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« Le système et le chaos » de Bernard Charbonneau, le Bordelais qui avait (aussi) presque tout prévu

Introuvable depuis des années, une des œuvres maîtresses de Bernard Charbonneau vient d’être rééditée chez R&N (422 pages, 25€). Cette maison d’édition tente de « réparer une injustice » en donnant à connaître le travail foisonnant de ce précurseur de l’écologie politique, compagnon de route de Jacques Ellul. Prophétique, « Le Système et le chaos » dénonce ainsi la logique du « développement exponentiel », autant destructeur de la nature que des libertés humaines. Quatrième sélection de notre série d’été 2022 « Pages à plages ».

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« Le système et le chaos » de Bernard Charbonneau, le Bordelais qui avait (aussi)  presque tout prévu

Il ne peut y avoir de développement infini dans un monde fini. Personne ou presque n’ignore désormais cette sentence, sans forcément savoir sa formulation exacte – « le développement exponentiel ne durera pas toujours, l’homme et le monde étant finis ; assez vite il débouchera dans le chaos, sinon dans le système » -, ni connaître son auteur.

Et pour cause : Bernard Charbonneau, né en 1910 à Bordeaux, a beau être considéré comme un des pionniers de l’écologie politique, ses ouvrages sont moins passés à la postérité que ceux de son ami et alter ego, Jacques Ellul. Une « injustice » que Thomas Bourdier tente de réparer, en rééditant dans sa maison R&N (Du rouge et du noir) ses principaux textes – « L’Etat », « Je fus » ou dernièrement « Le système et le chaos. Critique du développement exponentiel ».

Bernard Charbonneau « a traité à peu près tous les thèmes d’aujourd’hui, avec une lucidité et une prescience étourdissantes », estime l’éditeur récemment interrogé par « Marianne ». « Dans la volonté de l’éditer, il y a aussi celle de réparer une injustice, car son destin éditorial a été très cruel : malgré l’aide d’Ellul, la plupart de ses textes sont restés inédits, et tous confidentiels (à l’exception peut-être du Jardin de Babylone publié chez Gallimard). »

Personnaliste gascon

Ellul et Charbonneau, qui se sont rencontrés sur les bancs de l’Université de Bordeaux, rédigent en 1935 le premier manifeste personnaliste, ce courant de pensée d’obédience chrétienne tentant de trouver une troisième voie entre le capitalisme d’un côté, et les totalitarismes fasciste et communiste de l’autre.

Dénonciateurs de la société technicienne et anti-productivistes, les Bordelais incarnent le « personnalisme gascon », engagé pour la construction de communautés alternatives locales puis, dans les années 60 et 70, contre la bétonisation de la côte Aquitaine.

Après la guerre, Charbonneau s’isole : il ne se retrouve pas dans les penchants idéologiques de la gauche pour le communisme, et rompt avec Emmanuel Mounier, le fondateur de la revue Esprit, inspirateur de la « deuxième gauche ».

« Sa réflexion, centrée sur les structures d’oppression que sont l’Etat, la technologie ou les médias, porte trop loin pour Mounier, qui ne l’accueille pas dans son “Collège personnaliste”, explique le philosophe Renaud Garcia dans la préface du “Système et le chaos”. Charbonneau se retire dans le Béarn, à Laroin, près de Pau. A Lescar, il occupe un poste de professeur d’histoire et géographie à l’école normale des Pyrénées-Atlantique. Il assouvit son appétence pour la vie rurale, goûtant les plaisirs de la pêche et de la randonnée, tout en creusant son sillon, loin des modes intellectuelles. »

Bluffant de fulgurances

Ecrit entre 1945 et 1967, « Le système et le chaos » n’est ainsi publié qu’en 1973, puis réédité en 1989 avec des notes de l’auteur (décédé en 1996 à Saint-Palais). Le dernier tirage, datant de 2012 au Sang de la Terre, était épuisé, jusqu’à sa parution cette année chez R&N.

Trente ans après sa sortie, l’ouvrage peut surprendre. D’abord par sa construction en trois livres, écrits à différentes époques, qui ne suit pas la progression classique d’un essai mais semble au contraire comporter des redites. Par son style, ensuite, tantôt emphatique, parfois bluffant de fulgurances.

Par ses références historiques enfin, empreintes du contexte historique (la guerre froide, les Trente glorieuses…) nécessitant parfois quelques recherches parallèles – sur Magnitogorsk ou le père Teilhard, nous concernant…

Cela n’en fait pas pour autant un livre daté, au contraire. S’il n’est pas encore question de réchauffement climatique ou d’érosion de la biodiversité, Bernard Charbonneau identifie les causes déjà à l’origine de ces phénomènes et d’autres alors bien connus, mais guère contestés – la pollution chimique, l’étalement urbain et « le torrent des bagnoles », la bétonisation de la nature et des campagne, la destruction des sociétés paysannes….

« La production commande et juge »

Sans utiliser ce terme, l’agrégé d’histoire est un des premiers à évoquer les externalités négatives de la Machine : morts et blessés causés par l’automobile, production de déchets, grands projets inutiles comme le Concorde et Latécoére en France ou grands canaux en URSS dont les chantiers ont été stoppés à la mort de Staline…

« Tant qu’à faire des comptes, faisons les sérieusement, écrit-il. Retirons de l’actif de l’expansion la part de la guerre, celle des aérodromes et des satellites, du renouvellement toujours plus coûteux de l’outillage ; ajoutons-y les dépenses de luxe, publiques ou privées comme l’automobile, que restera-t-il de vraiment utile au bonheur des hommes ? »

Un demi siècle et quelques débats sur les indicateurs de richesse plus tard, la question n’a guère progressé : la croissance du PIB reste l’alpha et l’oméga de nos politiques, et le progrès technologique vu comme la martingale contre nos maux écologiques. « Nos sociétés sont d’abord économiques ; si la politique gouverne, la production commande et juge », écrit Charbonneau, avec toutes les dérives qu’il identifie.

La Grande Mue

Marqué par la rupture que représentait Hiroshima – la menace permanente pour la planète que représentait le nucléaire militaire, mais aussi civil -, le natif de Bordeaux décrit une « Grande Mue » qui est en effet un cercle vicieux : le progrès scientifique et technique, et la croissance économique à tout prix… nécessitent selon lui une organisation de la société de plus en plus bureaucratique et totalitaire, dans le sens où elle entend diriger chaque aspect de la vie humaine, de la naissance aux loisirs en passant par la médecine.

Et ce dans les régimes de dictature comme dans les démocraties libérales où « la finance devenant science, il convient d’en décharger le parlement pour la confier aux financiers ».

« Il n’est pas question de souffler, la loi de la production est celle du front : tout arrêt équivaut à un recul. La pression de la démographie et des besoins, la concurrence, et surtout la nature d’une économie qui ne peut tenir que par le mouvement, imposent un développement progressivement accéléré sous peine de catastrophe. L’économie moderne se rue dans le boom pour éviter le krach. (…) Plutôt risquer la « surchauffe » que de freiner l’élan : aujourd’hui une réforme qui investirait l’essentiel du progrès technique dans une diminution du temps de travail provoquerait sans doute une crise à la fois économique et spirituelle. »

Cet écolo avant l’heure – il participera dans les années 1970 au premier journal revendiquant cette appellation, la Gueule ouverte -, se demande pourquoi le système est aussi peu remis en cause :

« Il n’y a guère de marxistes, de catholiques ou de libéraux pour se demander si ce sont des bagnards qui produisent ou des fous qui consomment. En dépit de Mai 68, la croissance reste la loi suprême et universelle, comme autrefois la volonté de Dieu. »

Mondialisation

Dénonçant le « génocide universel opéré par la société industrielle » des peuples et cultures (« Bororos, Béarnais ou Gitans » qui désormais « reçoivent tous la même instruction »), Charbonneau voit bien les soulèvements anti-colonialistes :

« Mais comme tous les individus et les peuples prétendent quand même vivre d’une vie propre, à défaut de la proie il leur faut l’ombre : le drapeau, regrette-t-il. C’est pourquoi sans doute les nationalismes pullulent au moment où la terre s’unifie. Le faible se révolte contre le fort, et surtout contre le faible. »

Charbonneau prend surtout acte d’une véritable soumission volontaire à un modèle qu’on appellera plus tard la mondialisation libérale : « La colonisation se poursuit, mais aujourd’hui il n’y a plus qu’une Rome, qui est industrielle plutôt que russe ou américaine », estime celui qui renvoie dos à dos le socialisme liberticide de l’URSS et le capitalisme.

« L’organisation unifie le monde, quand libérer l’homme serait multiplier les personnes et les sociétés différentes. En réduisant à un type le milieu, l’individu et la société, l’économie libérale réalise empiriquement et peu à peu l’uniformité que les révolutions totalitaires imposent systématiquement et d’un coup ; et la douceur est parfois plus efficace que la violence. »

Contrôle de l’opinion

L’auteur analyse par ailleurs avec justesse la récupération par le capitalisme des forces qui le menacent, à l’image de la « protection de la nature prise en charge par la caste dirigeante de la société qui la détruit », aujourd’hui connue sous le nom de greenwashing. Certains passages sur l’ « infotainment » sont aussi troublantes :

« Propagande et publicité, en sollicitant nos sens, détournent notre attention. La prolifération des informations devient la source d’une ignorance autrefois provoquée par leur rareté. Et quand par hasard il nous est donné de connaître, l’afflux des connaissances entraîne aussitôt l’oubli. »

Et, plus loin :

« Plus que jamais il y a des opinions impubliables, le monopole des trusts permettant de contrôler l’opinion aussi bien que celui de l’Etat ; la cacophonie médiatisée de l’actualité et des pseudo-débats interdisant de poser les vrais problèmes ».

Léviathan scientifique

30 ans avant les Gafam et la vie guidée par algorithmes, Bernard Charbonneau annonce en outre « une nouvelle industrie » qui se préoccupe de « la psychologie du travailleur et du client (…) toujours pour plus de rendement et de bénéfices ».

« Bien plus que les révolutions politiques totalitaires qui relèvent encore des religions et des idéologies, l’organisation du Léviathan scientifique substituera à l’ancienne société un nouveau tout social fondé sur la reconnaissance et l’exploitation systématique des déterminismes humains. Et si l’ordre arrive à gagner la course sur le désordre, cette révolution se fera sans violence. »

Au système et au chaos, Bernard Charbonneau oppose sans s’appesantir dessus la proposition d’une économie dirigée, tenant compte de l’équilibre du vivant et « soumise à la considération de l’homme, de tous ses besoins physiques ou spirituels ».

« L’accent passerait des moyens économiques aux fins humaines : de la production à la consommation ou plutôt à l’usage, de la puissance et du profit au bonheur, de l’Etat à la personne. Une comptabilité plus complète de l’économie pourrait aider à valoriser l’humain. Tout tort qui lui serait fait entraînerait de lourdes indemnités, comme toute dégradation de la nature. »

Pas le Grand soir, mais un vrai changement de cap.

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