Patrick Chastenet est professeur de science politique à Sciences-Po Bordeaux. Il a œuvré pour que la pensée de Jacques Ellul (1912-1994) – qui, après des études de droit, étendit ses recherches en histoire et en sociologie et fut, à Bordeaux, un enseignant charismatique – retrouve la place qui lui revient dans la réflexion politique contemporaine.
Deux parutions récentes viennent rappeler ce penseur-éclaireur que fut Jacques Ellul, dont l’œuvre fut longtemps ignorée des coteries intellectuelles qui décident de ce qui vaut et de ce qui ne vaut pas. Des entretiens que Patrick Chastenet eut avec lui entre 1981 et 1994, publiés par La Table ronde, sous le titre évocateur de « A contre-courant », en 1994, et repris dans la collection de poche, La Petite Vermillon. Les actes d’un colloque organisé en 2102 par Patrick Chastenet, « Comment peut-on (encore) être ellulien au XXIe siècle ? », publié également à La Table Ronde.
Les entretiens
Il fallait une complicité étroite, comme celle qui unissait Chastenet et Ellul, pour, sur le ton très naturel d’une conversation, retracer l’évolution de la pensée d’Ellul et l’amener, lui qui était si réservé, à confier des éléments plus personnels de son histoire. L’on sait généralement quel est le thème central de son œuvre : une critique prémonitoire de l’emprise grandissante et déshumanisante de la technique sur nos sociétés et sur les intellectuels mêmes dont on attend qu’ils fassent preuve de davantage de lucidité. Ce qui suffit à le ranger dans la catégorie des prophètes de malheur :
« Je ne me méfie pas de l’appareil technique en soi mais des réactions de l’homme lorsqu’il détient des instruments d’une trop grande puissance. » Ou encore « L’inquiétant n’est pas la Technique, en soi, mais notre attitude à son égard. »
Nous en sommes venus à un point où les avertissements d’Ellul sont déjà presque dépassés – là où il voyait une source possible de maîtrise du développement, dans l’informatique, ce sont des dangers à l’égard des libertés fondamentales qui apparaissent de plus en plus.
L’on a peut-être attaché moins d’importance à sa critique des formes de pouvoir à l’œuvre dans nos démocraties. L’expérience du monde politique qu’il fit, après la guerre, en étant quelque temps membre de l’équipe de Chaban-Delmas, le convainquit des difficultés qu’il y avait à lutter contre une bureaucratie tout-puissante et le détourna de s’y laisser enfermer.
Quant à l’aspect théologique de son œuvre, elle ne put qu’accroître la méfiance que l’on ressentait à l’égard de ce franc-tireur. Protestant protestataire, même parmi ses coreligionnaires, cela avait de la peine à passer.
Tout se tient dans l’œuvre d’Ellul – et c’est sans doute la difficulté de son œuvre qu’on a eu souvent tendance à réduire à un ou deux ouvrages, alors qu’ils ne prenaient sens que dans le long travail si tôt commencé et jamais interrompu.
Deux influences majeures : celle de Bernard Charbonneau dont Ellul reconnaît qu’il a joué un rôle essentiel dans sa formation, dès leur première rencontre, alors qu’ils sont encore lycéens. Charbonneau l’a initié à une vision écologique du monde, à l’expérience d’une rencontre avec la nature qui seule permettait de prendre un recul suffisant pour réfléchir aux conditions de la vie citadine et aux pièges dans lesquels elle nous enfermait. Toute une partie de leur œuvre est à quatre mains, pourrait-on dire, jusqu’à ce que Charbonneau s’éloigne de plus en plus des lieux d’échanges intellectuels où il se sent mal compris et qu’Ellul trace un chemin plus personnel.
Et c’est la deuxième influence qui s’est exercée sur lui : celle de sa femme, qui lui apprend à regarder et surtout à écouter les hommes tels qu’ils vivaient autour de lui, à avoir une approche beaucoup moins abstraite des problèmes, une attitude plus attentive et plus sensible, charnelle presque, devant la beauté du monde.
« Elle a changé toute ma manière de vivre puisque, finalement, recevoir les autres est devenu une part importante de notre vie. »
Les Actes du colloque de 2012
Les intervenants au colloque de 2012 s’interrogent sur l’actualité de l’œuvre d’Ellul.
« Que signifie l’hommage rendu à un penseur mort, s’interroge Patrick Chastenet, quand, de son vivant, tout semble s’être conjuré pour empêcher sa pensée de porter réellement sur l’objet qu’elle avait pris pour cible. Parler de lui nous engage bien au-delà du cadre dans lequel nous parlons. Nous ne pouvons faire du nom d’Ellul un écran derrière lequel notre propre impuissance à penser trouverait sa justification. Parlant de et à partir d’Ellul, nous voici incités à n’en parler qu’en vue d’actualiser la question que cette pensée et cette action s’efforçaient de poser, et non à pérorer sur sa pensée et son action. »
Ce que Chastenet fait, pour sa part, dans une analyse exemplaire de l’affaire du Mediator où il lit la vérification de « la théorie [ellulienne] de la dépossession de la décision par une aristocratie technicienne ».
Les autres interventions montrent que la pensée d’Ellul est connue dans le monde entier et qu’elle apporte des outils d’analyse pour des problèmes qui sont ceux de notre époque. Je ne peux en retenir que quelques unes : sur le problème de la décroissance, Serge Latouche pointe les convergences et les divergences, mais retient surtout « la faillite de la promesse de bonheur de la modernité et la colonisation de l’imaginaire par la technique comme source de la toxicodépendance consumériste » – j’adore cette expression…
Sur la crise actuelle, Bernard Bouyssou se demande si « elle ne vient pas de notre incapacité à prendre conscience de la contradiction à vouloir financer en même temps le coût du progrès technique et celui de la réparation de ses dégâts physiques, écologiques et sociaux ».
Chastenet rappelle, en conclusion de ces Actes, les « quatre propositions établies par Jacques Ellul en 1965 et dont l’ingénierie climatique ne saurait s’exonérer : tout progrès technique se paie, le progrès technique soulève à chaque étape plus de problèmes (et plus vastes) qu’il n’en résout, ses effets néfastes sont inséparables de ses effets bénéfiques, tout progrès technique comporte un grand nombre d’effets imprévisibles ».
Voilà, s’il en était besoin, la preuve de l’actualité de Jacques Ellul.
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