Mère et fils
Laurent Mauvignier, Continuer, Éditions de Minuit, 240 pages, 17€
Sybille, la quarantaine vient de s’installer à Bordeaux. Fraîchement divorcée, accroc à la cigarette et à la bière, elle traîne dans son sillage, Samuel, son fils de 16 ans, ado paumé qui verse dans le look skinhead et les mauvaises fréquentations. L’histoire somme toute banale aurait pu en rester là, s’il n’avait fallu « Continuer ». Car Sybille veut se sauver et avec elle son fils, refusant de laisser le naufrage qui les menace advenir. Elle décide alors de partir avec Samuel dans les montagnes du Kirghizistan, pour une chevauchée de la dernière chance.
Véritable chant d’amour d’une mère pour son fils, le roman de Mauvignier se lit aussi comme un livre d’aventures, sauvage et abrupt, comme un western de l’intime en quelque sorte, où le voyage dans les glaciers kirghizes se mue en une exploration, ô combien émouvante, du passé, empli de nœuds, de ratés, de Sybille.
De ce passé qui se révèle petit à petit au fil des pages, Mauvignier réussit à tirer, avec une justesse rare, une coloration politique d’une contemporanéité troublante. Haletant, à l’image des phrases qui se déroulent au gré de milles détails et reformulations, « Continuer » est un livre qui prend vraiment aux tripes, quitte à verser quelques larmes. AC
Retour au pays
Willy von Beruf/Jean-Yves Cendrey, La France comme ma poche, Éditions L’Arbre vengeur, 200 pages, 14€
Willy von Beruf quitte Berlin pour la France, et plus exactement pour Saint-Per-de-Gonze, quelque part à côté de Langon, où il doit retrouver son paternel, qu’il n’a pas vu depuis des dizaines d’années.
« Cheveux au vent, un joint aux dents et quelques lampées de Laphroaig dans le sang, c’est au mépris des radars et de toute prudence que je m’en retourne au pays de mon père y faire la paix avec ce dernier, dernier des égoïstes et même des salauds. »
Dans ce road-movie en forme de retour au bercail, Willy n’épargne personne et surtout pas son pays natal, tout le long d’un monologue ravageur et insolent. De Verdun au Bassin (prononcez Bassingue) d’Arcachon, la France et les Français en prennent pour leur grade, dessinés avec autant de mordante mauvaise foi que d’emportement finement léché par un Willy (Jean-Yves Cendrey ?!) incapable de retenue.
Les ronds-points affublés de prétendues œuvres d’art, les zones commerciales qui ont remplacé les vignobles, les centre-villes moribonds, les « sacacaca » ou les fruits de mer frelatés, tout est prétexte à une logorrhée de haute tenue, d’où jaillit pourtant une bonne dose d’affection. Qui aime bien châtie bien, n’est ce pas ? Portrait corrosif d’un pays dévasté ou pari littéraire, La France comme ma poche ne serait-il pas une manière de rappeler que l’écriture est un jeu ? AC
Souvenirs d’enfance
Jean Cayrol, Les Enfants pillards, Éditions L’Éveilleur, 208 pages, 19€
L’écrivain bordelais Jean Cayrol (1911-2005) a la postérité bien (trop ?) discrète. Et pourtant, il est l’auteur du scénario du célèbre « Nuit et Brouillard » d’Alain Resnais et le prix Renaudot 1947 pour son roman « Je vivrai l’amour des autres ». Aussi faut-il saluer le choix de la toute jeune maison d’édition bordelaise, baptisée L’Éveilleur, de rééditer le récit autobiographique de celui qui fut tout à la fois, écrivain, éditeur, poète, cinéaste… et rescapé des camps.
Avec « Les enfants pillards », c’est son enfance qu’il met en mot, celle de ses 8 ans, passée, en plein été 1918, à Lacanau. Ici point de naïveté ou de candeur revisitée prêtant à l’age tendre une innocence mensongère : avec la grande guerre en arrière-plan, c’est la « liberté féroce des enfants dont les parents sont pris par de terribles jeux », que l’auteur convoque et ressuscite à la manière de William Golding dans « Sa majesté des mouches » ou de René Clément dans son film « Jeux interdits ».
Fascination de la mort, délation, tyrannie, jeu trouble avec la violence, Jean Cayrol ausculte les noirceurs de l’enfance dans un monde qui ne l’est pas moins, baignant pourtant son texte d’une grande tendresse. Remettre ce livre et avec lui, un auteur dont il dit qu’il annonça le « nouveau roman » au goût du jour est un beau geste littéraire. AC
De tout et de rien
Brigitte Fontaine & Alfred, Boulevard des SMS, Éditions Casterman, 100 pages, 15€
C’est leur premier rendez-vous sur la scène littéraire. Alfred, le dessinateur bordelais et Brigitte Fontaine, la chanteuse déjantée ont pris ensemble la route et la plume pour donner naissance à un recueil aussi poétique que désopilant.
Dans ce « Boulevard des SMS », l’interprète du « Nougat » pose ses pensées taillées en aphorismes aux côtés des planches épurées et souples de l’auteur de « Come prima ». Il est question de vie, de mort, de religion, de presque tout en somme, pour presque rien. Résultat : un drôle de capharnaüm, un ping-pong entre mots et images, sensible, drôle et sans prise de tête. « Si vous ne comprenez plus rien, pensez à autre chose. » AC
Mémoires de mon père
Bruno Loth, Mémoires d’un ouvrier Avant-guerre et sous l’Occupation, La Boîte à Bulles, 320 pages, 39€
« A quoi bon écrire un livre qui parle de la jeunesse d’un homme ordinaire ? » s’interroge Bruno Loth pour expliquer sa démarche : retracer en bande-dessinée la vie de son père, Jacques, apprenti puis ouvrier sur les chantiers navals de Bacalan, dans les années 30 puis pendant la Deuxième guerre mondiale.
« Ici, pas de héros, de résistants, de politiques, rien pour les livres d’histoire. L’engagement, c’est celui de la vie simple, du monde du travail et des restrictions. Il est de ceux – la grande majorité des Français – dont on ne parle pas ; on les compte, c’est tout. »
Pour l’auteur bordelais, ces souvenirs « d’homme ordinaire m’apparaissent aujourd’hui comme une véritable aventure ». Celle-ci commence en mars 1935, par un récit d’apprentissage – dans les ateliers, les grèves durant le Front Populaire, le mouvement des auberges de jeunesse qui en est issu, une maison close de Mériadeck…
Le récit se poursuit pendant l’Occupation, lorsque l’ouvrier doit composer avec les cas de conscience – travailler ou pas pour la marine italienne installée aux Bassins à flot ? -, le rationnement, les drames personnels – l’assassinat d’un ami engagé dans la Résistance, la mort de sa maire, l’enrôlement de son frère au STO… -, la peur de perdre des proches lors des bombardements, allemand puis alliés, l’amour malgré tout.
Dans cette intégrale rassemblant les trois volés déjà parus au même éditeur (« Apprenti » et « Ouvrier », tomes 1 et 2), on retrouve avec bonheur la ligne claire de Bruno Loth et l’émotion latente de cette histoire intime. On redécouvre aussi le Bordeaux de l’époque, que l’auteur donne magnifiquement à voir, de l’Exode sur le pont de pierre en 1940 à la construction de la Base sous-marine, en passant par des vues aériennes de Bacalan ou de Pey Berland. SB
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