchir avec les journalistes à la meilleure façon possible d’angler ou d’approfondir les sujets, de causer lors des conférences de rédac’ rugby ou politique, et (rarement) d’aboyer en chien de berger.
Grosse fatigue et gros kif
Mais je reste à ce jour non salarié, et sans doute l’un des seuls rédacteurs en chef de France inscrit à Pôle Emploi. Défrayé par Pressbox, la société éditrice de Rue89 Bordeaux, quand elle le peut, je dois effectuer des piges à côté de Rue89 Bordeaux. J’essuie parfois de gros coups de fatigue – je me retrouve souvent à écrire mes articles la nuit (pardon, chérie), après avoir corrigé les copies des autres. Enfin, corrigé, surtout le fond et les titres, nos lecteurs pointilleux nous alertant souvent sur les coquilles oubliées dans les papiers (pardon, Ô Rtograf)…
Si on excepte les trolls et les râleurs, l’échange avec ces lecteurs est en fait l’autre gros kif et l’essence de ce boulot, qui s’enrichit des remarques et suggestions extérieures. Cette interactivité démocratique, dans l’ADN de Rue89, est je le crois l’avenir de notre métier.
Non, tout le monde ne peut pas être journaliste (est ce que je prétends être architecte ou éboueur, moi ?), mais chaque journaliste doit pouvoir parler au maximum de monde. Intéresser et associer les gens avec de nouvelles façons de traiter l’information – de la vidéo, du webdoc, des jeux… -, mais aussi, pourquoi pas, conduire des enquêtes et des reportages participatifs. Des expériences que j’espère bien pouvoir conduire avec Rue89 Bordeaux, si l’aventure se poursuit grâce à votre soutien à notre campagne de financement participatif. Cela voudrait aussi dire que je ne suis pas vraiment un chat noir.
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