« On imagine, une fois la personne sortie de la rue et logée dans un appartement, que tout va bien se passer, qu’elle va refermer ses blessures et retrouver une vie normale. C’est plus compliqué que ça. Il y a un temps de doute et d’appropriation très long. »
Ce constat d’Anaïs Cadilhon est mis en image dans son documentaire « Et maintenant les cimes », dont la première projection a lieu ce lundi à Bordeaux (voir encadré). Après avoir mené des recherches sur le « sans logisme » des femmes dans le cadre de son master en anthropologie, elle présente un second volet consacré à la vie de ces femmes qui ont trouvé un logement après une longue errance dans la rue. Et la chercheuse bordelaise se pose la même question : quel regard portent ces femmes sur elles-mêmes ?
Dans un premier temps, en 2014, le résultat a fait l’objet d’exposition de photographies, Anaïs Cadilhon avait confié des appareils photo jetables à six femmes dans la rue qui ont rapporté des images de leur quotidien. Trois ans plus tard, c’est par un documentaire de 53 minutes que le quotidien de deux femmes ex-SDF est transmis. Elles sont munies d’un caméscope avec pour seule directive de filmer des bribes de leur nouvelle vie.
Ainsi, Anaïs Cadilhon voulait voir « ce qui se passe derrière la porte ». De février jusqu’à fin octobre 2017, Elina et Jaky ont filmé ce qu’elles voulaient : des moments seules, des moments en compagnie, des détails de leurs intérieurs ou les paysages par les fenêtres… « tout ce qu’elles voulaient bien dévoiler » :
« J’ai eu des rendez-vous avec elles de manière régulière pour les mettre en confiance et à l’aise devant et avec la caméra. Ensuite, elles étaient libres. »
Dans l’ombre
Pour celles qui ont longtemps vécu sous le regard souvent indifférent de la société, il n’était pas toujours très simple de se confier avec ou face à une caméra. Dans le film, Jaky explique :
« Il faut du temps avec ça. Au début je ne l’aimais pas beaucoup, elle me faisait un peu peur. […] Maintenant, ça va mieux parce que je peux la contrôler et c’est moi qui décide de ce qui va rentrer dedans. […] Elle te permet de te mettre en avant. »
Car, interrogée par Rue89 Bordeaux, Jaky avoue ne pas être « quelqu’un qui met sa vie en avant comme ça » :
« Ma vie est souvent dans l’ombre et pas dans la lumière. Si j’ai accepté ce projet, c’est pour dire que nous ne sommes pas les derniers, il y a encore des gens dehors. […] Dans la rue, on sait tous qu’il y a une solution, mais on a du mal à la trouver, à tomber sur la bonne personne qui peut nous donner une chance. Il faut tenter et persévérer ensuite. Ce n’est pas gagné en une journée. J’ai réussi au bout de 4 ans (après avoir vécu à la rue de 2005 à 2008), après avoir voulu oublier qui j’étais ».
La frontière
Cette nouvelle vie fut tout aussi difficile à construire pour Elina. En manque de repères, elle dit se sentir mieux dans son appartement actuel de 19 m2 que dans le premier de 37 m2. Car « il ne faut pas oublier que dans la rue, la nuit surtout, on cherche des petits espaces pour se protéger ».
Mais ce qui lui sera le plus difficile à définir, c’est la « frontière avec la rue ». « Cette frontière se fait par la porte » dit-elle. Comme si elle avait encore du mal à la comprendre, « la rue est parfois rentrée chez moi » :
« Quand on a été 15 ans sans domicile fixe, on est marqué à vie. […] C’est pour ça qu’il y a tant de personnes, on a beau leur donner un logement, elles n’arrivent pas à le garder. C’est impératif qu’elles soient accompagnées pour qu’elles puissent s’approprier le logement, et pour qu’elles puissent penser que être chez soi, c’est pas comme être à la rue. »
Trois regards
Toujours en mouvement, Elina filme ceux qui l’entourent, ceux qui ont souvent partagé son expérience de la rue. Elle filme le miroir qu’elle a eu du mal à accepter, elle filme aussi ses pas sur le trottoir ou la pluie par la fenêtre de son appartement. « J’adore le bruit de la pluie. Surtout quand on le vit de chez soi. […] Alors que dans la rue, c’est le pire ennemi. »
Jaky, elle, pose sa caméra contemplative. Elle raconte ses notes accrochées au mur, ses photos de jeunesse, ou la vue des cimes des arbres de sa fenêtre comme une revanche pour celle qui a vécu longtemps cachée dans les buissons.
Le troisième regard, celui d’Anaïs Cadilhon, s’ajoute pour rassurer les deux femmes. Même si Elina a franchi de nombreux pas qui l’ont menée tantôt vers le théâtre, tantôt vers l’écriture, tantôt au sein d’une émission radio, elle continue à chercher sa « frontière » au point de toujours dormir la porte ouverte. Pour Jaky, qui pensait « ne plus servir à rien », elle travaille avec « ceux qui sont dans la rue et la précarité ». « C’est pour donner ce qu’on m’a déjà donné. »
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