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Qui met des bâtons dans les roulettes des skateurs bordelais ?

Entre riverains et skateurs la tension monte à Bordeaux : ceux-ci revendiquent le droit de pratiquer leur passion, ceux-là se plaignent des nuisances et réclament l’application des arrêtés municipaux anti-skate. La mairie, qui ne veut fâcher personne, enchaîne les 180-flip.

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Qui met des bâtons dans les roulettes des skateurs bordelais ?

« La situation est complexe » lâche Jean-Louis David d’un air excédé. Il est 12h ce jeudi place Pey-Berland et l’adjoint au maire en charge de la vie urbaine fait le compte rendu d’une réunion selon lui « houleuse » sur le skate en ville. Théoriquement interdit dans certains quartiers par arrêtés municipaux, il reste en fait pratiqué par de nombreux jeunes. Et les riverains sont « très remontés »…

Des habitants de la place Pey-Berland, du cours du Chapeau-Rouge et place Michelet, affirmant représenter leurs quartiers, l’ont à nouveau dit à la mairie. En l’absence des skateurs.

Une première réunion avait eu lieu le 15 décembre entre les élus et les représentants des skateurs. Des mesures avaient été proposées par ces derniers pour calmer le jeu, comme la mise en place des créneaux horaires autorisant la pratique du skateboard à certaines heures de la journée. Une idée reprise par la mairie.

Chasse aux sorcières

« Nous sommes contre », déclare Michel Crochet, représentant des riverains de la place Pey-Berland, pour qui ce compromis ne règlera pas le conflit entre riverains de l’hypercentre et amateurs de la planche à roulette. D’un côté, des riverains excédés par les violents claquements des planches, de l’autre, des skateurs qui souhaitent continuer à pratiquer leur passion.

Ces derniers ne comprennent pas « la chasse aux sorcières » dont ils sont victimes, explique à Rue89 Bordeaux Leo Valls figure éminente du skate à Bordeaux (lire ci-contre).

« Je ne comprends pas en quoi le bruit des planches à roulette est plus dérangeant que le celui des camions poubelles ou du tramway en pleine après-midi », déplore-t-il.

Ce jeudi après-midi, suite à la réunion à la mairie, la police a par exemple interpellé plusieurs jeunes, les mettant en garde sans les verbaliser.

Parmi eux, Thomas, 16 ans. Il skate depuis deux ans et a déjà été arrêté trois fois. Après deux passages au commissariat, il est allé au tribunal et attend le verdict prévu pour mars qui déterminera s’il doit ou non payer ses trois amendes de 17 euros. En ce qui le concerne il se dit prêt à respecter des créneaux horaires :

« Pouvoir skater de 14h à 19h, c’est tout ce qu’on demande. Dans les skate-parks c’est impossible de faire quoique ce soit parce-qu’il y a trop de monde, des vélos, des trottinettes c’est la galère, c’est pour ça qu’on vient là. (…) C’est une activité saine, on se défoule, on fait du sport et puis c’est cool. C’est chiant de se prendre des amendes pour ça. »

Sous les feux de la rampe

« J’essaye à chaque fois d’expliquer que si l’on skate en ville et pas dans les skate park c’est justement parce qu’il y a toute une dimension artistique dans la pratique en centre-ville », souligne Léo Valls.

C’est aussi pour le skateur bordelais « un mode de mobilité douce et non polluante qui devrait être encouragé par les pouvoirs public et qui plus est, met en valeur la ville ». Il donne l’exemple du maire de Toulouse : Jean-Luc Moudenc a envoyé une lettre de remerciement à des skateurs qui s’étaient filmés faisant des figures acrobatiques dans les rues de Toulouse, une initiative rendant selon lui « hommage à la ville ». Léo Valls s’est d’ailleurs mis en scène dans des vidéos similaires à Bordeaux :

Le potentiel du skate n’a d’ailleurs pas échappé à la Ville de Bordeaux, un spot de plus en plus reconnu : Florent, responsable de l’association Board O en charge de la promotion du skateboard à Bordeaux, prend l’exemple de l’événement Bordeaux Cité Skate en 2012.

Ce projet visant à faire connaître le monde du skate bordelais au grand public, a été réalisé pendant la semaine digitale 2012 avec le soutien économique et logistique de la Mairie de Bordeaux et d’autres partenaires. Une rampe de skate avait même été installée pendant trois jours sur la place Pey-Berland ! Un comble quand on pense à la situation aujourd’hui…

Les riverains partent en freestyle

Michel Crochet, retraité de 72 ans, habite justement place Pey-Berland, où les choses ont selon lui « vraiment commencé à déraper au printemps dernier », notamment suite à la réouverture après des années de travaux du Collège Cheverus, à quelques mètres de la place :

« A 7h30/8h les premiers collégiens arrivent skate à la main… Bim ça commence ! Puis à l’heure du déjeuner, puis à la sortie des classes vers 16/17H, et ça ne s’arrête pas là, il y en a d’autres qui prennent le relais ensuite. C’est IN-FER-NAL, on en peut plus. »

Une exaspération que partage Etienne Renault, 53 ans, et présent aussi ce jeudi à la réunion de la mairie. Résidant cours du Chapeau-Rouge, il a préféré déménager aux Chartrons vendredi dernier, car il ne supportait plus le bruit des planches.

Michel Crochet vit lui toujours au deuxième étage, précisément au dessus d’un des bancs favoris des amateurs de freestyle, et ses fenêtres n’ont pas de double vitrage…

« C’est une place historique, les bâtiments sont classés, on ne peut pas faire de travaux et il n’y avait pas de double vitrage à l’origine, ça n’arrange évidemment rien au problème », précise-t-il.

Bordeaux Cité Skate, en 2012, place Pey-Berland (David Manaud/DR)
Bordeaux Cité Skate, en 2012, place Pey-Berland (David Manaud/DR)

A bout, il a donc lancé une pétition au nom des riverains de Pey-Berland, signée par une cinquantaine de personnes, et envoyée à Alain Juppé. Ils demandent le respect des arrêtés municipaux qui ont été pris successivement pour interdire le skate dans plusieurs quartiers du centre, comme l’explique Jean-Louis David :

« A un moment c’était la place Fernand-Lafargue, puis le cours de Chapeau-Rouge, puis la place Pey-Berland… A chaque fois qu’on prend un arrêté d’interdiction pour un lieu, ça règle le problème quelque temps car les skateurs vont ailleurs, et puis ça recommence. On pensait avoir résolu le problème en créant le Skate Park des Chartrons, mais j’ai pris conscience depuis que ce n’est pas pareil de skater en ville et dans un skate park. »

Aussi, l’adjoint au maire conclut « qu’on ne peut pas sortir le skate de la ville non plus » : « Il faut permettre une cohabitation apaisée, c’est un problème global de vivre ensemble ».

« Hypocrisie »

Cette position ambiguë ne manque pas d’agacer les deux parties prenantes du conflit. Si les riverains râlent contre des élus « déconnectés de la réalité » et « sous-estimant l’état d’exaspération ambiant », les skateurs quant à eux ne comprennent pas « l’hypocrisie de la mairie » qui à la fois utilise le skate pour promouvoir le rayonnement de la ville quand « ça l’arrange » et en réprime la pratique sous la pression des riverains.

En effet, comment comprendre la position d’Alain Juppé qui a signé les arrêtés interdisant la pratique du skate sur certaines places mais défend les skateurs lors du Conseil de quartier affirmant qu’ils « ne sont pas des voyous » ?

Aujourd’hui, vingt-trois places et rues de Bordeaux font l’objet d’un arrêté interdisant « la pratique de la planche à roulettes, dite skateboard », dont la place de la Comédie depuis 2007, la place Pey-Berland depuis 2008, le cours du Chapeau-Rouge depuis 2009, les places Puy-Paulin et Fernand-Lafargue depuis 2014.

Le problème, c’est que la plupart des skateurs ne sont pas au courant de cette réglementation, et les panneaux de signalisation restent peu nombreux et peu visibles. Les skateurs, qui déplorent le nombre croissant de verbalisation en pleine journée, aux heures où défilent les bus et les camions poubelles, dénoncent une forme de stigmatisation :

« C’est terrible ce qui se passe, dénonce Florent. Les jeunes skatent cinq minutes sur une place et partent à toute vitesse dès qu’ils voient les policiers, c’est même dangereux, imaginez si un tram passe à ce moment là… On a l’impression d’être devenus clandestins, alors qu’on veut juste vivre notre passion. »

Ban public

Les riverains estiment au contraire que les effectifs de policiers disponibles sont insuffisants pour veiller au respect des interdictions, les arrêtés ne servant selon Michel Crochet qu’à « mettre en sourdine le problème » :

« C’est du grand Juppé ça, on ne froisse personne, tout en douceur, mais en fin de compte personne n’est satisfait ! »

Même les élus en charge du dossier peinent à s’accorder. Si Jean-Louis David, l’adjoint en charge de la vie urbaine, affirme que la police n’intervient que lorsqu’elle est appelée, Laurence Dessertine, maire adjoint du quartier centre, déclare quant à elle que des brigades veillent au respect de la tranquillité publique, de jour comme de nuit.

Elle assure également que des mesures ont été prises afin de faire respecter les arrêtés en vigueur, notamment en mettant des « obstacles » aux skateurs comme sur la place Puy-Paulin pour qu’ils ne puissent plus la dévaler à toute vitesse. Il était aussi question de réaménager les bancs de la place Pey-Berland afin d’empêcher les skateurs de glisser dessus, mais l’architecte chargé de l’aménagement de la place n’a pas voulu (lire ci-contre).

Qui veille à l’application des arrêtés ? Jean-François Garnier, policier municipal, en charge de la proximité, dirige une cinquantaine de fonctionnaires qui travaillent de 6h à 3h30 du matin 7 jours/7. Il affirme avoir mené un travail de sensibilisation :

« On ne s’est pas mis à verbaliser du jour au lendemain. Encore aujourd’hui les policiers agissent et réagissent en fonction des skateurs, ils ne verbalisent pas systématiquement. »

« Pas des délinquants »

Dans ce cas précis, il s’agit d’une contravention de troisième classe, s’élevant en moyenne à 68 euros. Lorsque le contrevenant est mineur, l’amende est adressée aux parents, les majeurs sont eux directement verbalisés. Jean-François Garnier précise que les agents se déplacent quand ils sont appelés par des riverains mais ne tournent pas en permanence sur les lieux en question.

« Les skateurs ne sont pas des délinquants, il n’y a jamais eu de problèmes ou d’interpellation lors des verbalisations, la plupart du temps ce sont des mineurs, et c’est en pleine journée », explique-t-il.

Il est donc selon lui important de relativiser ce problème de nuisance, et non de délinquance, et qui concerne une vingtaine de personne, sur un périmètre très restreint.

« Je comprends l’agacement des riverains, vraiment, poursuit Jean-François Garnier. Mais il y a des problèmes beaucoup plus graves d’agressions ou de trafic de stupéfiants et j’ai besoin d’effectifs pour gérer cela. »

Electrons libres

Si Léo Valls et Florent affirment vouloir discuter et négocier des créneaux horaires pendant lesquels les skateurs pourraient pratiquer en toute légitimité, Michel Crochet ne croit pas à un tel cas de figure :

« Pourquoi accepteraient-ils cela et comment voulez vous que cela fonctionne ? Il ne s’agit pas d’un groupe fédéré, il y a plein d’électrons libres et puis soyons réalistes : ce qu’ils aiment c’est transgresser. Soit la mairie fait respecter la loi, soit on s’en va, et je pense que je ne serai pas le seul. »

Pourtant Michel a habité dans le 9e arrondissement de Paris, rue Saint-Lazare, entre les Galeries Lafayette, le métro, les bus, mais « c’était différent, c’est un bruit auquel on peut s’habituer, là c’est autre chose… ce claquement ». Michel paraît à bout, et fait défiler photos et vidéos sur son téléphone :

« Vous voyez, là, c’est en plein milieu de la nuit, ils sont au moins huit et ils s’élancent à tout de rôle sur le banc. Et pendant ce temps là il y en a un derrière qui jongle avec sa planche, c’est infernal quand même. »

Oreilles de cochon

Ancien homme d’affaires et spécialiste en communication, notre homme a fait ses propres recherches sur l’univers des skateurs afin de « décoder leur jargon » et de dialoguer avec ses interlocuteurs. Il a même lu un mémoire écrit par un élève de M2 sur le skateboard, et nous livre son analyse toute personnelle du milieu des skateurs :

« Il y a d’un côté les petits voyous, pas méchants, qui veulent juste rouler des mécaniques, eux il suffit de les intimider et c’est réglé. Et puis, il y a les fils de bourgeois, eux c’est plus difficile car ils ne sont pas habitués à ce qu’on leur dise non. Sans tomber dans une psychologie de comptoir, ils sont plus durs en affaires que les autres, avec eux il faut dialoguer, montrer qu’on n’est pas “un gros con” comme ils le pensent souvent et qu’on sait de quoi on parle, d’où l’importance de maîtriser leurs termes ! (…) Il y a aussi des riverains qui racontent qu’ils se sont fait plaquer contre des murs, agripper au cou… Personnellement, il ne m’est jamais rien arrivé. »

La situation s’envenime parfois. Certains riverains ont commencé à mener une chasse aux skateurs avec leurs propres moyens, en installant des « obstacles » sur leurs parcours. Sur une photo, Michel montre des « ear pigs » (« oreilles de cochons », en anglais, des protections anti-skate ou anti-SDF posées sur les murs et les bancs, NDLR). Elles ont été confectionnées par des riverains sur les marches de la place Puy-Paulin pour empêcher les skateurs de prendre de l’élan.

Une prochaine réunion devrait avoir lieu avant la fin du mois. Il s’agit cette fois de réunir skateurs et riverains afin d’établir un dialogue. « Chacun doit y mettre du sien et coopérer afin de faire avancer la situation », a déclaré ce matin Jean-Louis David. Il y a du pain sur la planche.


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