Cinquième département français, la Gironde talonne la Charente au pied du podium des départements qui ont la côte chez les auteurs et autrices de bande dessinée. C’est donc en voisins qu’une partie des 150 dessinateurs, scénaristes et coloristes girondins, pour la plupart bordelais, font le déplacement à Angoulême pour quatre jours de festivités.
Parmi eux, Marion Duclos. Dans son sac elle glissera un bon roman pour bouquiner dans le train. En ce moment, c’est Karoo de Steve Tesich (initialement paru en France chez un éditeur bordelais). Du programme des expositions elle sait déjà qu’elle ne loupera pas la rétrospective sur Emmanuel Guibert ni les expositions de la Maison des peuples et de la paix. Celle-ci propose chaque année « des rencontres avec des artistes engagés, encadrées par des bénévoles adorables avec cette atmosphère qui fait du bien au milieu de l’effervescence du festival : c’est calme !» rigole Marion Duclos.
Elle n’oubliera pas non plus un carnet de croquis pour esquisser une bouille qui lui revient lorsque les allées se vident de visiteurs.
« Je repère les coupes de cheveux, les tenues vestimentaires, notamment celles des adolescents. Parfois, je dessine quelqu’un juste parce qu’il a l’avantage de ne pas trop bouger, sourit Marion Duclos en feuilletant l’un de ses jolis carnets reliés. Lorsque j’ai commencé je croquais tout et tout le temps, chez le docteur, en manif, dans le bus, je voulais capter la gestuelle, mieux savoir dessiner le hasard », explique la jeune femme.
Entre une vue de la cathédrale Saint-André, une terrasse aux capucins, une forêt de pancartes contre la réforme des retraites où « les drapeaux ont l’air de se promener en même temps que les gens », les trognes sont là, couchées sur le papier, tantôt sympathiques, tantôt grimaçantes, avec un dynamisme dans le trait qui ferait oublier qu’elles ne sont pas vivantes. On voudrait les faire parler, leur inventer un prénom, une vie, une passion.
Road trip d’un Républicain
Ça tombe bien, ça, Marion Duclos le fait très bien. Elle a publié Ernesto, en août dernier, chez Casterman. Ernesto, c’est le nom de l’album, mais aussi celui de son héros, un ancien républicain espagnol exilé en France aujourd’hui grand-père qui veut retourner à ses racines.
Ce road-trip sur les routes de France et d’Espagne est un voyage dans le temps, pour revivre le passé d’Ernesto. Il n’est plus tout jeune et son dernier séjour à l’hôpital lui a laissé un goût amer, celui de n’être jamais retourné là d’où il vient, dans son pays natal : l’Espagne. Lui qui a perdu sa jeunesse, volée par le franquisme, qui a perdu aussi l’amour de sa vie au cours de sa fuite vers la France.
Il voulait attendre que Franco meure pour y retourner. Ceci fait, plus rien ne le retient. Il veut revoir ces oranges « grosses comme des melons, les melons doux comme du miel »… alors il embarque à bord de la minuscule voiture de son ami, une vespa 400 de 1957, un bolide jaune tellement petit que c’est dur d’en sortir quand on a mal partout. Mais l’automobile roule, cahin-caha, et nous fait prendre doucement la route des souvenirs.
« La meilleure amie de ma mère est fille de républicain espagnol, son compagnon aussi, raconte Marion. Quand j’étais enfant il y avait un grand-père que j’appelais Yayo comme tous les enfants, mais je ne savais même pas ce que ça voulait dire ! Sur le tard j’ai commencé à leur poser des questions sur ce qu’ils avaient vécu. On pouvait en parler avec eux, car ils transmettaient beaucoup, tandis qu’en rencontrant d’autres personnes j’ai réalisé que la parole avait parfois du mal à se libérer pour différentes raisons, la souffrance, la peur de transmettre des choses aussi difficiles, l’envie de s’intégrer à tout prix aussi parfois ».
« Je dessinais comme un pied »
C’est l’envie de raconter ces parcours de réfugiés qui a poussé Marion Duclos, jeune diplômée d’hydrobiologie, à se consacrer à sa passion pour le dessin. A 25 ans elle cesse de visiter les rivières de France, entame une reconversion professionnelle et intègre l’école bordelaise ESMI pour deux ans.
« Je dessinais comme un pied, j’avais du mal à appréhender la perspective, l’anatomie, je manquais de technique».
Elle participe ensuite à des recueils illustrés de chansons de Brel, de poèmes de Victor Hugo, ou des fables de La Fontaine. Puis, elle signe en 2015 le funambulesque Victor et Clint, un Far West imaginaire où Victor, pré-ado, devient Clint lorsqu’il dégaine son Stetson. L’enfant qui n’en est plus vraiment un, explore ce petit coin d’Amérique, plus accueillant que son vrai chez-lui.
En 2017, le projet d’Ernesto voit le jour chez Casterman après un long travail de recherches, de rencontres. Elle effectue notamment une résidence au Château Mauriac, dont elle est lauréate.
« Je voulais transmettre cette histoire de la guerre d’Espagne dans la douceur, de la même façon que ça m’avait été transmis dans mon enfance. »
L’album honore la vie sans renier le passé. Pour cela il prend son temps, on découvre la famille d’Ernesto, ses amis. Tous s’attablent pour un long repas, dans un resto caché derrière les Capucins. Un repas où le vin et les sourires font renaître les souvenirs. Ils évoquent les combats en Espagne, l’exode vers la France, les camps dans lesquels ils ont été parqués à leur arrivée, le froid, la faim.
Des Capus à Bab-el-Oued
La bande dessinée n’est pas professorale, ce sont juste de simples témoignages d’espagnols exilés, qui déplorent d’oublier leur langue natale mais la retrouvent facilement pour se dire des mots d’amitié… et parfois aussi pour se disputer.
Désormais, Marion Duclos travaille à recueillir une autre parole, celle des Algéroises. Avec la romancière Laurence Vilaine, elles préparent un court-métrage d’animation sur ces femmes rencontrées par cette dernière lors d’un atelier d’écriture.
« À son invitation elles ont changé de cadre pour aller écrire sur la plage de Bab-el-Oued, à Kitani dans un sentiment de gêne, mêlé au défi. De retour dans l’atelier, elles se sont confiées, osant fumer, s’interrogeant sur leur place dans l’espace public, sur leur façon d’être là. »
Le jour de notre rencontre, Marion Duclos reçoit un SMS un peu chafouin du scénariste et dessinateur Denis Vierge, l’un de ses camarades d’ateliers : accaparée par sa tournée promotionnelle, elle n’a pas toujours le temps d’aller travailler dans cet espace de travail partagé, à St Michel qui accueille une dizaine d’artistes comme Mehdi Beneitez, Sylvain Havec, Nicolas Dumontheuil, Jérôme Alvarez, Nicolas Witko… Bref, peu de femmes dans cet atelier. « Peu de femmes tout court d’ailleurs dans ce milieu-là !» tranche Marion, qui s’interrogeait au début de notre entretien, sur la dénomination qu’elle souhaitait employer pour désigner sa profession… Auteur ? Auteure ? Autrice ?
« Par habitude je dis auteure, mais je n’ai pas d’excuses ! Autrice est un mot qu’il faut oser se réapproprier. C’est en l’utilisant qu’on y parviendra. Les gens le trouvent moche mais c’est une bête habitude liée au fait qu’on ne le prononce jamais. Mais on dit bien actrice, institutrice, lectrice non ?! » martèle la jeune femme.
Un tiers des auteurs sous le seuil de pauvreté
« C’est intéressant de voir comment on façonne la pensée avec le langage… » souffle Marion Duclos avant de ressortir les dernières statistiques des États Généraux de la Bande dessinée, concernant les revenus des auteurs et autrices : en 2016, en moyenne, les hommes gagnaient 28 000 euros par an, contre 16 000 euros pour les femmes… 50% des autrices vivaient sous le seuil de pauvreté contre 42 % en 2012. En 2016 les auteurs étaient 32 % à vivre en dessous du seuil de pauvreté, deux points de plus que quatre auparavant… Ils ont lancé une pétition en ligne.
Dans la bande, pour les femmes comme pour les hommes, la précarité s’accentue alors que le milieu de l’édition est en pleine forme. Un paradoxe auquel est venu s’ajouter une compensation provisoire prévue pour un an, pour les artistes et auteurs, suite à la hausse de la CSG pour l’ensemble des actifs et des retraités… Mais après ?
« Ce n’est pas un portrait très heureux que je fais du métier, se reprend soudain Marion Duclos qui poursuit, inquiète :
« Un journaliste spécialiste de BD m’a suggéré qu’au lieu de publier un album tous les quatre ans il faudrait que j’en sorte un par an pour réussir à rester dans la course. Mais avec cette surproduction de BD, personne ne s’y retrouve : les auteurs ne vivent pas ou peu de leur travail et dans les grosses maisons, les éditeurs sont pressés comme des citrons. Ils doivent suivre beaucoup d’auteurs et de projets à la fois et même si certains livres leur tiennent à cœur, ils n’ont pas le temps de le défendre comme ils le voudraient… Un livre en chasse un autre. Les libraires sont transformés en magasiniers obligés de faire des entrées et sorties de titres très souvent… Résultat ? Un de mes albums s’est retrouvé en rupture de stock six mois après sa sortie, d’autres livres sont renvoyés aux éditeurs, pour qui cela coute moins cher de les mettre au pilon que de les stocker. »
Des albums colorés toujours plus nombreux à papillonner derrière les vitrines des librairies, malgré des durées de vies qui raccourcissent : voilà le décor d’un milieu en pleine ébullition, où la création se fait grignoter les ailes par l’injonction à produire, toujours plus et toujours plus vite pour rester dans la course… C’est pour dénoncer cette situation qui s’aggrave que Marion Duclos rejoindra après sa journée de dédicace la manifestation prévue samedi à 18 h 30 devant le théâtre d’Angoulême.
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