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Le tour du « Monde au singulier » explore les créations de jeunes autistes

Formidable exposition itinérante, « Le Monde au singulier » fait escale à l’Espace Saint-Rémi à Bordeaux. Initiée par l’association TEAdir-Aragon et sa cousine française la Main à l’oreille, elle présente pour la première fois le travail d’une trentaine de jeunes autistes – y compris girondins, dont Aristide Boudé, que Rue89 Bordeaux a rencontré.

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Le tour du « Monde au singulier » explore les créations de jeunes autistes

Le guépard Flocon se dresse contre les créatures de la terre flamboyante pour défendre les siens, dévorant un rhinocéros, ou défiant un lion. De ses nombreux croquis et recherches sur les animaux de la savane africaine, Aristide Boudé a fait un storyboard. Puis ce jeune homme de 19 ans a ajouté sa propre musique, composée sur tablette, et sa voix pour raconter l’ « Aventure africaine ».

Ce film est présenté actuellement à l’espace Saint-Rémi, avec les œuvres d’une trentaine de jeunes autistes français, belges, italiens et espagnols. L’exposition itinérante « Un monde singulier », créée en 2015 à Saragosse par l’association TEAdir-Aragon (TEA pour troubles du spectre autistique), a fait un petit tour d’Europe, collectant à chaque étape les créations d’artistes locaux.

Seul moyen de liberté

L’étape de Bordeaux a été montée avec La Main à l’oreille, association de parents conçue selon son cofondateur Marc Langlois « pour écouter ce que les autistes ont à nous dire », notamment à travers les pratiques artistiques. Et l’espace Saint-Rémi recèle des pépites d’art brut – au sens où chaque jeune qui expose ici, « crée spontanément et intuitivement, indépendamment des critères esthétiques conventionnels, pour mettre de l’ordre dans la réalité, construire ses propres connaissances ou pour montrer ses propres mondes intérieurs ».

On peut ainsi découvrir les incroyables personnages dessinés au Bic par Lucile Notin-Bourdeau – au rythme de 50 à 200 images par jour ! –, les sculptures en fil de fer d’Alessandro Menegazzi… Et voir des fenêtres s’ouvrir sur leurs angoisses : celle d’Etienne Guaquière pour les manèges de parc d’attractions, reconstitués dans ses collages, ou celle d’Enzo Schott pour les inondations.

Lucile Notin-Bourdeau

Parmi les artistes girondins, citons les peintures très « picassiennes » d’Antsa, créées à la Demi-Lune, l’hôpital de jour de Villenave-d’Ornon ; les complexes constructions Lego d’Adam (9 ans), accueilli au Jardin d’enfants de Bellefonds, à Artigues, ou encore les dessins de Louis Magister, qu’on croirait échappés d’un manga.

« Il dit du dessin que c’est son seul moyen de liberté et d’expression qui l’apaise et met son imagination en arborescence », indique le panneau présentant ce garçon hyperactif, actuellement au centre Montalier (Saint-Selve).

« Même à la maternelle, on n’en voulait pas »

Pour certains autistes qui ne parlent pas, la peinture et le dessin sont même les seuls modes de communication avec le monde extérieur. Aristide a quant à lui déployé plusieurs formes d’expressions, et une salle de l’espace Saint-Rémi est consacrée à son travail : autoportraits tourmentés dessinés lors de sa période à Séglas, une unité de l’hôpital psychiatrique de Cadillac où il a passé 9 mois très difficiles ; scènes de Jurassic Park recomposées avec des Playmobils, puis photographiées ; ou encore un tableau peint à quatre mains avec son père Olivier (dont plusieurs toiles sont aussi exposées), et dans lequel un loup-garou menace une madone, protégée par d’autres êtres fantastiques.

Olivier et Aristide Boudé avec leur tableau peint à quatre mains (SB/Rue89 Bordeaux)

« Notre famille baigne dans un univers artistique, et c’était évident que ces outils allaient nous servir, explique Bérengère, la maman d’Aristide. J’ai moi-même une formation de styliste, je fais de la couture et du graphisme. Tout petit, Aristide avait un intérêt pour les dinosaures. Alors on a fait des masques, des costumes… Tout était prétexte à développer sa motricité, son autonomie, son intérêt… C’est un mode d’échange et de communication entre nous. »

Car Aristide n’est jamais allé à l’école – « Même à la maternelle, on n’en voulait pas », souligne sa mère.

« Dans son parcours, il n’a fait que de l’hôpital de jour. Je lui faisais la classe à la maison. A l’école, de toutes façons, il y a du bruit, du monde, la nécessité de rendre des choses. C’était trop compliqué. »

Bérengère a dû renoncer à sa carrière pour s’occuper de son fils – elle travaille actuellement 10 heures par semaine dans un magasin, « mais 5 fois plus à la maison », sourit-elle.

« Sans regret : il fallait donner du temps mais pour moi c’était évident et naturel. C’est une vie créative riche qui ouvre d’autres champs. On s’attache beaucoup aux détails, on s’attarde sur des petites choses. Quand on se promène dans les bois, on ne voit pas la forêt, on voit chaque arbre. C’est ça, l’autisme. »

Aller au fond des choses

Partir des intérêts obsessionnels de jeunes autistes comme « Aris » – « où vivent les animaux d’Afrique ? dans quels écosystèmes ? et quels pays du continent ? » –, cela permet « d’arriver aux connaissances qu’on acquis les enfants d’autres façons », considère Olivier.

Et il relève que quand son fils s’empare d’un sujet, « il va au fond des choses ». Ainsi, grâce à sa tablette, Aristide s’est par exemple initié à la musique, et a acquis une connaissance encyclopédique des animaux mythologiques qu’il aime dessiner.

« La méduse a le pouvoir de pétrifier quelqu’un en le changeant en pierre, explique-t-il. J’aime le physique des personnages. »

Le jour de notre visite dans la maison familiale des Boudé, à Léognan, Aristide nous présente un de ses grands cahiers, page par page. Le grand garçon y a reproduit des créatures inquiétantes aux noms exotiques – hippogriffe, satire, manticore…

Dessin d’Aristide Boudé

Mais sa nouvelle passion c’est les dragons : il a imaginé sept familles – les rokailleux, les marins, les traqueurs… -, composée chacune de plusieurs espèces aux noms poétiques – le bélier muské, le pognon trancheur, l’urgazolus… –, des plus sympathiques aux « très dangereux ».

Les yeux planqués sous ses longs cheveux, Aristide est en revanche plutôt taiseux lorsqu’on parle de lui. Mais Bérengère et Olivier nous informent qu’il est rarement aussi avenant avec une personne inconnue, et peut s’enfermer dans sa chambre s’il y a du monde.

« Il a envie de montrer ce qu’il fait, indique Bérengère. Il a participé l’an dernier à une restitution, et cela lui a bien plu d’attirer l’attention. C’est nouveau. »

Le Nom lieu

Son film, « l’Aventure africaine », a en effet été présenté au Rocher de Palmer avec d’autres créations du Nom Lieu, également fondée par Marc Langlois (par ailleurs co-président d’Aquinum, structure fédérant des professionnels du numérique en Aquitaine). C’est une émanation de la Main à l’oreille, la première association à laquelle les Boudé, plutôt méfiants envers les institutions, on rejoint il y a 4 ans – « Pour son état d’esprit ouvert sur la créativité, loin de ce qu’on avait croisé jusqu’ici de larmoyant », souffle Bérengère.

« Nous voulons faire entendre une autre voie sur l’autisme, expose Marc Langlois. Les personnes atteintes par un TSA sont aussi des êtres humains, et nous voulons défendre leur place dans la cité. »

Il évoque ainsi ces enfants autistes rejetés des squares par des parents prenant peur pour leurs rejetons, ou simplement le droit pour les ados de sortir entre eux, sans autre chaperon qu’un jeune accompagnateur de l’asso. Le Nom Lieu a une autre ambition : transformer les talents des autistes en compétences professionnelles valorisantes.

A l’espace Saint-Rémi, Marc Langlois nous montre ainsi les paysages de Jean-Sébastien Calmels, exclusivement faits de panneaux routiers.

« Il sait repérer les incohérences du code de la route, et j’aimerais le mettre en contact avec une start-up bordelaise qui travaille précisément là dessus. Les autistes ont un œil très affuté pour voir les détails, et ne supportent pas les incohérences. C’est pourquoi des entreprises informatiques américaines embauchent des autistes pour repérer les erreurs dans les lignes de code. »

Le Monde au Singulier a peut-être d’ores et déjà ouvert des portes à certains de ses exposants, dont des visiteurs ont (ou veulent) acheter des toiles. L’exposition est visible jusqu’au 6 octobre prochain, l’entrée libre.


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Photo : SB/Rue89 Bordeaux

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